« Penser une alliance politique entre générations est plus utile que de raconter un énième épisode de la guerre des âges »

« Penser une alliance politique entre générations est plus utile que de raconter un énième épisode de la guerre des âges »
@whynot

Président de Grand Récit, agence de stratégie narrative, François-Xavier Demoures a réalisé un état des lieux des relations intergénérationnelles, publié par la Fondation Jean Jaurès le 19 janvier dernier sous le titre : « Générations le grand fossé  » ? Il dresse pour Usbek & Rica un panorama des différents enseignements de l’étude.   

Depuis mars 2020, à chaque nouvelle vague épidémique de Covid, deux récits se sont affrontés dans le débat public. D’un côté, certains affirmaient qu’on avait suffisamment sacrifié la jeunesse pour sauver les aînés. On en tirait la conclusion qu’il était temps de laisser les jeunes en paix, puisqu’ils souffraient moins de la maladie elle-même que du remède que l’on appliquait et qu’il fallait limiter le confinement aux plus âgés. De l’autre, des voix dénonçaient au contraire ces jeunes inconscients, propagateurs de virus irresponsables, plus pressés de retrouver leur vie sociale que de protéger les plus vulnérables. Si la pandémie reprenait de plus belle, c’est qu’ils n’avaient pas respecté les règles.

Aujourd’hui, cette conversation ne semble être rien d’autre qu’un mauvais souvenir : le vaccin est arrivé, les confinements ne sont plus d’actualité (pour le moment), la lassitude s’est installée (durablement ?) et Omicron tue moins que Delta (ou du moins dans l’indifférence générale). On s’est cependant beaucoup interrogé sur les effets qu’a eus la pandémie sur la relation entre les classes d’âge. Est-on passé à deux doigts du clash ? Ce reproche d’indifférence mutuelle est-il réellement fondé ?

À première vue, le ressentiment est tenace : en septembre 2021, au moment où nous avons conduit notre enquête avec l’institut BVA auprès de 3200 Français[1], 62 % des 60 ans et plus pensaient que les jeunes n’avaient pas pris conscience des difficultés rencontrées par les plus âgés depuis le début de la crise liée au Covid. À l’inverse, 44 % des 18–29 ans considéraient que les générations les plus âgées n’avaient pas pris conscience des difficultés rencontrées par les jeunes.

 

42 % des 18–30 ans déclarent avoir aidé ou accompagné leurs parents ou leurs grands-parents depuis mars 2020

Or, dans les faits, les jeunes ne se sont pas montrés indifférents au sort de leurs aînés. 42 % des 18–30 ans déclarent avoir aidé ou accompagné leurs parents ou leurs grands-parents depuis mars 2020. Chez les jeunes, la solidarité a d’abord pris la forme d’un soutien psychologique et moral et d’une assistance matérielle et quotidienne.

Les aînés se sont aussi préoccupés de la situation des plus jeunes. 35 % des plus de 60 ans disent avoir aidé ou accompagné leurs enfants et leurs petits-enfants. Comme eux, ils ont offert leur soutien moral et dans une moindre mesure une assistance au quotidien. Les seniors se distinguent surtout des autres classes d’âge par les transferts financiers qu’ils ont opérés : parmi les plus de 60 ans qui ont déclaré avoir accompagné quelqu’un, 24 % précisaient avoir apporté une aide financière. On est donc loin de l’indifférence mutuelle. La solidarité intergénérationnelle semble même avoir été un peu plus élevée chez les jeunes que chez les seniors. 

Une solidarité familiale qui se vérifie à l’échelle sociétale

On pourra toujours rétorquer que ces actions relèvent moins de la solidarité intergénérationnelle que de la solidarité familiale. Qu’on se montre attentif à ses grands-parents lorsqu’on est jeune ou à ses petits-enfants lorsqu’on est vieux n’a rien de très surprenant. Mais qu’en est-il au-delà de la sphère des proches ? Ce souci de l’autre génération se vérifie-t-il à l’échelle de la société ?

Il se trouve que le niveau d’empathie qui s’exprime entre les classes d’âge est justement très élevé. Dans notre enquête, 51 % des 18–29 ans affirmaient se sentir concernés par les conditions de vie des personnes âgées. 69 % des 60 ans et plus déclaraient se sentir concernés par les conditions de vie des jeunes.

