(New York) Il devait être temporaire. Demain, il aura 60 ans. L’embargo économique, commercial et financier des États-Unis contre Cuba, décrété le 7 février 1962, est un échec qui… dure.

John Fitzgerald Kennedy venait tout juste d’apprendre que ses réserves de petits cigares cubains avaient été regarnies. Ainsi rassuré, il donna le feu vert à l’embargo économique, commercial et financier des États-Unis contre l’île communiste de Fidel Castro, le 7 février 1962.

C’est Pierre Salinger, porte-parole du 35e président, qui a raconté l’anecdote en 1992 dans le magazine Cigar Aficionado. À la demande de Kennedy, il avait acheté plus de 1000 cigarillos Upmann, fabriqués à La Havane, la veille de l’entrée en vigueur d’un embargo décrété en représailles à l’expropriation et à la nationalisation de sociétés américaines.

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Le président Dwight Eisenhower pose avec le président désigné John F. Kennedy le 6 décembre 1960.

En 1994, Pierre Salinger devait révéler un autre secret : cinq jours avant d’être assassiné, le président Kennedy avait demandé à un journaliste français en route vers La Havane de remettre un message à Fidel Castro. Reconnaissant que l’embargo était une erreur, il appelait le chef de la révolution cubaine à entamer des négociations pour normaliser les relations entre leurs pays.

Soixante ans après ses débuts, le plus vieil embargo n’est plus seulement considéré comme une erreur, n’en déplaise aux tenants de la ligne dure chez les exilés cubains et leurs alliés au Congrès américain. « C’est un échec total », dit William LeoGrande, professeur à l’American University à Washington et spécialiste des relations entre les États-Unis et Cuba.

« Il s’agit d’une mesure qui a été mise en place il y a 60 ans dans le cadre d’une politique plus large visant à renverser le gouvernement cubain. L’embargo est toujours en place et le gouvernement cubain aussi. »

Changement d’attitude

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Barack Obama à Washington, en novembre 2014

Le 17 décembre 2014, un président américain a lui-même reconnu l’échec de l’embargo, qui a été renforcé en 1992 et en 1996 par des lois adoptées par le Congrès et dont l’île a pu en partie se prémunir pendant des décennies grâce à l’aide de l’allié russe puis vénézuélien.

« Les sanctions ont eu relativement peu d’effet, l’isolement n’a pas fonctionné », a déclaré Barack Obama en annonçant un rapprochement historique des États-Unis avec Cuba qui devait mettre fin à plus de 50 ans de blocage diplomatique et mener à la révision des relations entre les deux pays.

Ce rapprochement a coïncidé avec un changement d’attitude au sein de la communauté cubano-américaine à l’égard des relations entre les États-Unis et Cuba. De 2010 à 2016, l’appui à l’embargo y a baissé de 56 % à 34 %, alors que le soutien au rapprochement diplomatique a grimpé de 54 % à 72 %, selon les sondages réalisés par l’Université internationale de Floride.

Ces données font dire à Guillermo Grenier, professeur de sociologie à l’Université internationale de Floride, que les opinions des membres de la communauté cubano-américaine « ne sont pas coulées dans le béton, elles sont malléables ». « Si vous brisez le moule, comme Barack Obama l’a fait, si vous parlez de Cuba comme s’il s’agissait d’un autre élément de la politique étrangère des États-Unis, je pense que vous pouvez changer l’opinion des Cubano-Américains. Les données empiriques nous disent que c’est ce qui s’est produit. Et si Hillary Clinton avait gagné en 2016, je pense qu’on parlerait d’une histoire différente. »

Une déception appelée Biden

Mais Hillary Clinton, qui avait promis de poursuivre la politique cubaine de Barack Obama, a été vaincue par Donald Trump, qui a mis fin de façon abrupte au rapprochement entamé par son prédécesseur. Au cours de son mandat, le 45e président a multiplié les sanctions. Parmi celles-ci : interdiction des escales à Cuba pour les navires de croisière américains ; menaces de poursuites contre les entreprises étrangères présentes sur l’île ; entraves à l’envoi d’argent par les Cubains vivant à l’étranger ; inscription du pays sur la liste de ceux qui soutiennent le terrorisme.

