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Partis travailler dans les pays du Golfe, pour le meilleur et pour le pire

Reportage · Chaque année, des milliers d’Africains et d’Africaines prennent la route pour tenter leur chance dans un des pays du Golfe. S’ils y trouvent du travail, ce qui leur permet de faire vivre la famille restée au village, certains y subissent également des conditions de vie inhumaines, comparables à une forme moderne d’esclavage. Récit en images au Kenya et au Soudan.

Mwanza Mungiri, 51 ans, regrette d’avoir laissé partir sa fille dans le Golfe.
Sebastian Castelier / Afrique XXI

Affronter un parcours migratoire semé d’embûches est le prix que sont prêts à payer de nombreux travailleurs africains qui veulent voir, dans les emplois des pays du Golfe, une échappatoire à un contexte économique local difficile. « J’ai travaillé comme superviseur de plomberie pour la municipalité d’Abu Dhabi [...] Mon mariage a été financé par l’argent émirien, ma maison aussi et à mon retour, j’ai pu avoir la petite boutique de vêtements que je tiens désormais dans le village. J’aime les Émirats arabes unis autant que j’aime le Soudan. C’est comme si mon père était Émirien et ma mère Soudanaise », résume Yousif Alhaj Ali.

L’homme a quitté Tannoob, une ville située au sud de Khartoum, en 1982, à l’âge de 16 ans. Il n’est revenu dans son village natal, accompli, que 37 ans plus tard. Comme lui, environ 500 des 4 000 habitants de ce hameau situé à quatre heures de route de la capitale soudanaise travaillent aux Émirats arabes unis, en Arabie saoudite ou au Qatar. L’argent du Golfe envoyé par les migrants est une manne inespérée.

Mais la migration vers le Golfe, source de bénéfices économiques « inimaginables » (un terme utilisé par de nombreux migrants interrogés durant cette enquête), comporte également son lot de souffrances qui ravivent le tabou de la traite négrière arabe, conduite par des marchands d’esclaves omanais jusque dans les premières décennies du XXe siècle. « Les enfants saoudiens m’appelaient “le noir” quand je visitais les magasins. Les parents et les grands frères leur ont appris que les hommes noirs sont sauvages, violents, pauvres, ignorants, se remémore Mohammed Hassan, un Soudanais de 44 ans qui a travaillé dans le marketing en Arabie saoudite entre 2006 et 2017. Nous gardons ces histoires pour nous. Pas besoin de les partager avec les membres de notre famille. Je suis déjà blessé, je ne veux pas voir mon père et ma mère ressentir la même douleur, alors je me tais. »

Sur les rives du lac Victoria, des revenus insuffisants

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Sur les rives du Lac Victoria, au Kenya, l’activité de pêche, autrefois source d’emplois, périclite (même si le lac fournit encore des emplois directs à plus de 800 000 personnes). En cause : la raréfaction des stocks de poissons causée par la surpêche et la pollution des eaux du lac par l’industrie caféière et théière. Une situation que les agents de migration exploitent pour offrir à une population en croissance rapide des postes d’employées de maison dans les pays du Golfe. « Je suis le principal gagne-pain de la famille, mais mon revenu n’est pas suffisant pour survivre, déplore Mary Anyango, mère de sept enfants et vendeuse de poissons à Dunga, un village situé sur les rives kényanes du lac Victoria. C’est la raison pour laquelle ma fille de 26 ans a émigré en Arabie saoudite en janvier 2021. Elle travaille comme employée de maison pour une famille saoudienne et gagne 28 000 shillings kényans (250 dollars) par mois - environ cinq fois ce que je gagne en vendant du poisson frais sur le marché local ».

