Récit

«Très rapidement, ça a dérivé sur le sexe»: trois jeunes gays, anciens du Refuge, témoignent

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Une semaine après la mise en examen de Nicolas Noguier pour viol et agression sexuelle, trois anciens du Refuge ont décidé de prendre la parole dans la presse. Ils veulent inciter d’autres victimes à témoigner. Un dilemme «quand on sait à quel point le Refuge aide des tas de jeunes».
par Cassandre Leray
publié le 29 janvier 2022 à 15h07

De leurs trois voix, ils le disent encore et encore : Benjamin, Lilio et Yohann veulent «libérer la parole». Tous sont d’anciens jeunes du Refuge, cette fondation qui propose un hébergement temporaire et un accompagnement social aux jeunes LGBT, aujourd’hui liés par leur démarche judiciaire. Alors que la procédure judiciaire avance enfin, ils veulent inciter d’autres victimes de harcèlement ou violences sexuelles à témoigner ou porter plainte à leur tour. S’ils parlent maintenant de leur histoire, c’est aussi parce qu’ils se disent que, peut-être, quelqu’un se reconnaîtra dans leurs mots. «C’est notre manière de crier à toutes les personnes qui sont encore dans le silence qu’on les croit», promet Benjamin.

Le 21 janvier dernier, Nicolas Noguier a été mis en examen pour viol et agression sexuelle, et Frédéric Gal pour deux faits de harcèlement sexuel. Le duo, anciennement à la tête du Refuge, avait auparavant été mis en examen pour «travail dissimulé et harcèlement moral sur plusieurs salariés et bénévoles du Refuge». Dans un communiqué, le procureur de la République de Montpellier précise que les deux mis en cause «ont contesté l’ensemble des faits à caractère sexuel qui leur sont reprochés et ont produit des éléments à l’appui de leurs déclarations. Ils ont également contesté les faits de travail dissimulé et de harcèlement moral». Contacté par Libération, Me Stéphane Fernandez, l’avocat de Nicolas Noguier, confirme et précise qu’il a fait appel de l’ordonnance de mise en examen. Une plainte pour «dénonciation calomnieuse» a par ailleurs été déposée contre Lilio Padovano.

Après dix-huit années à la tête du Refuge, les deux hommes ont démissionné en février 2021, peu après la parution dans Mediapart d’une enquête accablante sur leur gestion interne mêlant accusations de «management par la terreur», «ambiance toxique» et «harcèlement moral». Les témoignages se sont ensuite succédé, allant jusqu’à des accusations de violences sexuelles. A l’image du récit publié par Têtu en avril 2021, dans lequel un ancien jeune hébergé par le Refuge affirme avoir été violé par Nicolas Noguier.

«Il remonte le long de ma cuisse»

Dans un café du XIe arrondissement de Paris, Libération a rencontré Benjamin Ledig, Lilio Padovano et Yohann Allemand, le 26 janvier. Ils ont appris la mise en examen des deux anciens dirigeants du Refuge dans un article de presse, quelques jours plus tôt. Electrochoc. Après avoir passé tant de mois sans nouvelles de cette procédure judiciaire dans laquelle il est engagé, Lilio Padovano avait presque perdu espoir.

Les mains autour d’une tasse de thé, il déballe tout. Au printemps 2019, alors que ses parents l’ont mis à la porte, il trouve une place d’hébergement au sein du Refuge à Montpellier. C’est là qu’il rencontre Nicolas Noguier. Il commence par expliquer «ce qui a été un déclic pour [lui]», lors d’une permanence dans le local du Refuge : celui qui était alors président de la fondation «a pris un de [s]es amis dans ses bras et l’a fait s’asseoir sur ses genoux. Quand Nicolas s’est relevé, il avait une érection. C’était dégueulasse.»

Peu de temps après, le jeune homme se serait retrouvé seul en voiture avec Nicolas Noguier. Le premier a 18 ans, le second une quarantaine d’années. Lancé sur l’autoroute, «Nicolas commence à me poser des questions sur ma sexualité, mon type de mecs…» En imitant le geste qu’il décrit, Lilio Padovano poursuit : «Là, Nicolas Noguier met sa main sur mon genou et, petit à petit, la remonte le long de ma cuisse jusqu’à ce que ses doigts touchent mes parties génitales.» A l’époque, il se confie à une travailleuse sociale, qui «ne fait rien». Mais n’ose pas se tourner vers qui que ce soit d’autre. Il ne le sait que trop bien : Nicolas Noguier est «aimé et respecté de tous à Montpellier». C’est début 2021 qu’il sort du silence, quand l’Association de défense des anciens du refuge (Adar) le contacte. Pour «aider les futurs jeunes de la fondation», Lilio Padovano porte plainte pour agression sexuelle sur son conseil.

