Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?
LOUIS PASQUIER-AVIS / BASH

Les jeunes Français, victimes insoupçonnées de la précarité numérique

Par , et
Publié le 28 janvier 2022 à 05h41, modifié le 28 janvier 2022 à 13h37

Temps de Lecture 6 min.

« Je veux le scanner avec mon téléphone pour qu’il soit automatiquement sur mon ordinateur. » Au point d’accueil d’Emmaüs Connect, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Saïd n’a qu’un seul objectif en tête : envoyer par e-mail son CV à un recruteur. Et le sexagénaire insiste, il veut être capable de refaire cela chez lui. Saïd refuse donc catégoriquement que d’autres mains que les siennes ne s’approchent de son clavier. Comme lui, ils sont une dizaine à participer à cette « permanence numérique », où la moyenne d’âge avoisine la cinquantaine. Mais à l’écart de l’atelier, une présence dénote : celle de Samba, jeune cuisinier de 20 ans.

Samba ne correspond pas au profil habituel des « exclus » du numérique qu’accueille Marie Talhouarne, responsable du lieu. « On reçoit moins de jeunes, car ils sont plutôt familiers avec les usages numériques », explique-t-elle. Les jeunes sont d’ailleurs 97,3 % à se considérer comme assez ou très compétents avec un smartphone, selon l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep).

« Je suis resté six mois sans allocation, car je ne comprenais pas le site de la CAF », explique Samba

Il faut dire que les 15-29 ans sont la catégorie d’âge de la population la plus équipée en smartphones, selon une étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publiée le 24 janvier : moins d’un jeune sur cent ne possède pas de smartphone. Ce que confirme le jeune cuisinier : « Je ne viens pas pour les formations, mais pour acheter un forfait à prix réduit, c’est très utile pour appeler ma famille. » Pourtant, Samba avoue ne pas avoir été épargné par les difficultés pour faire valoir ses droits en ligne et devrait donc suivre la formation : « Je suis resté six mois sans allocation, car je ne comprenais pas le site de la CAF [Caisse d’allocations familiales]. J’ai dû demander de l’aide à un ami, sans ça, je n’aurais jamais rien reçu. »

Lire aussi Article réservé à nos abonnés Illectronisme : les laissés-pour-compte du tout-numérique

Un jeune sur cinq a une incapacité numérique

Loin d’être anecdotique, ce témoignage révèle une tendance de fond. Les 15-29 ans sont ainsi 29,2 % à se déclarer peu ou pas compétents en matière d’administration numérique, nous apprend l’Arcep.

Quels outils numériques sont les mieux maîtrisés par les Français ?

Un jeune Français sur six s'estime pas ou peu compétent sur les logiciels de bureautique (par exemple le traitement de texte). Pour l'administration numérique, ce chiffre est de un sur cinq.

Et ce n’est pas la seule compétence numérique qui leur manque. Une autre enquête réalisée par l’Insee en 2019 montre que près d’un jeune sur cinq a au moins une incapacité numérique parmi les quatre grandes compétences identifiées par l’Institut national de la statistique : information, communication, logiciels et résolution de problèmes.

« La génération “digital native” n’existe pas », Antoine Guimbaud, responsable territorial Seine-Saint-Denis à Emmaüs Connect

Et c’est un obstacle, puisque, aujourd’hui, « le numérique traverse tous les domaines, c’est un phénomène inévitable, constate Antoine Guimbaud, responsable Emmaüs Connect de la Seine-Saint-Denis. Il faut comprendre que la génération “digital native” n’existe pas. Tous les jeunes ont des besoins numériques différents, qu’ils soient collégiens, demandeurs d’emploi ou demandeurs d’asile. L’un des problèmes, c’est que l’apprentissage de compétences numériques professionnelles telles que les tableurs ou les traitements de texte, est souvent une difficulté. »

Des inégalités d’accès à l’emploi

Ces inégalités numériques ne sont pas sans conséquences. C’est, par exemple, le cas en matière d’accès à l’emploi. L’analyse de 32 157 offres disponibles sur le site de Pôle emploi entre le 23 et 27 novembre 2021 permet de le mesurer. Un nombre illustre tout particulièrement l’ampleur des fractures numériques sur le marché du travail : 57 % des offres d’emploi sont inaccessibles aux débutants sans compétence numérique.