Un modèle économique basé sur les migrants

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Les États du Golfe, riches en ressources pétrolières et gazières, importent une main-d’œuvre étrangère peu onéreuse pour faire tourner leurs économies. La région enregistre l’une des proportions de non-nationaux sur le marché du travail parmi les plus élevées au monde, à l’image du Qatar où, en 2019, selon l’ONG Human rights watch, 95 % de la main-d’œuvre était composée de travailleurs migrants. Principalement originaires d’Asie et d’Afrique, 30 millions de ressortissants étrangers forment l’épine dorsale des économies du Golfe, occupant des postes variés : chauffeurs de taxi et livreurs, médecins et banquiers, serveurs et employés de maison, ou encore électriciens et plombiers. Le Kenya estime à 100 000 le nombre de ses citoyens employés dans le Golfe - d’autres sources évoquent le chiffre de 300 000. Entre 2014 et 2017, le gouvernement kényan a interdit aux agences de recrutement privées d’envoyer des travailleurs domestiques dans les six États du Conseil de coopération du Golfe en raison de rapports faisant état de traitements inhumains. La situation s’est débloquée après la signature avec les Émirats arabes unis, le Qatar et l’Arabie saoudite, d’accords bilatéraux de migration de main-d’œuvre, l’accréditation de 65 agences de recrutement et l’obligation d’une formation préalable au départ. « Avant, les femmes se rendaient dans le Golfe sans formation préalable. Les choses ont changé, elles suivent désormais un cours avant d’émigrer », indique Stephanie Wacuka, responsable de formation à l’East African Institute of Homecare Management, un centre de formation de Nairobi.

« Je me sens si mal »

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Mwanza Mungiri, 51 ans, regrette d’avoir laissé partir sa fille. « Zainab a fui son premier patron, la charge de travail était trop intense : sept jours sur sept, jour et nuit, et en plus elle était mal traitée. Maintenant, elle travaille pour une autre famille, mais le premier employeur détient son passeport et refuse de le lui rendre, alors j’ignore comment elle pourra quitter le pays pour revenir à la maison », témoigne-t-il. Illégale, la confiscation des passeports est pourtant une pratique courante dans le Golfe. Entouré de sa famille, dont les membres sont eux aussi rongés par l’angoisse de ne plus jamais revoir Zainab, l’homme l’appelle pour prendre des nouvelles (à l’image). « Je me sens si mal de savoir ce qui arrive à ma fille. Aux yeux des Arabes du Golfe, nous ne sommes pas des humains mais de simples animaux. »

Une bénédiction inespérée

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Pour Zamaradi Yusuf, la migration est une bénédiction inespérée face au déclin des stocks de poissons. Établie sur les rives du lac Victoria, la grand-mère se réjouit de faire découvrir aux visiteurs la maison familiale construite par ses deux filles qui travaillent comme employées de maison en Arabie saoudite. Les autres villageois portent cependant un regard plus mitigé sur les bénéfices à long-terme de la migration sur l’économie locale, car les travailleurs migrants investissent rarement dans des actifs productifs tels que des entreprises. Les envois d’argent au pays sont généralement alloués aux dépenses quotidiennes, à l’achat de biens de consommation et à la rénovation des maisons.

« Tu feras ce que je veux »

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Les bénéfices économiques de la migration africaine vers le Golfe sont la face visible d’un océan d’abus auxquels sont confrontés les travailleurs les plus vulnérables, au premier rang desquels les employées de maison. « Je t’ai acheté au Kenya, et maintenant que tu es dans ma maison, tu feras ce que je veux. » Ces mots, prononcés en guise de message de bienvenue par son employeur, hanteront Feith Shimila (à l’image) durant l’année et demie qu’elle passera au service d’un ménage saoudien dans la ville de Arar, à la frontière avec l’Irak. Entre décembre 2019 et juin 2021, la jeune trentenaire encaisse en silence plus de 18 heures de travail par jour, pour 900 riyals saoudiens par mois (210 euros), et sous une pluie d’insultes racistes et dégradantes, de violences physiques (elle a été ébouillantée au bras) et de menaces de mort répétées. « Je ne peux même pas compter combien de fois le mari m’a battue, mais je suis restée, comme une victime de violences domestiques, ne sachant ce qui pourrait se passer ensuite, effrayée qu’il puisse tout simplement me tuer. » En septembre 2021, le ministère kényan des Affaires étrangères a recommandé l’arrêt temporaire du recrutement de travailleurs domestiques en Arabie saoudite. Quarante-et-un ressortissants kényans ont trouvé la mort dans le pays en 2021, contre seulement trois en 2019 .

