À peine avait-elle terminé son ultime pirouette et jeté ses bras au ciel, Kamila Valieva n’a pu retenir ses larmes. Le relâchement, évidemment, après son programme court presque parfaitement exécuté mardi 15 février. Contre vents et marées, contre cette méchante affaire de dopage qui fait d’elle l’objet de toutes les attentions. Ce soulagement provisoire, sans doute la Russe l’espère-t-elle encore ce jeudi 17 février sur la patinoire de Pékin, au terme d’un programme libre qui peut lui garantir la première place. Au sommet du classement mais pas encore en or.

Ainsi en a décidé le Comité international olympique. Après son contrôle positif du 25 décembre 2021, notifié seulement le 8 février une fois son cou gracile déjà paré d’or (en équipes), la jeune fille (16 ans dans deux mois) a été autorisée à patiner pour l’épreuve individuelle par le Tribunal arbitral du sport (TAS), mais le CIO a annoncé que les médailles ne seraient pas attribuées si Kamila Valieva montait sur le podium. Leur distribution devra attendre le jugement sur le fond de l’affaire.

Eteri Tutberidze, la dame de fer

Sauf si Kamila Valieva s’effondre lors son ultime passage sur la glace, la fête est gâchée, pour elle comme pour ses rivales. Mais peut-être ces dernières croiseront-elles les doigts sans trop maudire la championne d’Europe en titre, sachant aussi d’où elles viennent et comment elles sont arrivées là. Il n’est en effet pas exclu que le podium accueille ce jeudi trois élèves de la même école. Après le programme court, et juste derrière Kamila Valieva, figurent en effet ses coéquipières Anna Shcherbakova (deuxième) et Alexandra Troussova (quatrième).

Les trois appartiennent au club moscovite Sambo 70 dont la section patinage est menée d’une main de fer par Eteri Tutberidze, 48 ans, ancienne patineuse sans envergure devenue entraîneuse au début des années 2000. Elle contribue à partir de 2014 à mettre la Russie sur le devant de la scène dans l’épreuve féminine, point faible jusque-là des résultats du pays. À Sotchi, sa jeune prodige Ioulia Lipnitskaïa devient la plus jeune championne olympique (en équipes) de l’histoire de la glace, à 15 ans et 249 jours. Ses prochaines protégées font main basse sur les titres. Evgenia Medvedeva décroche l’or à 16 ans aux championnats du monde 2016 et 2017. En 2018 à PyeongChang, elle n’est qu’en argent, car c’est une coéquipière qui lui souffle le titre olympique : Alina Zagitova, 15 ans et 289 jours.

La ronde infernale

La même devient championne du monde en 2019. Et puis la ronde des poupées russes se poursuit. C’est Anna Shtcherbakova qui est sur le toit du monde en 2021, et lors du dernier championnat d’Europe en janvier, se distingue le même trio Malieva-Shtcherbakova-Troussova qu’à Pékin. Le défilé est impressionnant et classe Sambo 70 comme une usine à championnes, l’une cachant l’autre, et encore une autre. À chaque fois, elles sont très jeunes. Elles ont parfait leur style dans leurs tendres années, quand, plumes légères, elles s’envolent dans des quadruples sauts impressionnants.

Mais leur gloire est éphémère. Ioulia Lipnitskaïa met fin à sa carrière en août 2017, souffrant de problèmes d’anorexie et craignant de grossir « juste en respirant de l’air ». Alina Zagitova range ses patins en 2020, lasse et incapable à 18 ans de suivre le rythme de ses cadettes. Evgenia Medvedeva arrête pour sa part en décembre 2021, dos en capilotade et racontant avoir passé des années « à moitié affamée ».

Une méthode controversée et des soupçons

L’école d’Eteri Tutberidze use ses élèves mais c’est sa marque de fabrique. Des entraînements très durs (jusqu’à douze heures par jour, revendique la patronne) et une exigence à toute épreuve. D’autres ingrédients entrent-ils en jeu ? En 2019, la patineuse Anastasiia Shabotova, alors âgée de 13 ans, avait provoqué un scandale en Russie en affirmant lors d’une session en direct sur Instagram que le dopage était la clé du succès, et que les élèves d’Eteri Tutberidze n’y échappaient pas : « Bien sûr qu’elles le sont (dopées) ! » La plupart des acteurs du patinage russe avaient alors évoqué son jeune âge pour discréditer ses propos. Et Anastasiia Shabotova avait présenté ses excuses, arguant avoir été mal comprise. Elle patine aujourd’hui pour l’Ukraine, 30e à Pékin à l’issue du programme court.

Kamila Valieva est la dernière production de ce moule-là. Son contrôle positif laisse apparaître des traces de trimétazidine, utilisé pour soigner les angines de poitrine, et qui aurait un effet sur la circulation du sang. Devant le TAS, elle s’est défendue en évoquant une « contamination » après avoir bu dans la tasse de son grand-père. L’enquête devra faire la part des choses. Comme la championne est mineure, le code mondial antidopage exige aussi une enquête visant à faire la lumière sur l’implication éventuelle de l’encadrement de la championne. Le CIO l’aurait demandé à l’Agence mondiale antidopage.

En attendant, sur la glace de Pékin, Kamila Valieva va essayer de faire le mieux possible ce qu’on lui a appris, et tenter d’oublier quelques minutes qu’elle est l’héroïne d’un feuilleton qui promet de nombreux épisodes.