Parmi les offres proposées sur le site de Pôle emploi, seules 6 % nécessitent des compétences numériques dans le secteur du BTP contre 66 % pour celles dans le secteur de la communication et du multimédia.

57 %, un chiffre sous-estimé ?

CliquezTouchez pour déplier

Il est très probable que les 57 % d'offres d'emploi inaccessibles aux débutants sans compétence numérique soit une donnée sous-estimée. Et cela tient à la méthodologie employée pour cette analyse. Nous avons donc récupéré 32 157 offres sur le site de Pôle Emploi, entre mercredi 23 et samedi 27 novembre. Puis nous les avons séparées en deux catégories : celles ouvertes aux débutants — ce sont celles qui demandaient une expérience inférieure ou égale à un an — et celles réservées aux personnes plus expérimentées.

Ensuite, ces deux grandes catégories ont été redivisées en plusieurs sous-catégories liées au numérique : les offres indiquant clairement la nécessité de maîtriser une ou plusieurs compétences numériques (ce sont celles regroupées dans les catégories « compétences numériques demandées ou requises »), les offres dont le secteur d'emploi indique qu'elles nécessitent des compétences numériques (la comptabilité, la gestion, la banque, l'assurance, la communication multimédia, l'informatique et les télécommunications), et enfin celles qui ne demandent pas, explicitement ou implicitement, de compétences numériques.

Pôle Emploi : seules 43 % des offres sont accessibles aux débutants sans compétences numériques

Niveau de compétences numériques des offres d'emplois de Pôle Emploi par qualification.

Et c'est dans cette catégorie qu'il y a très certainement des offres qui nécessitent des compétences numériques sans le préciser. Ces offres-là sont passées sous notre radar. Étant donné qu'il est impossible de les quantifier, nous avons préféré nous tenir à ce nombre — 57 % — tout en sachant qu'il s'agit d'un plancher.

Ainsi, c’est près de six offres d’emploi sur dix, au minimum, qui excluent d’office les débutants sans compétences numériques. Ce chiffre varie selon les secteurs. Parmi les offres liées au BTP et ouvertes aux débutants, seules 6 % nécessitent des compétences numériques, contre 66 % pour celles du secteur de la communication et du multimédia.

« Chacun dépend de son entourage »

Cette fracture qui intensifie les inégalités d’accès au travail s’exprime aussi au-delà du marché de l’emploi. Chargé de formation à Emmaüs Connect, Jérôme Codiasse mène depuis plusieurs mois une étude sur les jeunes en situation de précarité numérique. « La plupart du temps, les 15-29 ans sont très nombreux à utiliser Internet et les réseaux sociaux, explique-t-il. Mais ils sont peu familiers des sites de services publics. »

Une idée confirmée par l’enquête de l’Insee sur les usages numériques des Français. Avec 97,2 % d’entre eux qui se sont connectés à Internet au moins une fois dans l’année, les jeunes en sont les plus grands utilisateurs, mais ils sont aussi les plus éloignés des sites administratifs. En 2019, 27 % des jeunes ne s’y sont pas connectés, contre 11,3 % des 30-44 ans et 15,3 % des 75 ans et plus.

Des usages d'Internet différents d'un âge à l'autre

Les 15-29 ans sont ceux qui utilisent le plus Internet. Mais ils sont aussi ceux qui l'utilisent le moins pour contacter une administration.

