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« Société de vigilance » : quand les voisins font la police

La « démarche participation citoyenne », encadrée par la gendarmerie et dans laquelle les voisins participent à la sécurité de quartiers, cristallise les inquiétudes. Plus de 5 000 communes en France ont adopté ce dispositif. Enquête.

« La société de vigilance, c’est la société qui assume que l’État n’est plus l’unique acteur de la sécurité. » Ces mots, prononcés par Emmanuel Macron en octobre 2016, semblent avoir trouvé un écho dans le dispositif de « participation citoyenne », né en 2006 sous l’égide de la gendarmerie nationale.

À l’instar d’autres villes, telles Villefranche-sur-Saône (Rhône), Montjean (Mayenne) ou Avessac (Loire-Atlantique), Parmain, située au cœur du département du Val-d’Oise, a franchi le pas en octobre dernier en inaugurant cet instrument sécuritaire. En tout, 5 700 communes en France ont adopté ce dispositif de vigilance citoyenne, qui vise à lutter contre la délinquance et les incivilités par l’intermédiaire de « citoyens référents ».

Pour candidater, ces quelques volontaires doivent aussi montrer patte blanche, en remplissant les critères d’une enquête de « bonne moralité », à laquelle ni les citoyens référents ni Reporterre n’ont pu avoir accès. « Elle vérifie si les citoyens sont “nickels” », précise l’adjoint au maire chargé de la sécurité, Alain Prissette. Autrement dit, il s’agit de « vérifier que le citoyen est de parfaite probité, quelqu’un de connu dans son quartier, par exemple », ajoute l’un des habitants engagés dans ce dispositif.

Un document, fourni par la brigade de gendarmerie d’Île-de-France, dresse les prérogatives attribuées au « citoyen référent ». Il devra être « animé d’un esprit civique affirmé », « bénéficier de la confiance de la population et des autorités de la gendarmerie » et « sensibiliser et susciter l’adhésion ». Concrètement, ses missions se traduisent par des rondes et des échanges réguliers menés avec le voisinage. S’il constate une anomalie ou si on lui en relate une, il doit immédiatement téléphoner à la police ou la brigade de gendarmerie.

« Nous sommes les yeux de la police », explique Boris [*], qui vit à Parmain depuis une trentaine d’années. Pour lui, « c’est un plus, ça aide et ça favorise les échanges avec la gendarmerie et les élus ». La gendarmerie prône l’adoption de « bons réflexes » à adopter dans le cas où le citoyen serait témoin d’une situation délicate : « préserver la tranquillité du quartier », « porter une attention particulière aux résidents les plus vulnérables », etc. En clair, il est avant tout décrit comme un moyen supplémentaire de garantir le bien-être des administrés.

Mairie de Parmain. © Joseph Siraudeau-Pelé/Reporterre

« Il n’y a jamais eu de problèmes recensés »

À l’image de l’Opération tranquillité vacances (OTV), l’Opération tranquillité séniors (OTS) ou Voisins vigilants, la démarche s’inscrit dans la lignée des tentatives de développer une police au plus près du quotidien des habitants. Elle souhaite notamment répondre au sentiment d’insécurité et aux atteintes aux biens, afin de « rassurer les administrés et dissuader les délinquants », comme l’indique la brochure [1] de présentation de la commune de Parmain.

Deux rapports parus en 2021, l’un réalisé par le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) et l’autre par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), se sont penchés sur la délinquance et la sécurité au sein de la société française. À rebours des faits invoqués pour justifier de telles initiatives policières, ils infirment tous deux l’impression d’un accroissement de l’insécurité. Les vols physiques ont tous diminué entre 2008 et 2019 quand le sentiment d’insécurité a stagné autour de 20 % sur la période 2010-2019.

L’adjoint au maire ne s’en cache pas. S’il fait état d’une « recrudescence des cambriolages dans les communes avoisinantes et à Parmain », il constate « depuis des années une délinquance de transit mais pas d’augmentation » du phénomène. « On est dans un lieu privilégié, il n’y a jamais eu de problèmes recensés ! » s’indigne une ancienne élue au conseil municipal.

