Pas de congé mat’ pour les agricultrices enceintes
Toutes les photos sont de Marie Joan.
Société

Pas de congé mat’ pour les agricultrices enceintes

Beaucoup d'agricultrices travaillent jusqu'à la fin de leur grossesse sans être remplacées. Un travail physique qui a des conséquences sur leur santé et celle de leur futur enfant.

Dans sa voiture pétaradante, Mathilde* sillonne les routes cahoteuses et étroites d’un petit village rural de Rhône-Alpes. À quasiment huit mois de grossesse, elle s’apprête à visiter ses vaches parquées à quelques kilomètres de sa ferme. Au bout de quelques minutes, des cornes se détachent de l’épais brouillard. Les bêtes sont enfin là. 

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Il fait zéro degrés. Officiellement, Mathilde est en congé maternité, elle n’est plus censée être sur son exploitation et devrait rester bien au chaud en attendant l’arrivée de son enfant. Pourtant, elle enfonce son bonnet sur la tête, recouvre son ventre rond d’une énième couche de pull et marche d’un pas décidé vers le troupeau. Après quelques mouvements de bassins rendus difficiles par son état, elle abaisse la clôture électrique et l’enjambe non sans mal, pour se mettre au milieu de ses bêtes. D’un œil avisé, elle les scrute, leur parle et énumère leurs prénoms. Dans la terre boueuse, ses pieds s'enfoncent, s’embourbent.  

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Les vaches écossaises de Mathilde dans le brouillard. Photo de Marie Joan

L’éleveuse s’accroupit pour se mettre à la hauteur d’un veau. Dans cette position inconfortable, Mathilde le sent, le bébé pousse sur son bassin. Jusqu’à son accouchement, attendu dans un mois et demi, elle continuera à s’occuper de ses bêtes, faute de remplaçants. « Je ne peux pas  me permettre de perdre le lien avec mes vaches, c'est trop important pour l’avenir et la vie du troupeau. Et pour elles, je suis leur référente, s’il y a une complication, il n’y a que moi qui peut intervenir. »

« Notre exploitation et nos bêtes c'est notre vie » – Natasha

Comme Mathilde, beaucoup d’agricultrices continuent de travailler pendant leur grossesse. Selon le rapport, “Femmes et agriculture : pour l'égalité dans les territoires”, l’un des derniers travaux de la délégation des droits aux femmes au Sénat sur le sujet, seules 58% des agricultrices bénéficient d’un congé maternité. Pourtant en France, la loi prévoit huit semaines obligatoires de congé maternité. Dans le secteur agricole, les femmes peuvent bénéficier de seize semaines et d’au minimum huit semaines de remplacements ou d’indemnisation. Dans les faits, rares sont celles qui parviennent à trouver un remplaçant, même lorsqu’elles en font la demande. « Vous passez votre temps à réclamer et à vous battre. C’est aussi pour ça que les femmes ne se font pas remplacer, c’est le parcours du combattant », témoigne Mathilde.

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Certaines se découragent d’avance. C’est le cas de Juliette*, éleveuse de moutons et de caprins, qui nous raconte la lourdeur administrative des procédures de remplacement : « C’est assez décourageant tous les papiers qu’on demande». Après une journée harassante, la jeune femme doit constituer un dossier pour la MSA (Mutuelle Sociale Agricole), déclarer sa grossesse à la sécurité sociale, s’assurer de cotiser suffisamment pour jouir de ses droits pour espérer obtenir potentiellement un remplaçant. Chaque nouvelle demande s’accompagne d’une nouvelle question. La tête sous l’eau, Juliette préfère renoncer d’avance.

D’autres ont cette peur de ne pas trouver quelqu’un de compétent : « On a l'impression qu'une personne tiers n’a pas autant d'implication sur une exploitation qui n'est pas la sienne. Notre exploitation et nos bêtes c'est notre vie » raconte Natacha Guillemet, éleveuse de bovins et responsable agricultrice au syndicat coordination rurale. 

Annonces désespérées cherchent remplaçant 

Quand les cheffes d’exploitations sautent le pas, les difficultés persistent. Si Mathilde comptait se faire remplacer sur son exploitation à ses sept mois de grossesse, les choses ne se sont pas vraiment passées comme elle l’imaginait… « La MSA avait oublié de m’envoyer mes dates de congés maternité. Et je ne compte plus les coups de fil et mails pour obtenir un papier qui confirme mon remplacement », détaille-t-elle. Le service de remplacement, un réseau d’associations géré en partie par des agriculteurs bénévoles, qui organise à l’échelle départementale les remplacements pour arrêt maladie, congé maternité ne trouve personne pour prendre le poste vacant. L’agricultrice s’épuise.