Cette différence peut s’expliquer, en partie, par le fait que les jeunes n’ont pas nécessairement de démarches administratives à réaliser avant 18 ans. Mais Jérôme Codiasse identifie d’autres causes. La principale, c’est la façon dont sont construits les sites de services publics. « Il faut maîtriser une série de codes numériques pour s’y repérer, précise-t-il. Les réseaux sociaux sont, eux, bien maîtrisés par les jeunes parce qu’ils ont été pensés pour ces utilisateurs. »

« A la fac, on ne nous a jamais appris à utiliser des sites administratifs », regrette Mathieu Bourgeois, étudiant

Mathieu Bourgeois, étudiant en alternance en deuxième année de gestion urbaine à l’université Paris-Est Créteil, abonde en ce sens : « A la fac, on ne nous a jamais appris à utiliser des sites administratifs. Alors lorsque j’ai demandé ma bourse au Crous [Centre régional des œuvres universitaires et scolaires], j’ai été obligé de m’appuyer sur l’aide de ma mère qui a l’habitude de ces démarches. »

Habitué de ces témoignages, Jérôme Codiasse regrette que « le numérique ne soit que très peu enseigné en France alors que tout le monde le pratique ». Conséquence, « pour développer des compétences, chacun dépend exclusivement de son entourage ». La fracture numérique est donc un révélateur des inégalités sociales, voire un catalyseur de celles-ci, et participe à leur reproduction.

A l’école, la France revoit sa copie

La France n’est toutefois pas la plus mauvaise élève au niveau européen. Elle se glisse à la treizième place en matière d’illectronisme chez les 16-29 ans, selon l’institut européen de statistique Eurostat, loin devant la Roumanie et la Bosnie-Herzégovine, qui affichent toutes les deux des taux d’illectronisme supérieurs à 40 % chez les jeunes.

L'illectronisme chez les jeunes Européens
Part des 16-29 ans ayant de très faibles compétences numériques en 2019

Source : Eurostat

Seulement 3 % des jeunes Croates et 4 % des jeunes Islandais expriment de grandes difficultés face au numérique

Les premiers de la classe, la Croatie et l’Islande, ont entamé, en 2014, une mue de leur système éducatif. Leur stratégie : rendre les ressources numériques plus accessibles et les intégrer pleinement à l’enseignement national, d’après un rapport de la Commission européenne. Les jeunes Croates ne sont ainsi que 3 % à exprimer de grandes difficultés face au numérique, 4 % pour les Islandais.

Le Monde
-50% sur toutes nos offres
Accédez à tous nos contenus en illimité à partir de 11,99 € 5,99 €/mois pendant 1 an.
S’abonner

Et la France veut suivre leur modèle. Depuis 2015, le triptyque lire-écrire-compter accueille un « petit nouveau » : les plus jeunes doivent acquérir des compétences numériques. Pour ce faire, un plan numérique d’un milliard d’euros a été mis en œuvre sous la présidence Hollande pour équiper écoles et collèges en outils numériques et former les enseignants à ces nouveaux usages.

Distribution d’ordinateurs portables, haut débit dans les établissements, cours de code facultatifs dès l’école primaire… le chantier est herculéen. En 2015, 17 % des 16-29 ans en France présentaient de grandes lacunes numériques, toujours selon Eurostat. Quatre ans plus tard, les données actualisées ne montrent qu’une très légère baisse du nombre de jeunes dans une situation d’illectronisme : ils sont encore 16 % à avoir de très faibles compétences numériques.

Le système scolaire a donc une marge de progression pour lutter efficacement contre ces inégalités numériques. « Quand on a 18 ans, ce n’est pas normal de ne pas se sentir légitime à faire sa propre déclaration au Crous. Il faudrait qu’on ait au moins une sensibilisation à l’entrée de la fac », exhorte Mathieu Bourgeois.

A propos de cet article

Cet article est issu de la première édition du concours conjoint de journalisme de données entre Le Monde, le Centre de formation des journalistes (CFJ) et l'Insee, à l'occasion du 75e anniversaire de ce dernier.

Le concours proposait aux étudiants du CFJ de travailler tout le mois de novembre sur le thème « Inégalités en France, au-delà des évidences ». Les trois lauréats, Arthur Bamas, Louis Pasquier-Avis et Théo Uhart, ont réalisé un projet sur les jeunes Français connectés mais victimes de l'exclusion numérique.

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.