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Joe Biden en décembre 2020

En campagne électorale, Joe Biden a promis de renverser ces sanctions et de reprendre la politique d’ouverture préconisée par le président dont il a été le bras droit. Mais il a ignoré cet engagement au cours des six premiers mois de son mandat. Et les manifestations historiques du 11 juillet dernier à Cuba, qui ont mené à une vague de procès et à des peines lourdes contre les participants, lui ont servi de prétexte pour maintenir en place les sanctions de Donald Trump.

« Parmi les gens qui sont plus progressistes sur la question de Cuba, l’administration Biden a été une grande déception », lance Lisandro Pérez, qui a quitté La Havane avec ses parents en 1960. Mais le professeur et président du département d’études latino-américaines du John Jay College of Criminal Justice à New York est le premier à admettre que Cuba n’est pas un sujet payant sur le plan politique pour Joe Biden.

Le vote cubano-américain

« Si vous voulez attirer le vote cubano-américain, qui est particulièrement crucial en Floride, vous devez maintenir la ligne dure, dit Lisandro Pérez. Et c’est en partie la raison pour laquelle il y a une si grande inertie autour de la politique cubaine. Il n’y a aucun avantage pour un président des États-Unis à la changer. Cela peut expliquer pourquoi l’administration Biden n’y a pas touché. Et remarquez que Barack Obama a attendu à son deuxième mandat pour le faire. »

Joe Biden n’aura pas à briguer les suffrages en Floride avant 2024. Mais les démocrates n’ont pas perdu espoir de ravir son siège au sénateur républicain de Floride Marco Rubio, fils d’immigrés cubains et tenant de la ligne dure à l’égard de Cuba, en novembre prochain.

Une de ses plus sérieuses rivales démocrates, la représentante de Floride Val Demings, s’est prononcée en faveur du maintien de l’embargo, dont sont exemptés la nourriture et les médicaments.

Mais certains républicains, dont l’avocat Jason Poblete, commencent eux-mêmes à douter de l’efficacité de cette mesure. « Le 11 juillet, le peuple cubain a envoyé un message puissant, qui n’a rien à voir avec l’embargo », dit ce natif de la Floride qui exerce le droit dans la région de Washington. « Ils veulent quelque chose de différent là-bas. Et nous perdons notre temps avec des points de discussion remontant à l’époque de la guerre froide. »

60 ans d’embargo américain contre Cuba

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La Havane

Le 3 février marque six décennies de sanctions commerciales unilatérales. Dates clés.

1959

La révolution cubaine chasse Fulgencio Batista. Le premier ministre Fidel Castro se rapproche de l’Union soviétique.

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Fidel Castro entre à La Havane le 8 janvier 1959.

1960

Les États-Unis réduisent leurs achats de sucre cubain et interdisent les exportations vers l’île.

Janvier 1961

Les États-Unis rompent les relations diplomatiques.

3 février 1962

John F. Kennedy décrète un embargo commercial. Crise des missiles.

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Anatoli Dobrynine, ambassadeur de l’URSS aux États-Unis, et le président John F. Kennedy en discussion en avril 1962

Octobre 1992

Loi Torricelli, sous George H. W. Bush, sanctions durcies.

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Le président George H. W. Bush répond à des questions en octobre 1992.

Mars 1996

Loi Helms-Burton, sous Bill Clinton, qui permet de poursuivre des entreprises étrangères gérant à Cuba des biens confisqués en 1959.

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Le président Bill Clinton à Washington en juillet 1996

2009

Sous Barack Obama, allègement des restrictions de voyage et des transferts d’argent.

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Un Américain d’origine cubaine arrive à l’aéroport de La Havane en avril 2009.

Décembre 2014

Accord de rapprochement entre les deux pays.

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Le président Barack Obama s’adresse à la nation en décembre 2014.

2015

Les États-Unis retirent Cuba de la liste des États terroristes, rétablissement des relations diplomatiques.

Juin 2017

Donald Trump annule l’accord de 2014, interdit le commerce avec les entreprises contrôlées par les militaires cubains.

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Le président Donald Trump discute de la situation de Cuba en juin 2017.

Mai 2019

Donald Trump réactive certaines dispositions de la loi Helms-Burton.

Juillet 2021

Joe Biden fustige la « répression » des manifestations, sanctions contre des responsables cubains.

PHOTO SUSAN WALSH, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le président Joe Biden à Washington en juillet 2021