Mathilde en vient désespérément à poster des offres d’emplois sur Facebook pour recruter quelqu’un. Alors qu’elle trouve enfin quelqu’un, sa salariée pose un arrêt maladie quelques jours plus tard. Et la semaine suivante c’est le tour de son remplaçant de sa remplaçante. De quoi désespérer Mathilde qui craque : « Quand il me l’a annoncé, je me suis mise à pleurer dans le bureau et le service de remplacement ne m’a trouvé personne… »

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L’éleveuse n’a donc pas d’autre choix que de continuer de travailler comme avant avec, un ventre rond en plus. Lorsque nous la rencontrons, elle est enfin parvenue à trouver deux remplaçants. Si son rythme a ralenti, elle n’a pas cessé de travailler pour autant. Elle travaille environ deux heures par jour pour faire de l’administratif, former ses remplaçants et garder un œil sur ses bêtes. 

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Photo de Marie Joan

Mathilde subit les répercussions de la pénurie de main-d'œuvre agricole. Si ce service de remplacement vante la “polycompétence” de ces agents, beaucoup sont loin d’être de cet avis. Nathalie Guillemet pointe justement la difficulté à trouver des personnes compétentes dans tous les domaines. « Il faut comprendre qu’il n’y a pas une agriculture mais une grande diversité, avec plein de métiers différents selon l’agriculture ». Rien qu’en regardant le type d’élevage: porcs, moutons, caprins, bovins… c’est autant de professions et de pratiques différentes qui en découlent. 

Les agents de remplacement sont bien souvent des étudiants ou des agriculteurs qui cherchent un complément de revenu pour lancer leur exploitation. Ils sont aujourd’hui 15 000 en France, c’est insuffisant. La profession n’attire plus. Il suffit de voir les chiffres publiés par le ministère de l’Agriculture qui l’attestent. Aujourd’hui, 58% des chefs d’exploitations et co-exploitants ont 50 ans ou plus. Et ce chiffre ne fait qu’augmenter avec le temps. Après avoir recueilli les réponses d’une quarantaine d’agricultrices à travers un questionnaire, force est de constater que très peu d’entre elles ont réussi à se faire remplacer et arrêter de travailler. Seulement 8% ont réussi à se faire remplacer.

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« Avant l'incident, on avait commencé à faire les démarches auprès du service de remplacement, ils nous ont dit qu’ils n’avaient pas grand monde » – Sylvie

Tous les témoignages recueillis confirment ce constat. C’est le cas de Sylvie qui a continué à travailler durant sa deuxième grossesse. À sept mois et demi de grossesse, l’éleveuse de vaches laitières dans les Ardennes fait la traite lorsqu’elle reçoit un coup de sabot dans le ventre à quelques centimètres seulement de la tête du bébé. Après des vomissements et un rendez-vous avec son gynécologue, l’enfant n’aura finalement pas de séquelles.

« Avant l'incident, on avait commencé à faire les démarches auprès du service de remplacement, ils nous ont dit qu’ils n’avaient pas grand monde » raconte-t-elle. Étonnamment après cet épisode, un remplaçant leur a très rapidement été trouvé et envoyé. 

Le travail ou le bébé : une épée de Damoclès pour l'agricultrice

Face à ces dysfonctionnements, le directeur du service de remplacement, Franck Laur, reconnaît une pénurie de main-d'œuvre : « Cela concerne tout le monde agricole, pas uniquement nous. » Si le métier n’attire pas selon lui, la raison est très simple : la difficulté du travail et sa faible rémunération. Les remplacements dans l'élevage sont encore plus compliqués à assurer car « il faut travailler le week-end pour s’occuper des bêtes et aujourd’hui il n’y a pas beaucoup de monde qui veut le faire » ajoute t-il. Et il arrive bien souvent que des remplaçants envoyés ne soient pas formés au métier qu’ils doivent faire dans l’exploitation. 

