C’est l’histoire de celles et ceux pour qui la majorité ne rime pas avec liberté, mais avec « coup d’arrêt ». De celles et ceux que la France a accueilli, pris en charge, hébergés, encadrés et formés et qui reçoivent une obligation de quitter le territoire français (OQTF), pour leur 18e anniversaire. « Depuis ce jour, je reste à la maison, mon contrat est suspendu. C’est comme si toute ma vie s’était effondrée d’un coup. Moralement, ça ne va pas du tout », témoigne Emeraude, 19 ans, pull à col roulé noir, nerveusement installée dans le fauteuil d’un café Place de la République à Paris. Abdoualye, 20 ans, parle lui d’un courrier qui a tout bouleversé : « C’est comme si ma vie était remise à zéro de tous les efforts que j’ai eu à fournir ». 

Depuis septembre 2020, c’est une pluie d’OQTF qui s’abat sur les jeunes majeurs étrangers du département.

Comme Emeraude et Abdoulaye, ils sont actuellement près de soixante jeunes en formation, dans le seul département des Hauts-de-Seine (92), à faire l’objet d’une mesure d’éloignement. « Depuis septembre 2020, c’est une pluie d’OQTF qui s’abat sur les jeunes majeurs étrangers du département, alors qu’en moyenne jusqu’à présent, nous en recensions entre trois et cinq par an », expose Armelle Gardien, membre du Réseau éducation sans frontières (RESF) depuis 2004.

Le réseau qui milite contre l’éloignement d’enfants étrangers scolarisés en France recense les jeunes sous le coup d’OQTF, comme Djibril* en première année de bac professionnel maintenance des équipements industriels à qui la Préfecture de Nanterre oppose de ne pas pouvoir justifier six mois de formation ; Alioune*, en deuxième année de CAP vente, chez qui les services de l’immigration pointent « des résultats scolaires passables et des absences injustifiées »  ou encore Taha*, apprenti boulanger à Asnières-sur-Seine, à qui l’on reproche d’envoyer des messages à sa famille restée dans son pays de naissance.

Des critères administratifs qui laissent la place à l’arbitraire en préfecture

Le titre de séjour « vie privée et familiale » est normalement délivré de plein droit pour les jeunes ayant été confiés aux services de l’Aide sociale à l’enfance avant leur 16ème anniversaire. Cette carte est délivrée sous trois conditions : avoir une formation qualifiante sérieuse, ne plus avoir de lien fort et régulier avec le pays d’origine et un avis favorable de la structure d’accueil concernant son insertion dans la société française. « Des critères flous et ambigus qui laissent un arbitraire total aux Préfectures », tacle le sénateur PS de Saône-et-Loire, Jérôme Durain, auteur de la proposition de loi Ravacley qui visait à sécuriser l’intégration de ces jeunes majeurs étrangers sur le territoire, finalement rejetée par le Sénat le 13 octobre dernier.

Cette augmentation des refus de titre de séjour – que les bénévoles de RESF 92 jugent « dramatique et exponentielle » – est niée par la Préfecture qui dit avoir reçu 399 mineurs non accompagnés  en 2021, contre 97 en 2020, et qui assure que « le taux d’OQTF délivrées suite à ces examens n’a pas évolué », sans toutefois donner de chiffres précis. « Il faut avant tout se rappeler que derrière ces chiffres, ce sont des vraies vies avec des parcours et des histoires difficiles ! », déplore Armelle Gardien, qui a soutenu de nombreux jeunes sans papiers lorsqu’elle était professeur dans un lycée du département.

S’il t’arrive quelque chose, personne ne va te chercher

Les histoires de ces jeunes étrangers en formation sont avant tout des histoires d’exil. Emeraude a 15 ans lorsqu’elle décide de fuir, seule, la République démocratique du Congo, après l’assassinat de son père par des rebelles dans le nord du pays. Arrivée en août 2017 chez des amis de ses parents, la jeune femme subit des menaces : « La femme m’a dit : ‘de toute façon, s’il t’arrive quelque chose, personne ne va te chercher’ ». Ce jour-là, Emeraude prend son sac à dos et file dans la nuit. À un arrêt de bus, elle croise le chemin d’une dame qui parle sa langue maternelle. Emeraude implore son aide et atterrit à Etap’Ado, un service d’écoute et de soutien pour adolescents à Pantin en Seine-Saint-Denis.