Un panneau Voisins vigilants à Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis). Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Chabe01

On peut de ce fait s’interroger sur le bien-fondé de ce dispositif. Des mécanismes de régulation des conflits interpersonnels ont déjà vu le jour ces dernières années. Les médiateurs, les conseils de quartier ou les services spécialisés permettent, entre autres, de pallier les problèmes locaux. C’est nier aussi la solidarité entre habitants. Dans la minuscule commune de Cambounès, dans le Tarn, « les gens sont attentifs au moindre petit changement. Dès qu’il y a quelque chose, les gens m’appellent, ça se fait tout naturellement », raconte son maire, Jean-Marie Dessens. Pour l’ancienne élue municipale, la spontanéité et l’entraide font généralement l’affaire : « En cas d’absence, on demande à ses voisins de garder un œil sur sa maison, on n’a pas besoin que ce soit organisé institutionnellement. »

Le but recherché dépasse donc la simple volonté de protéger la population contre les infractions : par son biais, les forces de l’ordre aspirent à « créer et renforcer le lien » et à diffuser une « culture de la prévention » auprès de leurs concitoyens. Dans son ouvrage La société de vigilance — Autosurveillance, délation et haines sécuritaires, l’historienne et politologue Vanessa Codaccioni distingue l’apparition de nouveaux filets répressifs dans les régimes dits démocratiques. « Nous assistons à l’émergence d’une répression participative depuis les années 2000 en France, à travers laquelle les pouvoirs publics font appel à la population pour prendre part à la répression », détaille-t-elle.

Zones de flou et défiance

Une telle bascule dans la manière de maintenir l’ordre social s’accompagne de zones de flou. « On est dans une situation où un maire a décidé de créer des milices alors que le jugement d’un délit ne peut être rendu par des particuliers », s’inquiète Antoine, un autre habitant, qui a appris par hasard l’existence de ce dispositif à la télévision.

« Ce n’est pas de la délation, on ne va pas regarder chez le voisin », rétorque un membre de l’équipe de Loïc Taillanter, maire de Parmain élu sans étiquette en juin 2020. Les citoyens interrogés ayant accepté de rejoindre le dispositif, à l’instar de la mairie, refusent les appellations de « milice », de « justiciers » ou de « police citoyenne ». Sur le document de présentation, les élus parminois soulignent d’ailleurs que cela consiste à « veiller, mais pas à surveiller ». La gendarmerie, quant à elle, nie la possibilité d’une substitution aux forces de l’ordre.

La défiance dont peut faire l’objet l’initiative trouve en partie ses origines dans le manque de concertation. Vent debout contre cette politique, Antoine dénonce un « maire qui décide sans communiquer ». « Ça signifie qu’il n’y a plus aucun dialogue », enchérit l’ancienne élue municipale. Incompréhension et consternation se manifestent chez certains. Georges [*], qui habite à Parmain depuis dix ans, n’a « pas reçu d’informations dans sa boîte aux lettres ». Il ne sait « même pas s’il y a un référent dans [son] quartier alors qu’il connaît très bien tous [ses] voisins ». La transmission d’informations a été réduite à la portion congrue : une réunion publique, qui avait déjà acté le dispositif.

« Légitimer la présence policière »

La mise en œuvre de ce projet n’est pourtant pas neutre. « Un élu peut personnellement être à l’initiative de cette démarche […] pour ne pas se laisser déborder par la frange la plus déterminée de ses administrés et les laisser ainsi s’organiser de façon autonome », dit à Reporterre la gendarmerie. Cette phrase nébuleuse ne peut que laisser libre cours à l’imagination : qu’entend-on par « la plus déterminée » ? Qui sont les individus ciblés ? À partir de quand s’organise-t-on « de façon autonome  » ?

Dans tous les cas, donner des pouvoirs de police, même infimes, à des citoyens, augure d’inévitables dérives. « Si c’est une personne qui vote pour la droite et l’extrême droite, des dérives, il y en aura », prédit Antoine, en faisant référence aux thématiques sécuritaires et migratoires portées principalement à la droite de l’échiquier politique. Vanessa Codaccioni, elle, établit un lien direct entre les mesures discriminatoires exercées à l’encontre de certaines minorités ethniques et raciales et la surveillance populaire. Il s’agit de produire « des formes d’insécurisation mutuelle », par lesquelles « des individus racisés vont se sentir insécurisés à leur tour », précise-t-elle à Reporterre.

« La finalité de ce type de dispositif, conclut-elle, est de légitimer la présence policière et la répression, de sorte que de plus en plus de personnes participent, croient et demandent de la répression. »

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