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Depuis 2019, de nouvelles dispositions ont été mises en place, pour garantir un congé maternité minimum de 8 semaines ainsi que le versement d'indemnités aux agricultrices pour lesquelles aucun remplaçant adéquat n’est trouvé. Des évolutions positives mais qui ne sont pas suffisantes d’après Corinne Bouchoux, ancienne sénatrice du parti écologiste et co-rapporteure du rapport sur les agricultrices : « Cette période est un vrai paradoxe pour les agricultrices, la grossesse est censée être un moment heureux et mais elles sont très stressées avec leur exploitations. » 

« Mon gynécologue et l'hôpital me l’ont dit, travailler jusqu'au bout sans repos, ça a joué sur notre santé à tous les deux » – Émilie

Pour Émilie Magrez, éleveuse de chèvres dans le Gard, la situation a été encore plus compliquée pour sa première grossesse en 2014. « Le service de remplacement n’avait personne à me proposer alors j’ai dû travailler jusqu’au bout. J’étais en menace d’accouchement prématuré et en arrêt. » Seule sur son exploitation, elle faisait tout : la traite, s'occuper des bêtes, livrer les colis, porter des charges lourdes... Cette période, elle l’a vécue comme une épée de Damoclès au-dessus d’elle : « je savais que ça nous mettait en danger tous les deux mais j'avais pas le choix, moi c'était mon gagne pain. » Elle sur-sollicite son corps. Jusqu’au jour où elle se retrouve hospitalisée d’urgence : sa vie et celle de son bébé sont en danger. 

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Émilie accouche de son fils au bout de son septième mois de grossesse. Tous deux auront des complications. Pour elle pré-éclampsie ( maladie grave de grossesse) et hypertension artérielle, pour son bébé, prématurité, petite taille et arythmie cardiaque. « Mon gynécologue et l'hôpital me l’ont dit, travailler jusqu'au bout sans repos, ça a joué sur notre santé à tous les deux ». 

Pour sa deuxième grossesse, le service de remplacement là encore ne trouve personne non plus. Dans ce genre de cas, l’ agricultrice peut aussi trouver et proposer quelqu’un qui sera pris en charge financièrement par le SR et la MSA. Elle l’a trouvé 15 jours avant d’accoucher à 7 mois et demi. Ses deux bébés sont nés prématurés. Aujourd’hui encore, ses deux garçons ont des séquelles neurodéveloppementales, d'hyperactivité et dyscalculie. Par rapport à cette profusion de cas qui  se répètent, le service de remplacement préfère parler « de cas exceptionnels» . 

« Les agricultrices cochent toutes les cases » – Elisabeth Marcotullio

Pourtant, ce métier considéré comme un “métier à risques” en période de grossesse, la santé en pâtit. « Des risques qui peuvent être liés aux produits chimiques utilisés, à la proximité avec des animaux, biologiques aussi et le caractère très physique de cette profession » énumère Dominique Lafon, médecin du travail, spécialiste des risques sur les grossesses dans les professions.  

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Ces derniers ne sont pas spécifiques au métier d’agriculteur. Mais, « Les agricultrices cochent toutes les cases » confirme Elisabeth Marcotullio, directrice de l’Institut National de Médecine Agricole (INMA). Dans cette profession les postes occupés sont différents et les tâches très diversifiées, « donc, la même personne est exposée à différents risques » ajoute t-elle. Et notamment « ce qu’on appelle aussi les postures contraignantes : être debout longtemps, penchée en avant, accroupis…» détaille Elisabeth Marcotullio.

Pourquoi j’ai décidé de devenir une agricultrice précaire

Autant de facteurs qui cumulés peuvent accroitre le risque de fausse couche ou de naissance prématurée et aussi d’hypotrophie (bébé plus petit). Dans son rapport de 2012 qui synthétise les études sur le sujet, le docteur Dominique Lafon évoquait aussi l’hypertension et la pré-éclampsie (maladie de grossesse qui peut avoir de graves impacts sur la santé de la mère et du fœtus).

Et si ici de nombreux obstacles avant naissance ont été évoqués, la période qui suit est aussi loin d’être un conte de fée pour les jeunes mères. Elles reprennent le travail très rapidement faute de remplaçants, et doivent combiner leur travail avec le rythme d’un bébé… Mathilde doit accoucher fin janvier. Elle sait déjà qu’elle repartira au travail quoi qu'il arrive, en février, quelques semaines après l’accouchement, pour le vêlage. Un moment clef pour elle, où les vaches font les mises bas. 

*Les prénoms ont été modifiés par souci d’anonymat.

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