[Tribune] “MahramGate” : quand marocaine est synonyme de prostituée

Dans cette tribune, les militantes féministes Dina El Moukhtari, Houda Charhi et Lamya Ben Malek dénoncent les entraves sexistes et discriminatoires dont sont victimes les Marocaines lorsqu’elles se rendent dans certains pays du Proche et Moyen-Orient.

Par

Une passagère d'un vol Emirates, à l'aéroport de Dubaï, en mai 2020. Crédit: Karim Sahib / AFP

Décembre 2021. Camélia, une Marocaine de 24 ans souhaitant se rendre à Amman en Jordanie depuis Madrid en Espagne, se voit interdire l’embarquement d’un vol Ryanair. La raison que la compagnie aérienne lui a communiquée afin de justifier sa décision ? La jeune femme est célibataire et n’est pas accompagnée d’un mahram, c’est-à-dire un membre de la famille de sexe masculin qu’elle ne peut épouser.

Pour Camélia, surprise et honte étaient de mise ce jour-là à l’aéroport. Elle avait pourtant été en contact avec l’ambassade de Jordanie à Madrid qui lui avait assuré qu’elle avait tous les droits de se déplacer seule. D’où venait donc cette consigne ? Et comment peut-on continuer à appliquer ces règles discriminatoires ?

Dina El Moukhtari

Lamia Ben Malek

Houda Charhi

Discrimination des femmes marocaines à l’entrée

Pour justifier son action et étayer ses propos, Ryanair partage avec Camélia un extrait du Manuel d’informations sur les voyages, un document officiel de l’Association internationale du transport aérien (IATA), association professionnelle représentant les compagnies aériennes mondiales.

Elle collabore avec les gouvernements du monde entier pour apporter aux différents acteurs de l’aviation les informations en temps réel sur les conditions d’entrée sur le territoire. Ce document communiqué par Ryanair atteste que pour se rendre seule en Jordanie, une femme marocaine spécifiquement âgée de 16 à 36 ans a besoin de l’accord préalable du ministère de l’Intérieur, sauf dans les cas suivants :

  •     Elle est accompagnée d’un mari, père ou frère.
  •     Elle fait partie d’une délégation officielle.
  •     Elle est la fille d’un haut gradé.

Il est à noter que cette dérogation de l’IATA est seulement réservée aux femmes marocaines âgées de 16 à 36 ans. Les hommes marocains de tout âge bénéficient quant à eux d’un visa à l’arrivée.

Camélia n’est pas la seule femme marocaine qui s’est vu refuser l’entrée en Jordanie. En 2019, Mounia Semlali, responsable justice des genres de l’ONG Oxfam, devait s’y rendre pour des motifs professionnels et s’est vue refuser sa demande de visa.

Pour justifier son refus de l’embarquer, Ryanair a envoyé à Camélia un extrait du “Manuel d’informations sur les voyages”, un document officiel de l’IATA..

Nous avons interrogé des femmes marocaines en leur demandant si elles ont été la cible de pratiques discriminatoires en voyageant en Jordanie en raison de leur nationalité marocaine, de leur sexe, de leur âge ainsi que leur statut personnel, à savoir qu’elles sont célibataires non accompagnées d’un responsable légal, le mahram.

Nous avons appris que certaines femmes réussissent à dépasser l’étape de l’embarquement malgré un blocage à l’aéroport de départ. C’est en arrivant sur le territoire jordanien qu’elles font face à des interrogatoires et à des investigations menées par la police des frontières.

“Une fois arrivée en Jordanie, on m’a retenue au poste de police pour un ‘mini interrogatoire’ afin de comprendre ce qu’une jeune femme, marocaine, venait faire en Jordanie”

Saoussane, 26 ans

Saoussane, 26 ans, a dû se rendre en Jordanie pour une réunion de travail. “On m’a bloquée à l’aéroport de Casablanca, en sachant que j’avais mon invitation et tous les documents me permettant de faire ce voyage, témoigne Saoussane. Mon boulot a dû effectuer plusieurs appels, envoyer plusieurs mails pour que je puisse embarquer… Une fois arrivée en Jordanie, on m’a retenue au poste de police pour un ‘mini interrogatoire’ afin de comprendre ce qu’une jeune femme, marocaine, venait faire en Jordanie.”