Abdoulaye, lui, arrive de Guinée Conakry, mi-2017. Il a 15 ans et demi, ne connaît personne en France et présente des douleurs très intenses au niveau de la tête. « Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il se passait, je me suis dit, je vais mourir comme ça, tout seul, dans la rue, dans un pays que je ne connais pas ».

À l’hôpital de Colombes, les médecins lui diagnostiquent des céphalées graves. Après quatorze jours d’hospitalisation, il est pris en charge par l’ASE. « À ce moment-là, je pensais que j’allais commencer à vivre ce que j’avais dans la tête, c’est-à-dire la scolarité et l’éducation », explique le jeune Guinéen.

Je savais que l’ASE n’allait pas s’occuper de moi toute la vie, qu’il fallait que je trouve un travail au plus vite. 

Malgré les placements en foyers et les incertitudes qui planent sur leurs situations, les deux jeunes se rattachent à leurs études. Émeraude obtient en juin 2020 un bac professionnel mention bien au lycée Louis Dardenne de Vanves avant de s’inscrire en BTS gestion des PME (petites et moyennes entreprises, NDLR) en alternance au sein de l’entreprise de BTP ERI. « J’ai toujours voulu avoir le plus de diplômes possible pour ne pas galérer plus tard. Mon rêve, c’est de diriger une entreprise », confie la jeune femme, en buvant son chocolat chaud.

Lors de son choix entre la filière générale ou professionnelle, Abdoulaye, lui, pense à sa situation administrative : « Je savais que l’ASE n’allait pas s’occuper de moi toute la vie, qu’il fallait que je trouve un travail au plus vite ». Alors le jeune homme s’inscrit en bac professionnel Accompagnement, soins et services à la personne : « Toute ma vie, j’ai été malade, toute ma vie, on s’est occupé de moi, alors m’inscrire dans cette filière, c’était un moyen de renvoyer l’ascenseur ». 

Manifestation devant la préfecture de Nanterre en juin 2021 de dizaines de jeunes sous le coup d’OQTF. © Collectif RESF MIE 92.

Des examens qui se multiplient et pénalisent

Parce qu’ils savent qu’il leur faut plus qu’à d’autres prouver leur intégration dans la société française, Emeraude et Abdoulaye s’investissent dans leurs formations respectives et tentent de surmonter le traumatisme de l’exil grâce à leurs rêves d’avenir en France. Leur majorité approchant, ils se soumettent à l’examen anticipé de leur situation administrative, généralisé par la circulaire Darmanin du 21 septembre 2020, visant à éviter les ruptures de droits. « En réalité, ces convocations forcées pénalisent les jeunes qui ne justifient pas encore de six mois de formation ! », fustige Armelle Gardien.

Pour Abdoulaye, la décision de la Préfecture se fait attendre et puis le couperet tombe, le 30 août 2021. « Je ne peux pas vous décrire le choc de recevoir cette OQTF. Je ne m’attendais pas à être renvoyé, j’avais mis tellement d’énergie dans ma formation. Ils disent que je n’essaye pas de m’insérer dans la société française alors que je suis investi dans trois associations. Ils disent aussi que j’entretiens des relations avec mon pays d’origine alors qu’il ne me reste plus qu’un ami là-bas ! », s’emporte le jeune homme.

Pour Emeraude, le courrier fatidique arrive le 21 septembre 2021 : OQTF 30 jours (ce qui signifie qu’elle a 30 jours pour quitter le territoire, NDLR) avec IRTF (Interdiction de retour sur le territoire français) d’un an. « Franchement ils ont tapé fort », lâche la jeune étudiante. Le Préfet des Hauts-de-Seine pointe dans le document que le Bondy Blog a pu consulter, une absence « de fortes attaches familiales sur le territoire français » et la production « de faux documents d’état-civil en vue de l’obtention d’un titre de séjour ».

Pour faire du chiffre, on commence par les plus fragiles. 

