Les médecins qui recueillent la paroles des enfants subissent de plus en plus de pressions. Eugénie Izard et Françoise Fericelli sont pédopsychiatres. Elles ont été confrontées à des sanctions après avoir signalé des maltraitances sur des enfants qu’elles suivaient en thérapie. Elles racontent.
La docteure Eugénie Izard, médecin pédopsychiatre, a été condamnée à trois mois d'interdiction d'exercice de la médecine pour avoir signalé des maltraitances sur l'un de ses patients à un juge des enfants. Françoise Fericelli, également médecin pédopsychiatre, a elle reçu un avertissement au motif d'une immixtion dans les affaires de famille. Pourtant, ses craintes concernant les violences dont était victime son patient, âgé de six ans, ont été tragiquement vérifiées peu après.
"On est impuissant"
Dans le cas d'Eugénie Izard comme dans celui de Françoise Fericelli, c'est le père coupable de violences qui a porté plainte, accusant les médecins d'avoir pris le parti de la mère et d'avoir fait des signalements infondés. L'affaire est alors portée devant le Conseil national de l'Ordre des médecins.
Eugénie Izard raconte ainsi comme elle est poursuivie d'abord en chambre disciplinaire régionale, puis en chambre disciplinaire nationale. Les chefs d'accusation sont les suivants : délivrance de rapports de complaisance, immixtion dans les affaires de famille, violation du secret professionnel. Pourtant, dans la loi, tout professionnel de santé est dans l'obligation de participer à la lutte contre les maltraitances faites aux enfants, et est donc en droit de partager des informations préoccupantes avec d'autres professionnels concernés par la protection de l'enfance.
Pourquoi ces affaires de maltraitance ne sont-elles malgré tout pas suivies ? Quel rôle jouent les parents des enfants victimes de sévices ? Doit-on vraiment remettre en cause l’expertise des médecins ?
"J'avais probablement idéalisé ce système. Je pensais que les enfants victimes d'inceste étaient rapidement protégés, mis en sécurité, et je me suis aperçue que non, le système ne le permettait pas." Eugénie Izard
Les procédures sont longues, complexes et épuisantes pour les médecins accablés de reproches. Ils doivent argumenter, justifier leur conception de la déontologie médicale, afin de prouver qu'ils n'ont pas pris parti dans un conflit familial. C'est en effet le plus souvent ce dont les accusent les parents coupables de violences.
"Nous sommes en première ligne pour entendre la parole des enfants et nous sommes maltraités par le Conseil de l'Ordre. Comment protéger les enfants si nous-mêmes, médecins, sommes désavoués et condamnés par notre propre ordre professionnel ? Combien de médecins sont en souffrance, voire ont la carrière détruite par ces procédures ? Et surtout, combien d'enfants ne sont pas protégés ?" Françoise Fericelli
Un cas de conscience
Les médecins ne ressortent pas indemnes de pareilles affaires. En plus de l'impact des sanctions sur leur carrière et sur leur vie quotidienne, ils sont fortement touchés par la souffrance de leurs patients, qu'ils tentent pourtant d'aider et de soulager par tous les moyens. Leur peur est que les enfants soient obligés de retourner vivre avec le parent violent, malgré les signalements : "A l'heure actuelle, en France, 95% des enfants victimes de violences sexuelles incestueuses retournent chez leur père agresseur", souligne en effet Eugénie Izard. Ce manque de protection génère chez les médecins des angoisses, qui se transforment, si un drame survient, en une épreuve difficile à supporter.
"J'ai vraiment le sentiment qu'on est comme dans une guerre, c'est-à-dire qu'on est ligotés. On est dans un système qui nous écrase et qui nous empêche de protéger les enfants. Il y a la souffrance de la guerre : les enfants sont maltraités, victimes de violence comme dans les guerres, et on trouve des stratégies pour tenter de les aider à survivre, parce qu'ils sont dans la survie." Eugénie Izard
On estime aujourd'hui qu'un enfant sur cinq est victime de violences physiques, psychologiques ou sexuelles au sein de sa famille. Face à l'urgence de protéger des enfants dont la vie est en danger, force est de constater que la loi ne suffit pas, et que les médecins qui tentent malgré tout d'apporter leur aide aux victimes se retrouvent eux aussi menacés.
Merci aux docteurs Eugénie Izard, Françoise Fericelli, Gilles Lazimi, et tout particulièrement au Docteur Catherine Bonnet qui a été la première lanceuse d'alerte sur ce sujet.
Reportage : Leila Djitli
Réalisation : Emmanuel Geoffroy
Pour aller plus loin :
- Anaïs Condomines, "La pédopsychiatre Eugénie Izard a-t-elle été condamnée pour avoir signalé un cas de maltraitance ?", Libération, 12 mars 2021.
- Le communiqué de presse de l'UFLM-Syndicat : "Protection de l'enfance, UFML-S dénonce les condamnations de médecins pédopsychiatres signalant des cas de suspicion de maltraitance", 3 avril 2021.
- Le site du Réseau de professionnels pour la protection de l'enfance et l'adolescence (REPPEA).
- Frédéric Crotta, "Un rapport accablant pour l'Ordre des médecins", Info du jour, 27 avril 2020.
- La pétition "ÇA SUFFIT ! Sauvons maintenant les mineurs victimes de violences sexuelles" lancée par la docteure Catherine Bonnet et le docteur Jean-Louis Chabernaud pour améliorer la protection des enfants en établissant l'obligation de signalement.
- Aveline Marques, ""Né sous Vichy" : quand le sombre passé de l’Ordre des médecins resurgit", Egora, 09 juillet 2021.
- Alice Miller, La connaissance interdite, Affronter les blessures de l'enfance dans la thérapie, Flammarion, 1990
Musique de fin : "Peaches & Cream" de John Butler Trio
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