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L'intrépide artiste Kubra Khademi rebaptise une allée parisienne du nom d'héroïnes afghanes

L'intrépide Kubra Khademi est porte-voix de quatre militantes afghanes.
L'intrépide Kubra Khademi est porte-voix de quatre militantes afghanes. Delphine Minoui

REPORTAGE - Dans sa nouvelle performance, réalisée ce dimanche à Paris et relayée sur son compte Instagram, l'artiste afghane en exil rend hommage aux militantes de son pays. Le Figaro l'a suivie en pleine action.

Dimanche 30 janvier, 8h45. Un soleil cristallin berce la place de la Concorde dans un épais silence. Soudain, à la sortie du métro, des petits pas pressés viennent réveiller le désert matinal des pavés. Une jeune femme, coupe au carré, baskets blanches, seau de colle et escabeau à l'épaule, s'engouffre dans l'enfilade des passages cloutés. «Vite, vite !», souffle-t-elle, en filant d'une traite vers les jardins des Champs Élysées. Elle, c'est l'artiste afghane Kubra Khademi, 33 ans, infatigable marathonienne de la défense des femmes de son pays, retombé aux mains des talibans en août dernier.

Pour sa performance du jour, « Les héroïnes d'aujourd'hui », elle n'a pas fermé l'œil de la nuit. L'exercice est aussi rapide que périlleux : il consiste à remplacer les quatre plaques de l'allée du commandant Massoud, icône méga médiatisée de la résistance afghane, inaugurée par la mairie de Paris au printemps dernier, par des pancartes portant le nom de militantes condamnées à l'oubli dans la spirale infernale de l'actualité. «Elles s'appellent Frozan Saafi, Fowzia Wahdat, Hoda Khamooch, Rokhshana Rezai. La première a été assassinée en novembre dernier à Mazar-i-Charif. Le mari de la seconde a été tué à cause de son engagement, mais elle continue de manifester. Les deux autres font partie des leaders féministes qui risquent leur vie au quotidien pour réclamer les droits les plus élémentaires qu'on leur a retirés. Un de leurs slogans dit : pain, travail, liberté”. (« Naan, kar, azadi »). Ces femmes ont un courage fou! Les vraies héroïnes, ce sont elles!», souffle l'espiègle plasticienne, en déroulant son premier panneau. L'apparition, au loin, de deux silhouettes noires la coupe nette dans sa lancée.

Dans ce périmètre ultra-sécurisé du 8ème arrondissement de Paris, à deux pas de l'Ambassade américaine, les patrouilles de police sont fréquentes. Soulagement : le couple de policiers lui tourne déjà le dos, en direction de l'Arc de Triomphe. Elle saisit l'instant, déplie illico son escabeau, pour placarder sans se retourner le premier panneau, puis le second, le troisième, le quatrième, sous l'œil témoin du cellulaire de sa complice plasticienne Roxane Gouguenheim. Mission accomplie ! En cinq minutes de baptême transgressif à la glue, la petite allée bordée d'arbres a cédé son carré de soleil aux invisibles d'Afghanistan.

L'engagement de Kubra Khademi est épidermique, une peau aussi robuste que cette armure qui lui fit prendre des risques bien plus démesurés dans son pays natal. Delphine Minoui

Engagement épidermique

«C'était chaud», concède Kubra, tout essoufflée, une fois à l’abri d'un café. La jeune féministe sait la nervosité policière au cœur d'un Paris de plus en plus quadrillé depuis les attentats du 13 novembre 2015. Pourtant, elle ne lâche rien. Son engagement est épidermique, une peau aussi robuste que cette armure qui lui fit prendre des risques bien plus démesurés dans son pays natal. C'était le 26 février de la même année. Ce jour-là, la jeune Kubra descend dans une rue de Kaboul, recouverte d'une culotte et d'un soutien-gorge en métal fabriqués par ses soins pour dénoncer le patriarcat qui emmaillote ses concitoyennes. Sa performance, baptisée «Armor», lui vaut aussitôt insultes, menaces de mort et fatwa. Les jours suivants, la violence des appels au meurtre s'empare des réseaux sociaux, où circule la vidéo. Elle doit fuir précipitamment son pays et endosser l'habit de réfugiée à laquelle elle ne s'était pas préparée.