D’autres femmes marocaines que nous avons interviewées témoignent : “J’étais en Jordanie en 2016 dans le cadre d’une conférence internationale sur l’égalité des genres… J’ai eu un visa de l’ambassade à Paris, mais étant célibataire à cette époque, mon grand-père a dû écrire une lettre de ‘garantie’… Une fois sur place, j’ai eu droit à un interrogatoire d’une heure sur toute ma vie.

La situation est telle qu’une autorisation préalable n’est pas automatiquement et immédiatement obtenue par les femmes marocaines de 16 à 36 ans. De surcroît, même en cas d’obtention de visa, l’embarquement et les interrogatoires intrusifs à l’arrivée demeurent des défis à part entière pour les ressortissantes.

Une situation trop fréquente dans la région du Proche et Moyen-Orient

Malheureusement, le cas jordanien ne fait pas office d’exception. En effet, en matière de respect des libertés de circulation et d’intégrité des femmes marocaines, plusieurs pays voisins appliquent des mesures similaires à la Jordanie, et en particulier les Émirats arabes unis (EAU).

Les témoignages des femmes marocaines ayant subi des pratiques discriminatoires en voyageant dans un pays du Proche et Moyen-Orient se suivent et se ressemblent :

Diplômée d’une grande université au Royaume-Uni et ayant décroché un job en consulting dans un grand cabinet de conseil international à Dubaï en 2016, on m’a refusé le visa à trois reprises (malgré mon sponsor) sous prétexte que j’étais une femme marocaine célibataire de moins de 36 ans. C’était humiliant.”

“Je devais aller à Abu Dhabi avec mes parents lorsque j’avais 17 ans pour les vacances. La veille du départ, j’étais la seule à ne pas avoir de visa. Lorsque mon père est retourné au consulat, on lui a expliqué que c’était une erreur. Mon dossier avait été traité à part et étant une jeune fille marocaine célibataire je n’avais pas le droit de voyager seule aux EAU. Ce n’est que lorsque mon père a prouvé qu’il voyagerait avec moi qu’on m’a accordé le visa.”

“Je voulais faire un voyage aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite avec mon mari, et quelques jours avant le départ, on apprend que lui a obtenu ses deux visas, mais moi celui des EAU m’a été refusé parce que je suis une femme marocaine de moins de 36 ans.”

Quand je préparais mon voyage pour Dubaï, je devais prouver que mon mari serait lui aussi sur place et que nous serions dans le même hôtel.”

“J’avais une escale de 24 h à Dubaï. À l’aéroport, les douaniers ne m’ont pas laissé sortir de l’aéroport. Le motif ? Jeune marocaine non accompagnée (pas de mahram). J’avais 21 ans. Pourtant, j’avais demandé à la compagnie aérienne Emirates un laissez-passer qui m’a été octroyé. Le douanier m’a parlé de façon très dégradante : ‘Tu pensais que tu allais pouvoir rentrer ? Il faut a minima avoir 30 ans, et encore ! Les jeunes marocaines ont une mauvaise réputation ici, tu devrais le savoir.’ Finalement, j’ai fait mon escale de 24 h à l’aéroport sans sortir.”

Ces témoignages permettent de montrer une tout autre réalité, encore plus navrante que celle déjà documentée. Les paroles de ce douanier ne sont pas anodines et semblent expliquer la discrimination subie par les femmes marocaines. En invoquant “une mauvaise réputation”, il faut comprendre que les femmes marocaines âgées de 16 à 36 ans qui souhaitent se rendre dans des pays du Proche et Moyen-Orient sont de facto suspectées et/ou considérées comme des prostituées, et ce peu importe les motifs de leur venue dans ces pays et même si les supposées conditions d’entrée sur le territoire sont respectées.

à lire aussi

Ainsi, ces États ont une position essentialiste en réduisant toutes les femmes marocaines au statut de prostituées. Il s’agit d’une vision dégradante et humiliante qui déshumanise par-dessus tout les femmes marocaines. En effet, bien qu’elles se rendent dans des pays comme les Émirats arabes unis et la Jordanie pour des motifs professionnels, qu’elles soient accompagnées de leurs pères ou de leurs maris, et bien qu’elles aient reçu des informations favorables par des instances diplomatiques ou des compagnies aériennes, il y a un acharnement persistant sur les femmes marocaines, et ce même pour une durée limitée passée sur les territoires de ces États.