« Comme il manque toujours une information dans ces papiers d’état-civil, c’est le filon parfait que l’administration a trouvé pour déclarer ces actes non-probants, sans s’inquiéter de savoir que ces mêmes actes ont permis aux jeunes d’être déclarés mineurs et placés sous la protection de l’ASE quelques années plus tôt. Évidemment, ça n’a pas beaucoup de sens de mettre à la porte ces jeunes à 18 ans, mais c’est clairement la volonté du ministère de l’Intérieur de ne pas leur délivrer de titre de séjour. Tout cela relève de choix politiques ! », tranche maître Sarah Scalbert, l’avocate spécialisée en droit des étrangers qui représente Emeraude devant le tribunal administratif de Pontoise afin de faire annuler la décision de la Préfecture. « Le cas d’Emeraude est le résultat d’une obsession documentaire et d’un durcissement envers les jeunes, les plus isolés par définition. Pour faire du chiffre, on commence par les plus fragiles », résume Armelle Gardien.

Depuis l’expiration de leurs récépissés, Émeraude et Abdoulaye voient leurs vies mises sur pause. Ils ne peuvent se rendre ni à l’école ni au travail. Du jour au lendemain, ils se retrouvent sans ressources financières, excepté les 300 euros perçus grâce à leurs contrats jeunes majeurs avec l’ASE. Emeraude dit ne plus trouver de raisons pour se lever le matin. Abdoulaye, lui, admet être suivi depuis la réception de son courrier, au centre médico-psychiatrique de Suresnes. « Je ne vais plus en cours depuis quatre mois. Je n’arrête pas d’avoir des idées noires dans la tête. Je n’arrête pas d’y penser, ça me ramène à tous mes problèmes, à tout ce que j’ai essayé de fuir en quittant mon pays », témoigne-t-il.

J’avais un avenir tout tracé. 

Pour tenter d’établir un rapport de force et crier au monde l’injustice de sa situation, Emeraude a choisi de médiatiser son histoire, d’écrire une pétition (16 179 signatures) et d’envoyer une lettre ouverte à Brigitte et Emmanuel Macron : « Madame, Monsieur le Président, je vous demande au nom des jeunes majeur.e.s étranger·e·s interrompu·e·s comme moi brutalement dans leur formation, de ne pas céder aux paroles fausses de ceux qui ne nous connaissent pas et nous montrent du doigt, et de prendre les mesures réglementaires qui nous permettent à nouveau de croire en notre avenir ici. »

Quelque soit la décision de la Préfecture, Emeraude assure qu’elle ne retournera jamais d’où elle vient : « Si j’y retourne, je sais que je ne survivrai pas. J’ai réussi à bâtir ici une vie digne, malgré tout ce que j’ai traversé. J’ai eu des diplômes, j’ai trouvé du travail dans une bonne entreprise, j’ai une bonne école, un projet de livre, j’avais un avenir tout tracé. Si c’est vraiment des êtres humains, ils pourraient comprendre que beaucoup de jeunes qui sont sans avenir n’ont que leurs études pour s’en sortir ».

Un long combat contre la Préfecture

« Aujourd’hui, il faut que je vive avec ça jusqu’à ce que j’obtienne mon titre de séjour, c’est mon combat. Il y a des gens qui m’aident, mais c’est à moi de tout donner », expose Aboudlaye qui entame lui aussi un long combat contre la Préfecture avec l’aide de sa référente ASE, du réseau RESF et d’un avocat spécialisé. Un combat qui, parfois, peut déboucher sur une suspension ou une annulation de la mesure d’éloignement par le tribunal administratif. C’est le cas d’Emeraude qui a finalement réussi à obtenir en novembre dernier, une APS (Autorisation provisoire de séjour), lui permettant de reprendre ses activités. « On gagne souvent sur une erreur manifeste d’appréciation, lorsque l’on démontre devant les juges administratifs le vrai chemin qui a été fait par le jeune, grâce à l’investissement des services sociaux et scolaires français », détaille son avocate Maître Scalbert.

Mais jusqu’à quand ces recours seront-ils possibles ? « Je pensais naïvement que les lois changeraient dans le bon sens mais avec la droitisation de la société, c’est de pire en pire », se désole Armelle Gardien. Abdoulaye, lui, s’interroge : « La France, ce n’était pas censée être la nation de l’égalité, de la fraternité ? Franchement sur les plateaux télé, quand j’entends certains hommes politiques parler d’immigration, c’est à se demander où est la fraternité ? Où est la solidarité ? ». À l’approche des élections présidentielles, la prédominance des débats identitaires laissent présager des jours encore plus sombres pour ces jeunes à l’avenir en suspens.

Margaux Dzuilka

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