«Virés sans raison»

Assis en face de lui sur un canapé en velours, casquette marron vissée sur la tête, Yohann Allemand acquiesce. Il a lui-même «lancé l’alerte» et se démène pour recueillir les témoignages d’un maximum de victimes. Comme de nombreux jeunes LGBT, il s’est lui aussi retrouvé à la rue, sa mère l’ayant mis dehors en apprenant qu’il était gay. Pour lui, s’investir dans le Refuge est alors une évidence. En 2019, installé à Poitiers, il crée une antenne départementale dans sa ville. Très vite, les dysfonctionnements s’additionnent. Pas de formation pour les bénévoles, «aucun soutien de la direction» en cas de problème… Mais surtout, le plus insupportable : «De nombreux jeunes qui avaient besoin d’un hébergement se retrouvaient virés sans raison.»

Un énième désaccord avec Nicolas Noguier le pousse à claquer la porte. Le 14 septembre 2020, Yohann Allemand publie alors un tweet plein de colère : «Extrêmement fier d’annoncer ma démission de correspondant Relais pour #lerefuge. Je m’expliquerais plus longuement sur le pourquoi mais j’ai des choses à dire. #homophobie #lgbt #transphobie». En illustration, une photo de son tee-shirt floqué du logo de la fondation, fourré dans une poubelle. «Je ne m’attendais pas à un tel buzz», admet-il avec du recul. Car dans la foulée de cette publication, il reçoit des dizaines et des dizaines de témoignages allant dans le même sens que le sien. Mais aussi des récits de violences sexuelles dont Nicolas Noguier serait l’auteur. Yohann crée alors l’Adar et s’attelle à retrouver un maximum de victimes pour les aider dans leurs démarches judiciaires. «On en est à une vingtaine de plaintes», calcule-t-il.

«Il était important»

Parmi les anciens du Refuge que Yohann Allemand épaule, Benjamin Ledig, 18 ans. Jambes croisées, ce blond à bouclettes au visage fin s’exprime par bribes. Il contacte la fondation au début de l’année 2020, pour demander de l’aide après avoir été violé par son petit ami. Nicolas Noguier aurait alors commencé à lui envoyer des messages «de plus en plus intimes». Sur son téléphone, il fait défiler la multitude de SMS qu’il n’a jamais supprimés : des cœurs, des «je t’aime fort» ou encore «tu me manques»… Le «malaise» explose alors qu’il participe à des «Coronalives» pendant le premier confinement. Des discussions en visioconférence proposées par Nicolas Noguier, en sa présence et celle d’autres membres de la fondation, dont Frédéric Gal. «Très rapidement, ça a dérivé sur le sujet du sexe. Ils me demandaient la taille de mon pénis, si j’éjaculais plus ou moins, qui m’attirait le plus entre eux…»

Il n’a que 16 ans, ne se rend pas compte de «ce qui est normal ou pas, je n’arrivais pas à stopper tout ça». Comme Lilio Padovano, et à l’image de ce qui se passe dans de nombreuses autres affaires de violences sexistes et sexuelles, Benjamin Ledig décide alors de «tout enfouir». Pour se protéger, essayer d’oublier.

Ce n’est qu’un an plus tard, en lisant des articles dans la presse, que Benjamin a compris qu’il n’était «pas seul» et a porté plainte. Une décision compliquée, car tous les trois le disent : difficile de raconter tout cela «quand on sait à quel point le Refuge aide des tas de jeunes», glisse Lilio. Ils le rappellent d’ailleurs constamment : la fondation est essentielle. Ceux qu’ils pointent du doigt, ce sont Nicolas Noguier et Frédéric Gal. Depuis leur mise en examen, de nouveaux témoignages remplissent la boîte mail de l’Adar. Yohann a même quitté son travail pour «se consacrer pleinement à cette cause». Comment faire autrement ? Des larmes aux coins des yeux, il l’affirme d’une voix noyée par l’émotion : «On ne lâchera rien.»

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