Entre informations contradictoires et versions différentes : la circonlocution d’une situation de discrimination qui ne dit pas son nom

En investiguant sur les pays concernés par les pratiques discriminatoires, il a été très difficile d’obtenir des réponses claires et explicites. Un constat est sans appel, celui du manque de cohérence entre les compagnies aériennes, les ambassades et les consulats.

Inauguration, à Laâyoune, du consulat des Émirats arabes unis, en novembre 2020.Crédit: MAECI

L’ambassade jordanienne de Madrid contactée par Camélia avant son voyage lui a bel et bien confirmé qu’elle n’avait pas besoin de mahram pour se rendre en Jordanie. Cela n’a pourtant pas empêché la compagnie aérienne de lui refuser l’embarquement, en appuyant ce refus par une règle prévue dans le code de voyage fourni par l’IATA pour les vols à destination de la Jordanie.

L’ambassade jordanienne à Paris nous a affirmé qu’il n’y avait pas besoin de visa, mais qu’il était plus prudent de vérifier auprès de l’ambassade jordanienne à Rabat. Une fois contactée, cette dernière nous a expliqué qu’elle manquait de visibilité pour le moment, mais qu’il serait possible qu’il faille demander une autorisation consulaire pour voyager seule en tant que Marocaine célibataire âgée de 16 à 36 ans.

Le manque de clarté continue sur les sites, comme Visit Jordan qui indique que seules les femmes marocaines célibataires âgées de 16 à 60 ans ne sont pas concernées par la libre circulation sans visa au préalable, pourtant garantie pour les Marocains et Marocaines accompagnées.

En bref, autant de versions que d’interlocuteurs, ce qui nous laisse croire que cette situation d’ambiguïté totale arrange peut-être les différentes parties.

Ce qui ouvre la voie à des situations inégalitaires où des Marocaines se voient refuser des vols de façon abusive alors même que les ambassades leur assurent qu’elles peuvent se rendre seules en Jordanie. Tandis que dans les autres pays comme dans le cas des Émirats arabes unis, elles subissent un traitement différent au moment du dépôt de leur demande de visa ou/et à l’arrivée. Il s’agit d’une discrimination juridique et sociale.

Perception des Marocaines dans le monde : entre stéréotypes et déshumanisation

Les femmes marocaines existent au Proche et Moyen-Orient à travers un mythe sexualisant, saupoudré de tabous et de magie noire. Dans l’imaginaire collectif de la région, les femmes marocaines sont toutes des prostituées et des sorcières. Les hommes marocains sont quant à eux leurs proxénètes.

Il n’est ainsi pas anodin d’apprendre que de nombreuses femmes prostituées originaires de la région MENA se font passer pour des Marocaines, comme l’affirme Bachir Hamdouch, professeur à l’INSEA de l’Université Mohammed-V et spécialiste des migrations. Il s’était rendu à Amman en Jordanie et a affirmé en 2015 au média Yabiladi que plusieurs prostituées syriennes et libanaises se faisaient passer pour des Marocaines. D’après les chercheuses Chadia Arab et Nasima Moujoud, interrogées dans le même article, la nationalité marocaine serait utilisée dans la région par les acteurs du marché de la nuit, car il s’agit d’un “produit qui se vend bien”. Ainsi, pour attirer plus de clientèle, certaines n’hésitent pas à se faire passer pour des femmes marocaines.

Ces stéréotypes misogynes sont nourris par différentes sources :

Tout d’abord, le conservatisme des pays du Proche et Moyen-Orient qui verrait en la modération et l’ouverture du Maroc un danger pour son statu quo national et régional.

Ensuite, l’exacerbation de ces stéréotypes par la situation économique des deux régions ; les pays du Proche et Moyen-Orient sont dotés d’une richesse qui, d’après eux, attirerait toutes les femmes marocaines de la classe ouvrière en quête d’une vie meilleure.

Finalement, le tourisme sexuel khaliji qui bat son plein chaque année en attirant des milliers d’hommes prêts à payer le prix de la “misère” sexuelle de leurs pays respectifs en se déplaçant jusqu’au Maroc. Les liens reliant ces hommes aux seules femmes locales qu’ils rencontrent se basent sur des relations purement et exclusivement transactionnelles.

Par conséquent, à leur insu, les femmes marocaines sont essentialisées. Leur individualité et leur singularité sont anéanties. On ne parle plus des femmes marocaines dans leur multiplicité, on parle de LA femme marocaine comme une seule entité et comme objet de fantasme sexuel.