La France, qui lui offre l'asile, devient son eldorado. Engagée, travailleuse, et terriblement talentueuse, l'effrontée issue de la minorité brimée hazara se réfugie dans la peinture et enchaîne les résidences artistiques : à l'atelier des artistes en exil, puis à la Fondation Fiminco. Repérée pour ses dessins de nu, aux couleurs des Buddhas de Bamyan détruits en 2001 par les talibans, elle expose à la galerie Eric Mouchet ou encore au Musée d'Art Moderne de Paris. «Je suis afghane, mais je suis avant tout artiste !», a-t-elle l'habitude de marteler.

Cette pancarte porte le nom d'une des militantes condamnées à l'oubli dans la spirale infernale de l'actualité. «Frozan Saafi et a été assassinée en novembre dernier à Mazar-i-Charif» explique l'artiste. Delphine Minoui

En août 2021, la chute précipitée de Kaboul la raccroche inéluctablement à son pays. Jour et nuit, elle répond par WhatsApp et Messenger aux appels de détresse qui inondent son téléphone, revivant le cauchemar de sa propre fuite, tentant désespérément de placer ses consœurs en danger sur les listes des avions qui décollent de l'aéroport de Kaboul. En quelques jours – et des milliers de péripéties - elle en sauve des dizaines, accueillies à travers la France. «Mais il y a aussi celles qui ont fait le choix de rester sur place pour résister de l'intérieur. Celles qui osent continuer à manifester sous la barbe des talibans. Celles qui se battent, sans armes, sans soutien de l'extérieur, seules avec leurs corps et leurs slogans. C'est à elle que je dédie ma nouvelle performance. Pour qu'elles sortent de l'anonymat et que leur voix trouve un écho», dit-elle.

Vous ne pouvez pas imaginer les mille et un interdits qu'elles doivent déjouer pour manifester : ceux des pères, des frères, des maris, des talibans

Car pour Kubra, l'exil, c'est aussi ça : amplifier le cri de ses concitoyennes au-delà des frontières. «Vous ne pouvez pas imaginer les mille et un interdits qu'elles doivent déjouer pour manifester : ceux des pères, des frères, des maris, des talibans. Certaines d'entre elles ont disparu, arrêtées chez elles en pleine nuit. D'autres sont en cavale et changent de logis tous les soirs. Pourtant, elles se battent à visage découvert. L'autre jour, Rokhshana Rezai m'a dit : « Utilise ma photo, c'est ma façon de revendiquer mon droit à faire ce que je veux de mon image !”. Elle est consciente du danger, de la mort qui fait le guet au coin de sa rue. Elle dit qu'elle n'a plus rien à perdre. C'est la moindre des choses de relayer son message», poursuit-elle, à la table de ce café du dimanche, en faisant défiler sur son portable les vidéos de sa performance.

Vingt-quatre heures après leur publication sur sa page Instagram (@khademikubra), les messages d'encouragement à l'attention des «héroïnes afghanes» affluent à une vitesse éclair. «Ce n'est qu'un début», prévient Kubra. Une nouvelle idée fait chemin dans sa tête : «Rebaptiser toutes les plaques d'une ville avec les noms de centaines d'autres femmes». À Roubaix, le laboratoire créatif «Condition publique» s'est déjà engagé à soutenir son projet, qui devrait voir le jour en juin prochain dans le cadre du festival «Expériences urbaines». Parmi les noms qui tapisseront la ville, ceux d'activistes de province, nombreuses à défier les nouveaux maîtres du pays depuis Hérat, Balkh, et tant d'autres cités moins médiatisées. «Ces femmes peu connues du grand public refusent d'abandonner leur cause. À nous, maintenant, de ne pas les abandonner !», dit-elle.

L'intrépide artiste Kubra Khademi rebaptise une allée parisienne du nom d'héroïnes afghanes

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18 commentaires
  • G. Mallauque-Hue

    le

    Waou, on est au sommet de la subversion. Mouah ah ah je me marre. Ah les femmes...

  • Rett

    le

    Les Afghans ont à 99 % soutenus les Taliban. Que ces femmes changent la mentalité de leurs hommes plutôt que venir nous accuser et nous demander de régler un problème afghano-afghan.

  • CTou92

    le

    Avec la permission de qui? C’est d’une insolence inouïe !

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