Le poids de l’Histoire

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Le village kényan de Sosoni siège sur une terre gorgée du sang des esclaves africains décédés avant d’avoir été emportés par les navires négriers arabes vers Zanzibar - un temps capitale de l’empire omanais - puis le golfe Persique. À ce jour, aucun pays du Golfe n’a présenté d’excuses officielles aux nations africaines pour leur rôle joué dans cette traite qui a asservi des millions d’Africains. Un refus de faire la paix avec les horreurs du passé qui empêche aujourd’hui la région de reconnaître l’exacte nature des abus commis par les employeurs. « L’inégalité et la subordination de certains groupes raciaux et ethniques » sont « fondamentalement façonnées par l’histoire de l’esclavage », analyse, à propos du Qatar, Tendayi Achiume, rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée. « La lutte contre le racisme et la discrimination raciale au Qatar, y compris à l’encontre des non-nationaux, exige de faire face à cette histoire d’esclavage », ajoute-t-elle. Certes, l’esclavage, qui a été officiellement aboli dans les six États membres du Conseil de coopération du Golfe, n’est plus pratiqué. Toutefois, le système de la kafala, une forme de parrainage qui permet aux employeurs d’exercer un contrôle étroit sur leurs employés, est décrit par les organisations de défense des droits de l’Homme comme un facilitateur de pratiques d’esclavage moderne.

« Les dattes ont été remplacées par les emplois »

Sebastian Castelier / Afrique XXI

« Les marchands d’esclaves arabes appâtaient nos ancêtres avec des dattes parce qu’ils avaient faim. Aujourd’hui, les dattes ont été remplacées par des emplois », s’exclame, amer, Edward Muzungu Kiringi, chef du village de Sosoni (à l’image). Si les chefs de tribus africains étaient à l’origine de la majorité des captures, des historiens notent cependant la présence de marchands arabes dans certaines caravanes qui s’enfonçaient dans les terres intérieures d’Afrique de l’Est pour capturer des esclaves. « Les agents de migration emmènent nos filles dans le Golfe où nos ancêtres ont été torturés, pour qu’elles travaillent comme domestiques - comme esclaves, devrais-je dire. Ces agents de migration sont les marchands d’esclaves du XXIe siècle. Ils répètent l’Histoire. C’est une honte », ajoute le vieil homme.

« Tout le monde court après l’argent »

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Malgré les appels d’Edward Muzungu Kiringi à respecter le poids de l’Histoire, des éléments rappellent la présence des liens qui unissent Sosoni et les pays du Golfe, comme ici un enfant du village apprenant l’arabe. À 200 kilomètres au sud de Sosoni se trouve le village de Tswaka, voisin des grottes de Shimoni, longtemps utilisées par les marchands arabes comme lieu de stockage des esclaves avant que les navires ne viennent les charger. Afya Mwadarusi, un villageois dont la sœur travaille depuis mi-2021 au Qatar, appelle la communauté à se projeter au-delà de l’histoire de l’esclavagisme : « C’est vrai, nous ne respectons pas nos ancêtres qui sont morts ici, mais tout le monde court après l’argent et dans la plupart des cas, les jeunes ne connaissent pas l’Histoire. Elle a été oubliée, filtrée par le temps. Les employeurs qui nous retirent nos passeports ne sont pas bons, mais l’esclavage formel, avec un boulet et une chaîne, a pris fin et nous avons le droit au développement économique ». Pour résumer sa pensée, l’homme, assis devant sa maison, déclame un proverbe swahili : « Yaliyopita si ndwele, tugange yajayo » (« Ce qui est passé, n’est pas une maladie. Occupons-nous de ce qui vient »).

