Edith Bruck, mémoire vivante

De nombreux détails pourraient être donnés sur la vie d’Edith Bruck, qui relève de l’épique, du tragique et de la comédie heureuse tout à la fois. Née en Hongrie en 1932, c’est une femme hors du commun, qui traverse le siècle sans jamais cesser de témoigner, dans les écoles, dans les universités et par ses écrits. Edith Bruck a fait de l’existence un « devoir ». Elle l’écrit dans le poème qu’elle adresse à son grand ami Primo Levi peu après son suicide, en 1987 : « Ta figure tutélaire nous manque, / nécessaire comme l’eau à l’assoiffé, / la prière au croyant, / la lumière au non-voyant. / Notre devoir est / de vivre et jamais de mourir ! / Pourquoi Primo ? » Elle le montre aussi dans un livre dont la traduction la fait mieux connaître en français : Le pain perdu.


Edith Bruck, Le pain perdu. Trad. de l’italien par René de Ceccatty. Éditions du sous-sol, 167 p., 16,50 €

Edith Bruck, Pourquoi aurais-je survécu ? Choix de textes, traduction de l’italien et préface de René de Ceccatty. Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 126 p., 8,50 €

Edith Bruck, Qui t’aime ainsi. Trad. de l’italien par Patricia Amardeil. Points, 155 p., 6,30 €


Née dans le petit village hongrois de Tiszabercel, aux confins de l’Ukraine et de la Slovaquie, au bord de la Tisza, Edith Bruck a vécu une enfance très pauvre, dans une famille juive, rapidement mise au ban de la vie villageoise. Elle est arrêtée en 1944 avec sa famille et les quelques autres familles juives du village. Enfermée dans le ghetto de Sátoraljaújhely, elle y fête son douzième anniversaire. Quelques semaines plus tard, elle et toute sa famille sont déportées au camp d’Auschwitz où elle est séparée de ses parents, qu’elle ne verra plus jamais. Elle se retrouve avec sa sœur en transit dans le block 11 du camp de Birkenau. Les deux jeunes filles sont ensuite transférées, sans être séparées, au camp de Kaufering, une annexe de Dachau, puis dans le camp de Landsberg. De nouveau transférée à Dachau, puis à Christianstadt, elle est entraînée dans une « marche de la mort », jusqu’à Bergen-Belsen où elle et sa sœur ont survécu jusqu’à l’arrivée des troupes américaines.

Le pain perdu : Edith Bruck, mémoire vivante

Edith Bruck © Bénédicte Roscot

Ce retour à la vie est marqué par de grandes difficultés, aussi bien matérielles que psychologiques : la jeune fille (d’à peine treize ans) revient en Hongrie où elle retrouve des membres de sa famille. Leurs relations sont houleuses. Elle choisit de partir en Tchécoslovaquie et passe par l’Allemagne et la France pour se rendre en Israël, le paradis de sa mère, où elle rejoint deux de ses sœurs et son frère. Mais Edith va de déconvenue en déconvenue : l’arrivée en Israël est d’une très grande brutalité, tout comme les conditions de vie qui relèvent, là encore, de la survie. Elle se marie pas moins de trois fois. Elle finit par quitter Israël en 1952 en conservant le nom de son troisième mari, Bruck, qui avait accepté de l’épouser pour lui éviter le service militaire.

Au hasard de rencontres heureuses, et surtout grâce à une vitalité et à un désir de vivre tout simplement extraordinaires, Edith Bruck, après avoir séjourné en Grèce et en Turquie, devenue danseuse et chanteuse, atteint enfin, en 1954, sa terre promise à elle, la terra incognita où elle se sent aussitôt chez elle : l’Italie, Naples d’abord, puis Rome, où elle vit encore aujourd’hui. Elle rencontre celui qui sera son époux pendant soixante ans, Nelo Risi, « l’homme élu parmi des millions d’hommes ». Elle fait le récit de leur rencontre avec une émotion intacte, des dizaines d’années plus tard, dans Le pain perdu.

Ce titre évoque le désespoir de sa mère lors de son arrestation : le pain qu’elle avait fait grâce à un peu de farine cédée par une voisine, qu’elle s’apprêtait à faire cuire au petit matin, sera perdu. Presque quatre-vingts ans plus tard, Edith Bruck revient sur ces événements qu’elle avait racontés dans un récit bien antérieur, Qui t’aime ainsi, paru en Italie en 1959. Cet ouvrage est réédité aujourd’hui après avoir été publié en 2017 aux éditions Kimé, qui avaient également publié Lettre à ma mère et Signora Auschwitz, tous traduits par Patricia Armadeil. Ces deux derniers titres, parus en italien en 1988 et 1999, forment une trilogie avec le premier. Quant au Pain perdu, il a connu en 2021 un succès considérable en Italie où il a reçu le prix Strega Giovani et le prix Viareggio.