80 % des seniors pensent que les jeunes auront une moins bonne pension que les retraités d’aujourd’hui

L’empathie s’accompagne de lucidité. Les seniors sont également tout à fait conscients des difficultés spécifiques que connaît la jeunesse des années 2020 : 76 % pensent qu’il est moins facile pour un jeune d’aujourd’hui de trouver son premier emploi en France en comparaison avec les générations précédentes.

Ils sont 69 % à le penser pour le logement, et même 80 % à penser que les jeunes auront une moins bonne pension que les retraités d’aujourd’hui. Les plus âgés n’ignorent donc rien des inégalités intergénérationnelles. Ils en sont même davantage conscients que les moins de 30 ans.

Des traductions politiques concrètes

Cette empathie des générations les unes envers les autres a des traductions politiques concrètes : pour une majorité de jeunes et de seniors, c’est à la solidarité nationale de prendre en charge les périodes de vulnérabilité que traverse chacun au début ou à la fin de leur vie. Qu’il s’agisse de l’accompagnement des jeunes dans leurs études jusqu’à leur entrée dans la vie active ou de du financement de la dépendance, seule une minorité considère que le financement de ces moments de la vie devrait être assurée par les individus eux-mêmes ou par leurs familles.

Cette tendance n’est pas nouvelle : le sociologue Serge Guérin a déjà souligné combien les liens intergénérationnels sont plus forts depuis qu’ils sont choisis et non imposés d’en haut comme une norme sociale. On s’aide entre générations non plus parce qu’on le doit, mais parce qu’on le souhaite. Le Covid n’a donc pas remis en cause cette dynamique : il l’a même plutôt amplifiée. Seuls 10 % des Français considèrent que la solidarité entre les générations s’est affaiblie avec la crise sanitaire. 50 % pensent qu’elle n’a pas changé, 40 % qu’elle s’est même renforcée.

Alors dans quoi s’enracinent ces récits qui nous racontent que la guerre des générations est à nos portes ? Sans doute les médias ont-ils tendance à survaloriser des tensions qui sont mesurées dans un sondage à un instant T entre les moins de 30 ans et les plus de 60 ans. 

Que les jeunes se soient sentis sacrifiés et les plus âgés oubliés à certains moments de la pandémie est une certitude. Pour autant, toutes les tensions ne sont pas des ruptures. Rien ne dit non plus que les Français qui ont entre 18 et 30 ans aujourd’hui aient développé des représentations et des attitudes qui les différencieront durablement des autres générations.

La guerre des générations : un récit confortable

Pour savoir si une « génération Covid » est née avec la crise sanitaire, il faudra du temps.Nous baignons également dans un univers où les études marketing adorent raconter les évolutions de la société en attribuant à des cohortes des valeurs et des perceptions homogènes : de la génération Y à la génération Z en passant par la génération Alpha, chacune est supposée avoir développé un rapport particulier au numérique, au travail ou à la consommation. Le monde de l’activisme n’est pas en reste. La « génération climat » est sans doute l’un des mots d’ordre les plus repris aujourd’hui.

Comme l’a raconté le journaliste Vincent Coquebert, ces dynamiques narratives sont confortables, parce qu’elles nous permettent de donner du sens à des changements de société que nous avons parfois du mal à comprendre. Le problème, c’est que ces récits fonctionnent aussi comme des œillères. Ils nous cachent à la fois tout ce qui peut diviser les classes d’âge elles-mêmes et tout ce qui peut les faire converger. 

Alors que les politiques en faveur du grand âge et de la jeunesse semblent s’imposer comme un enjeu important de l’élection présidentielle, penser les conditions d’une alliance entre générations sera peut-être plus utile que de raconter un énième épisode de la guerre des âges. Le conflit des Millenials contre les Boomers nous permet certes de nous rappeler que lorsqu’on est jeune, le monde est peuplé de vieux cons, et que lorsqu’on est vieux, les petits cons sont légion. Mais il manque peut-être l’essentiel.

 

[1] Enquête réalisée sur Internet du 15 au 28 septembre 2021, auprès d’un échantillon de 2000 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, avec un sur-échantillon de 700 personnes âgées de 18 à 29 ans et un sur- échantillon de 500 personnes âgées de 60 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée grâce à la méthode des quotas appliquée aux variables suivantes : sexe, âge, CSP de la personne interrogée et de la personne de référence du ménage, région et catégorie d’agglomération