Il est important de noter que l’infantilisation des jeunes femmes marocaines célibataires est également responsable des règles et lois discriminatoires auxquelles elles font face. En effet, le patriarcat moyen-oriental considère qu’elles sont non seulement loin d’être libres dans leurs choix, mais qu’elles sont également inaptes à prendre leurs propres décisions. Il estime qu’elles ont besoin d’être domptées par leur mari, père ou frère. Les femmes marocaines célibataires sont dangereuses et incontrôlables, à l’instar des prostituées. “On ne peut leur faire confiance”, “Ne les laissons surtout pas sans supervision !”, car elles doivent être dominées par une autorité masculine qui saura canaliser leur malice et les remettre sur le droit chemin.

Ces préjugés patriarcaux et cette infantilisation des femmes adultes suffisent pour discriminer toute une tranche de la population marocaine par les autorités de certains pays du Proche et Moyen-Orient, la rendant inapte à prendre une décision aussi banale que de se déplacer.

Une vision étendue du Proche et Moyen-Orient à l’Europe et l’Afrique

L’impact de ces préjugés régionaux sur l’ensemble des femmes marocaines a eu des conséquences beaucoup plus graves. De ces préjugés, des lois ont abouti afin de discriminer et discréditer les femmes marocaines. De ces lois, des traitements différents sont imposés aux femmes marocaines. De cet ensemble de mythes, de préjugés, de lois et de traitements différents, il y a une extension de cette image donnée aux femmes marocaines qui ne se limite plus à la région du Proche et Moyen-Orient.

Il est urgent d’asphyxier toute complaisance laissant perpétuer des pratiques sexistes et essentialistes à l’encontre des femmes marocaines

Aujourd’hui, cette vision peut être retrouvée en Europe comme en Afrique. Et si, juridiquement, elles ne sont pas traitées différemment, elles le sont socialement. Dans les témoignages recueillis, de nombreux pays sont cités : Arabie saoudite, Liban, Égypte, Turquie, Algérie, Côte d’Ivoire, France… Dans tous ces pays, des femmes marocaines ont, à un moment ou un autre, entendu des propos insultants envers leur genre et nationalité.

En 2007, TelQuel consacrait une couverture aux Marocaines qui se prostituaient dans
les pays du Golfe, contribuant à la mauvaise réputation de nos concitoyennes.Crédit: DR

Situations humiliantes et attentatoires à notre intégrité

Il est urgent d’asphyxier toute complaisance laissant perpétuer des pratiques sexistes et essentialistes à l’encontre des femmes marocaines qui prennent place dans de nombreux pays arabes.

En plus de conduire inévitablement à nourrir des clichés enfermant toutes les Marocaines dans un schéma figé, connoté très péjorativement, ces pratiques conduisent à nous marginaliser, nous réduire à des objets sexuels et mystiques de fantasme.

Au-delà d’être insultantes, ces pratiques tantôt explicites, tantôt implicites, constituent des violations des principes de non-discrimination pourtant respectés à l’égard d’autres étrangères.

Nous Marocaines, issues de milieux et horizons si différents, sommes paradoxalement révoltées et fatiguées. Fatiguées de constater qu’une fois encore, nous sommes à la merci de décisions injustes et indignes, nous limitant dans notre droit le plus fondamental : celui de circuler sans chaperon ou attestation de nos “bonnes mœurs”.

Nous, Marocaines, du Maroc et d’ailleurs, sommes révoltées face à ces silences complices, ces abus impunis, ce manque de solidarité effarant de la part de certains responsables jordaniens et arabes.

Nous, Marocaines, nous opposons fermement, et de façon inconditionnelle, à ces violences qui nous sont personnellement destinées.

Nous, Marocaines, ne cesserons de lutter contre ces considérations nauséabondes jusqu’à ce que nos droits soient respectés, à l’instar de toutes les autres voyageuses étrangères et de nos concitoyens de sexe masculin.

Nous, Marocaines, demandons solennellement aux autorités concernées de prendre leurs responsabilités, et faire appliquer des conduites justes à l’égard de nous toutes.

Nous, Marocaines et Marocaines, refusons d’accepter un tel manquement à l’intégrité de notre pays, puisqu’en limitant dans ses droits les plus fondamentaux, la moitié de sa population, c’est toute une nation qui en est insultée.

Nous demandons justice et respect de notre humanité, il y va de notre dignité humaine.