Le pain perdu : Edith Bruck, mémoire vivante

On souhaite un aussi grand succès à la traduction française proposée par René de Ceccatty, car lire Edith Bruck en 2022 est tout simplement indispensable. L’écrivaine a une force hors du commun et elle est talentueuse. En plus de composer des récits et de très nombreux poèmes (son premier recueil paraît en 1975 en Italie, Il tatuaggio), Edith Bruck est scénariste, documentariste, traductrice, elle a également été comédienne et cinéaste. Écrire Le pain perdu, presque quatre-vingts ans après avoir vécu les événements qu’elle raconte, est une manière de rappeler combien la parole des survivants est d’une très grande force mais aussi comment elle contient en elle-même sa possible disparition. Elle s’entretient par les témoignages inlassables qu’Edith Bruck a  livrés tout au long de sa vie, avec ferveur et courage, mais aussi par l’écriture, toujours en devenir. Une manière de rappeler combien un témoignage n’appartient jamais complètement au passé. L’antisémitisme menace encore l’Europe et doit susciter notre vigilance permanente. Le pain perdu se clôt sur une magistrale « Lettre à Dieu » qui lui a valu une visite surprise du pape François chez elle, à Rome, peu après la parution du livre. Élevée par une mère qui demandait tout à Dieu, c’est à elle de s’adresser désormais à Lui, pour la première fois de toute sa vie, de manière bouleversante.

Le ton adopté dans Le pain perdu est un peu différent de celui de Qui t’aime ainsi. Edith Bruck emprunte à certains codes du conte : « Il y a très très longtemps, il était une fois une petite fille qui, au soleil du printemps, avec ses petites tresses blondes virevoltantes, courait les pieds nus dans la poussière tiède. » Peut-être est-ce une manière de rendre universelle l’expérience qu’elle raconte, en recourant à certains archétypes, mais aussi la possibilité de prendre un peu plus de distance. L’écriture est dénuée de tout pathos, et le caractère de la jeune fille s’affirme de manière encore plus radicale ; ces caractéristiques étaient déjà en germe dans Qui t’aime ainsi.

L’écriture d’Edith Bruck est à l’image de sa volonté et de sa force. Claire et directe, elle ne laisse aucune place aux atermoiements ou aux dérobades. Si sa survie ne dépend pas d’elle, ou pas complètement d’elle, le reste de sa vie témoigne d’une volonté à toute épreuve. Après l’expérience de la déportation, elle décide d’exister pleinement, de choisir ce qu’elle veut faire, de ne plus jamais obéir à qui que ce soit. Et ce malgré son très jeune âge, son appartenance au genre féminin, ce qui est loin d’être un détail négligeable, et sa situation matérielle désastreuse. Très jeune enfant, déjà, elle aime la poésie, et la préfère aux prières que sa mère lui impose. Bonne élève à l’école, elle trouve dans la lecture de quoi nourrir son imagination et ses aspirations. Lorsqu’elle découvre en Italie l’œuvre d’Attila József (1905-1937), c’est une révélation. Elle traduira d’ailleurs en italien plusieurs autres grands poètes hongrois. Les mots sont depuis l’enfance son refuge.

Le pain perdu : Edith Bruck, mémoire vivante

Alors que ses premiers textes étaient écrits en hongrois, Edith Bruck se met à écrire en italien, langue qu’elle apprend sur le tas. En arrivant en Italie, il lui est apparu évident que ce serait dans cette langue qu’elle raconterait son histoire. À la différence d’Imre Kertész qui disait ne pouvoir écrire qu’en hongrois, Edith Bruck a eu besoin de s’extirper de sa langue maternelle, de trouver, pour citer Georges-Arthur Goldschmidt, une « langue pour abri ». Ce fut l’italien, la langue de son pays d’adoption : « il faudrait des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, maternelle ».

