Certaines lectures sont-elles dangereuses ? Cette éternelle question de la liberté de lire s'accompagne d'une autre : faut-il rendre accessibles tous les textes ? Dernièrement, le manifeste d'un tueur de masse en puissance a été retiré de la « bibliothèque de l'internet », Internet Archive, une semaine après sa mise en ligne, par crainte de l'utilisation qui pourrait en être faite.
Le 17/02/2022 à 10:28 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
17/02/2022 à 10:28
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Un incident a relancé le débat parmi les archivistes d'internet, comme chez ceux qui réfléchissent à la notion de liberté sur internet. Le jour précédent l'arrestation d'un ancien conférencier de l'université de Californie, Matthew Harris, pour des menaces de mort à l'encontre de résidents du campus de l'établissement, un manifeste rageur de 800 pages, rédigé par cet individu visiblement dangereux, a été publié sur le site Internet Archive.
La mécanique de la viralité
Toujours avant son arrestation, Matthew Harris a également envoyé un email à ses anciens étudiants, contenant un lien vers le manifeste et des vidéos de sa chaîne YouTube destinés à ses étudiants et aux professeurs du département de philosophie de l'université.
L'enquête qui a suivi l'arrestation a révélé notamment le téléchargement de ces contenus violents et haineux par un étudiant de l'Université californienne. « Au début, je ne pensais pas vraiment à archiver les vidéos », explique l'étudiant au site Vice, avant d'ajouter : «Je voulais juste les sauvegarder et les montrer à des amis. Je n'ai décidé de les mettre en ligne qu'une fois que j'ai réalisé que la chaîne YouTube d'Harris allait être supprimée. »
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Cet étudiant n'a d'ailleurs par découvert ce contenu grâce au mail de l'auteur du manifeste et des vidéos, mais par le serveur de messagerie instantanée Discord, affilié à l'Université. À partir de premiers mails, un contenu amené à être effacé par Youtube a ainsi été sauvé et une information d'abord connue par les seuls réceptionneurs des premiers mails a été partagée à tous les élèves d'une des plus importantes universités publiques des États-Unis, tel un virus.
De la curiosité morbide au passage à l'acte
L'étudiant a notamment expliqué son comportement vis-à-vis de ce contenu en alléguant une curiosité morbide bien connue de certains internautes aimant à se perdre sur le web. Des vidéos d'accidents de voiture regardées à la chaîne, ou des contenus bien plus violents, notamment disponibles sur la plateforme Liveleak avant que cette dernière soit fermée, ces documents borderline peuvent posséder, pour beaucoup, un véritable pouvoir de fascination.
Mieux acceptées, toutes les émissions ou médias spécialisés dans les faits divers s'appuient sur cette même réalité, tout en apportant une dimension supplémentaire : essayer de comprendre quelles pourraient être les motivations des pires criminels, et leur personnalité. Ainsi, ces documents violents peuvent-ils posséder une valeur pédagogique ?
Jonathan Ivy, analyste du comportement à l'Université d'État de Pennsylvanie, dont les recherches explorent le rôle des médias américains dans la promotion des fusillades de masse « imitatrices », affirme que les manifestes ne peuvent pas être utilisés pour mieux comprendre les motivations d'un tueur, ou dans cette affaire spécifiquement, d'un assassin en puissance, car le danger d'un tel document entre les mains d'un potentiel tueur de masse est trop important.
La chose est à présent admise grâce au recul des expériences de tueries de masse de ces dernières décennies : le contenu terroriste motive de futures attaques. En 2019, un manifeste de droite est apparu sur le forum, 8chan, peu de temps avant que son auteur n'exécute une attaque terroriste meurtrière avec un bilan de 23 morts à El Paso, au Texas.
Le manifeste, où le tireur détaille et justifie ses opinions racistes et anti-immigrés, a écrit qu'il s'était inspiré à son tour du manifeste d'un des tireurs de l'attentat de Christchurch, dont le bilan a été de 51 morts et 40 blessés dans deux mosquées de la ville de Nouvelle-Zélande, cette fois-ci en 2018. Un terroriste qui a, de son côté, notamment repris à son compte le concept de « grand remplacement », forgé par l’écrivain français d’extrême droite Renaud Camus.
Dans la semaine qui a suivi l'attaque d'El Paso, la police américaine a affirmé avoir arrêté au moins six hommes complotant des attaques « imitatrices » inspirées par le tireur.
La réaction d'Internet Archive
Mise en cause dans cette affaire, l'archiviste numérique qui a fondé Internet Archive, Brewster Kahle, explique : « qu'Internet Archive n'est pas un éditeur et ne cherche pas à agir comme tel, mais plutôt comme ce qu'il est, une bibliothèque au service des chercheurs, des universitaires et du grand public ». Un argumentaire qui rappelle celui des Gafam au sujet des contenus haineux que ces plateformes numériques ne censurent pas, et qui s'appuie sur la législation américaine.
En effet, les plateformes numériques américaines sont considérées, dans leur pays d'origine, comme de simples hébergeurs et non des éditeurs, et ce sur la base de la Communications Decency Act de 1996. Outre qu'elle constitue la première tentative du Congrès américain pour réglementer le contenu pornographique sur Internet, la section 230 de cette loi acte la non-responsabilité légale des opérateurs de services internet pour des propos tenus par un tiers utilisateur de leurs services.
Au sujet de l'affaire de ce conférencier américain et de la publication de son manifeste sur la plateforme, Internet Archive, Brewster Kahle « avoue n'avoir pas encore de réponse solide à la manière dont Internet Archive doit conserver des archives à long terme dans le cadre des archives historiques et de l'accès public aux connaissances, tout en équilibrant cette nécessité avec les dangers que ces archives peuvent constituer ».