La mémoire collective effacée

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Le cimetière communautaire de Frere Town dans la ville portuaire kényane de Mombasa, sur les rives de l’océan Indien, est un lieu malfamé où se regroupent les toxicomanes du quartier. Pourtant, Kamuzu Farrar (à l’image), 79 ans, insiste pour venir se recueillir sur la tombe de son arrière-grand-père, un esclave capturé à la fin du XIXe siècle au Nyasaland, dans l’actuel Malawi. « Les marchands d’esclaves ont emmené mon arrière-grand-père de force au Kenya, mais il a été sauvé avant que les Arabes ne puissent l’emmener à Oman, indique Kamuzu Farrar. Ceux qui migrent vers le Golfe aujourd’hui trompent nos ancêtres qui ont été vendus aux Arabes comme esclaves. » Une colère partagée par son fils, Trance (à gauche), qui regrette pour sa part que le traumatisme subi par son arrière-arrière-grand-père s’efface lentement de la mémoire collective. « Le gouvernement kényan a oublié notre communauté. Quand j’étais jeune, nous apprenions l’Histoire de l’esclavagisme, mais ce n’est pas dans le nouveau programme scolaire. Ce que les Arabes nous ont fait n’est pas enseigné à la jeune génération. »

« Je ne pouvais pas changer de travail »

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Le gravité du passé, Arnest Mbotela (à l’image), 30 ans, descendant d’un esclave sierra-léonais mort au Kenya au XVIIIe siècle, a fait le choix de ne pas la porter. « Pendant mes années à Dubaï, je n’ai jamais pensé à mes ancêtres, cela ne m’est pas venu à l’esprit, je ne pensais qu’à devenir riche et à gagner de l’argent pour me marier et fonder une famille. » Embauché par un fournisseur de main-d’œuvre aux Émirats arabes unis, Arnest Mbotela a travaillé à l’aéroport international de Dubaï entre 2013 et 2015, le hub aéroportuaire le plus fréquenté au monde par des passagers internationaux. Pour 1 500 dinars émiriens (360 euros), il chargeait les avions de 6 heures du matin à 6 heures du soir avec 30 minutes de pause, 28 jours par mois. « Mon problème, c’est que je mesure 2,10 mètres : c’est plus grand que la soute de l’avion. Du coup, je devais rester courbé toute la journée. En plus, il faisait chaud et nous devions être rapides pour tenir la cadence des avions. Mais si tu te plains, tu seras licencié et comme mon employeur a confisqué mon passeport dès l’arrivée, je ne pouvais pas changer de travail. »

« Cette route, c’est grâce à nos migrants »

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Symbole des bénéfices de la migration, la piste ocre reliant Tannoob au monde extérieur est aussi la fierté de Sheikh Yousif Khair Allah Alsamani, 48 ans, chef du village. « Voyez cette route encore inachevée que nous avons empruntée pour rejoindre le village : c’est grâce à nos migrants dans le Golfe. Avant, il n’y avait rien, ou plutôt si, une piste de terre qui se transformait en marécage gluant dès qu’il pleuvait. Des heures à patauger dans la boue pour rejoindre la route principale. Et en pleine nuit, lorsque nous devions amener une femme enceinte à l’hôpital pour accoucher, par exemple, cela conduisait souvent au décès de certaines futures maman faute de pouvoir les amener assez rapidement auprès d’un docteur ». La construction du tronçon a nécessité un investissement de 50 millions de livres soudanaises (100 000 euros) financés à 90 % par les 500 migrants que le village compte dans le Golfe. Un développement d’infrastructures publiques que le pouvoir soudanais a longtemps refusé au village.

Rester à flot

Sebastian Castelier / Afrique XXI

Outre des investissements dans les infrastructures, les salaires envoyés par les migrants dans le Golfe permettent aux familles de Tannoob de rester à flot face à l’effondrement de la devise nationale depuis la révolution de 2018-2019 et une envolée du taux d’inflation, estimée à plus de 410 % en rythme annuel en juin 2021. Face à l’érosion du pouvoir d’achat, les salaires envoyés depuis le Golfe permettent aux familles de migrants de maintenir leur niveau de vie. En effet, à la différence de la monnaie soudanaise, les devises du Golfe sont indexées sur le dollar américain, à l’exception du dinar koweïtien.