Sa langue est précise, parfois sèche, sans aucune complaisance : elle relate les événements vécus avec sobriété mais sans aucune euphémisation. C’est encore plus vrai dans Le pain perdu que dans Qui t’aime ainsi, comme si les années avaient rendu son regard plus tranchant encore. Elle écrit dans « Pourquoi aurais-je survécu ? », poème qui donne son titre à l’anthologie : « Pourquoi aurais-je survécu / sinon pour témoigner / avec toute ma vie / avec chacun de mes gestes / avec chacune de mes paroles / avec chacun de mes regards. / Et quand se terminera / cette mission ? / Je suis lasse de ma / présence accusatrice, / le passé est une arme / à double tranchant / et je perds tout mon sang. / Quand viendra mon heure / je laisserai en héritage / peut-être un écho à l’homme / qui oublie et continue et recommence… » La mémoire n’est pas la responsabilité du seul survivant. C’est évidemment aux lecteurs, aux auditeurs, aux écrivains de prendre la suite de cette mémoire qui bientôt ne s’incarnera plus que dans les textes, les derniers témoins disparaissant à leur tour.

Le pain perdu : Edith Bruck, mémoire vivante

Les poèmes de cette anthologie ont été choisis par René de Ceccatty avec Edith Bruck et sont présentés dans l’ordre chronologique (hormis les quatre premiers). On y retrouve son regard affûté, peut-être de manière encore plus frappante grâce à la forme versifiée. La « Lettre à Dieu » fait écho au terrible « Mère-Dieu », poème qu’elle adresse à sa mère : « Dans le wagon / tu m’as enchantée / avec ton sourire magique / et tes bonnes mains / ont mis un ruban / dans mes cheveux blonds. / Et Là-bas, Là-bas, durant la sélection / tu me hurlais : « Obéis, obéis ! » / pendant qu’un soldat / m’a arrachée à ta chair. » Pendant les cinq premières semaines de captivité, Edith ne cesse de pleurer et de réclamer la présence de sa mère, sans que sa sœur parvienne à la consoler, jusqu’à ce qu’Aliz, la kapo du bloc, l’emmène devant l’entrée de la baraque : « – Tu vois cette fumée ? me demanda-t-elle en m’indiquant un endroit au-delà des nombreux blocs. – Oui. – Tu sens cette puanteur de chair humaine ? – Mais… – Ta mère était grosse ? – Un peu… – Alors elle est devenue du savon comme la mienne ! Nous crevions ici dans notre Pays depuis des années, pendant que vous fêtiez encore la Pâque ! Non ? – Vous pensiez que vos chers Hongrois ne vous laisseraient pas emmener ? Allez, allez, cesse de pleurer, ta mère est allée à gauche, hein ? On l’a brûlée ! »

La mère protectrice est fantasmée, la mère réelle était aussi cette femme apeurée, au lait « empoisonné » (« tes yeux étaient consumés de pleurs / ton cœur battait de peur / ta bouche ne s’ouvrait que pour prier / ou me maudire moi la dernière-née qui quêtait un refuge / contre les silhouettes humaines qui frappaient dans le noir », « Enfance »), cette mère affamée et angoissée qui, quelques jours avant l’arrestation de la famille, rêve de corps brûlés, qui supplie la petite Ditke (diminutif d’Edith) de chercher son père alors qu’elles sont sur la rampe, et la petite fille de lui indiquer au loin, un homme « nu dans une foule d’autres hommes » (Le pain perdu), ce qu’on lit dans le poème « L’égalité père ! » : « Vas-y père tu connais les marches / le froid la faim ! La tête haute ! / tu ne dois plus te cacher des créanciers / ils sont là tous nus ! »

On comprend le rejet absolu d’Edith Bruck de toute discipline militaire, raison pour laquelle elle a quitté Israël (Le pain perdu sera son premier livre traduit en hébreu !), de la patrie qui est toujours mortifère, le choix absolu de la liberté qu’elle fait, si jeune, lorsqu’elle divorce d’un deuxième époux violent, contre l’avis de tous, mais, dit-elle, elle préfère divorcer mille fois plutôt qu’être malheureuse. Le retour de la déportation est pour Edith Bruck une seconde naissance, celle qu’elle fait advenir par sa propre force. Sa mère désormais réduite en cendres, c’est elle-même qui doit se mettre au monde toute seule : « Mère, je pensais à ton sexe / et le mien devenait grand / une bouche insatiable de nourrisson / cœur de méduse convulsée / en agonie en amour / et dans un douloureux orgasme / j’ai accouché de moi-même. » (« Mère je pensais à ton sexe »). Edith Bruck renaît à elle-même, par l’écriture, bien sûr, mais pas uniquement. L’écriture est une facette de son être, qu’elle incarne pleinement, dans chacun de ses gestes, de ses mots. Sa vitalité est pleine et entière, et nous avons aujourd’hui la chance absolue de pouvoir la lire. Les traducteurs, les éditeurs, et les lecteurs sont les relais de cette mémoire plus vivante et plus brûlante que jamais.

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