Pour Matt Bailey, directeur du programme de liberté numérique de PEN America, la préservation des manifestes pose des problèmes à court et à long terme. C'est pourquoi ce dernier milite pour un accès à toutes les formes d'expression, à moins qu'il n'y ait une raison vraiment forte de déroger à ce principe comme une incitation à la violence.
« Il semble qu'il y ait des arguments crédibles selon lesquels il y a incitation à la violence dans ce manifeste, et par là-même de réelles menaces de violence dans le matériel qui a été supprimé », avant de nuancer : « mais une fois que la partie judiciaire sera passée, nous devrons examiner l'accès à long terme en contenu public de ces types de document, surtout à destination des chercheurs, universitaires, journalistes et historiens, afin qu'il puisse accéder à ces matériaux pour raconter la grande histoire. »
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La législation française sur les contenus terroristes en ligne
En France, ce 16 février, les députés ont approuvé le projet de loi qui transpose le nouveau règlement européen sur la lutte contre les contenus terroristes en ligne. Cette loi exigera la suppression des contenus terroristes en ligne sur toutes les plateformes internet, dont les Gafam, et ce dans un délai de 60 minutes maximum. Une injonction à retirer le contenu problématique qui devra être portée par l'ARCOM après que l'autorité aura pris connaissance de ce contenu jugé terroriste.
Les sanctions pour la non application de la loi pourront atteindre, en cas de récidive, jusqu'à 4% du chiffre d’affaires mondial de la plateforme incriminée. Un délai d'une heure jugé trop court par beaucoup d'observateurs, et qui rappelle la loi Avia rejetée en 2020 par le Conseil Constitutionnel. L'institution avait notamment pointé l'absence du juge dans l'application de la loi.
Du côté des biblothèques, le Code de déontologie du bibliothécaire, mis en place en 2003 sous l'égide de l'Association des Bibliothécaires de France, affirme dans son article 2 relatif aux ressources, collections et services, « appliquer les dispositions législatives et réglementaires concernant les collections, ainsi que les décisions de la Justice, sans se substituer à celle-ci, notamment celles qui interdisent la promotion de toute discrimination et de toute violence. »
La loi qui transpose le nouveau règlement européen sur la lutte contre les contenus terroristes en ligne devra encore passer devant le Sénat, et être ratifiée au plus tard le 7 juin, en tant que transposition d'une directive européenne. Ainsi, à l'inverse de la loi Avia, cette loi devrait, cette fois-ci, bien être appliquée.
Crédits : Domaine Public
5 Commentaires
Marie
18/02/2022 à 08:38
Au nom justement de la "liberté de lire" -qui inclut la liberté de ne pas- je suis contre cette censure. A mettre en parallèle la nouvelle profession de "influenceur" qui fait florès et qui n'est ni plus ni moins qu'une incitation au "passage à l'acte" ...de consommer au nom de l'argent.La dégringolade civilisationnelle se poursuit.
Alex
18/02/2022 à 09:51
Il y a quand même une différence entre inciter à tuer et inciter à acheter un sèche-cheveux.
Aleph
18/02/2022 à 13:10
Il est absurde de penser que de tels documents déclenchent un passage à l'acte qui serait advenu sans malgré tout. Il n'y a qu'un soupçon de causalité non étayé par une corrélation. Des millions de gens ont vu des films avec des assassins mégalomanes, et combien sont passés à l'acte ?
Par ailleurs, des ouvrages dangereux, des manifestes monstrueux, il y en a plein les bibs : Marx, Lénine, Trotsky, etc. et des thèses objectivement liberticides ou dangereuses sont mises en avant : Pikependre, Antinuke, etc. ou même les rgimes d'amaigrissement miraculeux, etc. il y a de quoi faire si l'on veut seulement signaler les écrits non fiables.
Enfin, Camus n'a pas "forgé le concept" du "grand remplacement", il a tout au plus trouvé le nom et l'a fait connaître. Quant à savoir si c'est un simple concept, ou si le démographe Alfred Sauvy n'avait pas écrit avant lui...
Jujube
18/02/2022 à 17:31
Apparemment, pour certains lecteurs, un manuel de recettes culinaires est tout aussi instructif, et surtout inoffensif, qu'un vade-mecum de psychopathe, terroriste-fou de dieu, pédophile sadique, tueur en série et autres pièces de collection que je passe ou ignore.
Ah! mais oui, c'est vrai, ne prêche-t-on pas la transmission des bienfaits du patrimoine immatériel d'une culture aux générations présente et à venir?
La grande absente, dans ce menu, n'est-ce pas la prudence? Haine et cruauté se déclenchent parfois si facilement chez les humains! L'appui d'un modèle inédit peut être fatal.
HM
26/02/2022 à 13:52
Soyons sérieux, cette question se pose pour d'autres documents...
En soi, contre la censure. Toutefois, il faut être charpenté psychiquement, avoir de la méthiode, des capacités d'analyse, être capable de dépasser les idéologies en générale... C'est pas donné à tout le monde et cela demande d'avoir fait quelques études et d'avoir passer qq test devant des psy (psychologue et psychiatre)
La décision, en bibliothèque, doit se faire -à défaut, malheureusement, de capacités d'analyse- vis-à-vis des missions et des publics... Jamais en BM,. Jamais en accès libre. Toujours en BU ou en bibliothèque spécialise ou encore en archive, sur présentation de documents administratifs prouvant la réalité d'actes de recherche (histoire, sociologie...)