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Reportage à Roubaix : Amine Elbahi, cible des islamistes

Le « plus grand combat » d’Amine Elbahi : rapatrier son neveu et sa nièce, nés et détenus en Syrie.
Le « plus grand combat » d’Amine Elbahi : rapatrier son neveu et sa nièce, nés et détenus en Syrie. © Virginie Clavières / Paris Match
Émilie Blachere , Mis à jour le

En dénonçant l’emprise intégriste dans « Zone interdite », ce Roubaisien met sa vie en péril.

Face aux injures et aux menaces de mort, Amine Elbahi cille à peine. Depuis des semaines, un torrent de haine furieuse s’abat, via les réseaux sociaux, sur ce juriste de 25 ans. Décapitation, égorgement… Ses ennemis le condamnent à une fin funeste. Son tort ? Avoir dénoncé à visage découvert, dans « Zone interdite » , les dérives de l’islam radical à Roubaix, sa ville natale, révélant au passage la complaisance de certains élus, qu’il nomme, à l’égard des fondamentalistes religieux. Le courage a un prix. Depuis son témoignage accablant, il est jour et nuit sous protection policière, comme Ophélie Meunier, la présentatrice de l’émission télévisée . Ce protocole, déclenché en urgence, le rassure. Il doit néanmoins limiter ses sorties et éviter les foules, les transports en commun et Roubaix, son fief. Son quotidien s’est réduit au strict minimum. Risquer sa vie pour défendre sa liberté, chez lui, en France, Amine Elbahi ne s’y attendait pas. Pour autant, il ne regrette pas ses propos : « Je me sens encore plus serein, déterminé et libre de m’exprimer, jure-t-il. Si ce que j’ai dit dérange, c’est que je dois viser juste… »

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Rien ne le destinait à devenir la cible de ces extrémistes. Sa mère, dont il est proche, a quitté Oran, en Algérie, au début des années 1980. À 20 ans, elle débarque seule à Marseille, s’installe ensuite à Paris puis, en 1988, à Roubaix. En 1996, Amine naît. Son enfance n’est pas douce. Quatrième d’une fratrie de six enfants, trois frères et deux sœurs, il grandit à l’Épeule, un quartier populaire, au sein d’une famille musulmane modeste, fusionnelle, soudée autour d’une figure maternelle forte. Le garçon se souvient des départs matinaux et des retours tardifs de cette mère, femme de ménage tendre, autoritaire, pétrie de souffrances. Face à sa détresse, l’enfant se forge une carapace, s’épanouit dans une solitude et une éducation stricte. « Ma famille sait ce qu’est la misère, mais ma mère gérait très bien malgré les difficultés et l’absence de mon père, que je n’ai jamais connu. Elle, qui encore aujourd’hui ne sait ni lire ni écrire, nous a inculqué de grandes valeurs : l’apprentissage, le travail, le respect des autres et la liberté de penser. Parfois, c’était dur à la maison. Mais nous étions heureux. »

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Élevé par une mère analphabète, ce diplômé de droit s’est imposé, très jeune, par son éloquence

Enfant, il surprend par sa maturité et sa lucidité. « Très vite, dit-il, j’ai compris que les individus n’étaient pas tous logés à la même enseigne, qu’ils ne combattaient pas tous avec les mêmes armes, mais qu’il y avait des outils pour avancer et s’adapter. Rien n’est figé, mais “on n’a rien sans rien”, me répétait ma mère. » À 10 ans, il vend ses affaires sur le marché pour gagner quelques billets. À 12, au collège, des médecins lui détectent une malformation aux genoux, handicap dont il souffre toujours. C’est l’âge où l’on s’engaillardit sur les terrains de football. Amine trépigne sur le banc de touche… jusqu’à trouver une parade à ce coup du sort : à 14 ans, il deviendra le plus jeune arbitre de sa région. « J’arbitrais tous les week-ends, raconte-t-il. Je mettais plein de cartons, on me surnommait “Lucky Luke, l’homme qui tire plus vite que son ombre” ! »

Son fort caractère, son entêtement laissent un souvenir amusé à certains, agacé à d’autres. Amine Elbahi aime se faire remarquer. Un jour, il lance une grève, soutenue, pour dénoncer l’exclusion d’un élève de sa classe. Plus tard, son éloquence populaire et son culot, dopés par une certaine insolence, lui valent d’être élu au conseil de vie lycéenne. Tout au long de sa scolarité, son leadership piquant impressionne ses camarades, crispe ses professeurs. En cinquième, le collégien prend le large. Sa mère l’inscrit à l’internat du collège privé catholique Sainte-Marie, à Cassel, à une soixantaine de kilomètres de Roubaix. Les valeurs de l’institution sont la discipline, la rigueur, l’entraide. Il n’a pas 15 ans mais déjà une singulière force d’esprit, doublée d’une sérieuse résistance à l’autorité.

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Sur la photo : le maire de Roubaix, Guillaume Delbar, au centre, avec le fondateur d’Ambitions et initiatives pour la réussite (à g.), l’association mise en cause.
Sur la photo : le maire de Roubaix, Guillaume Delbar, au centre, avec le fondateur d’Ambitions et initiatives pour la réussite (à g.), l’association mise en cause. © DR

Amine s’ennuie en classe. Expulsé de son lycée chic pour cause d’absentéisme régulier, il se retrouve dans un établissement dit « sensible ». Le lycéen pointe déjà les défaillances de la politique locale. Il note dans un cahier des idées, des propositions pour un monde plus juste. À 16 ans, en seconde, il s’inscrit au Conseil consultatif de la jeunesse, comité destiné à impliquer les jeunes dans la vie locale. Il est à nouveau déçu : « Les débats manquaient de fond », se plaint-il. Un an après, en 2014, il s’engage en politique aux Jeunes populaires, mouvement de jeunesse de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), où il gère la communication depuis l’antenne de Roubaix. « J’avais l’art de la punchline, le contact facile et l’envie d’apprendre et de partager mes idées avec des gens plus mûrs. Les ados et leurs jeux vidéo ne m’intéressaient pas. Je voulais découvrir ce qui ne m’était pas accessible. »

Auprès des militants, Amine Elbahi parle sans ambages. Il regrette l’absence de solidarité, déplore le repli sur soi, les injustices sociales et le communautarisme toxique qu’encouragent les fondamentalistes. Avec son franc-parler, il veut faire bouger les lignes. Il s’impliquera dans la campagne de Guillaume Delbar, candidat UMP aux municipales de mars 2014. Roubaix, hanté par le chômage et la pauvreté (45 % des habitants vivent à l’époque au-dessous du seuil de pauvreté, estimé à 977 euros par mois), sombre dans l’abstentionnisme : 55,59 % au second tour, contre 36 % sur le territoire national ! Ce triste record, ajouté à l’éclatement de la gauche, profite au candidat de droite qui, à la surprise générale, remporte le scrutin. Elbahi, plein d’espoir, est à ses côtés, en première ligne pour la défense des valeurs républicaines et la lutte contre l’extrémisme. Mais, deux mois plus tard, le 28 août 2014, son monde s’effondre.

Cette mère d’élève explique devant la caméra cachée : « Avant, il y avait deux séances par semaine, une séance d’éducation islamique, une autre de Coran. »
Cette mère d’élève explique devant la caméra cachée : « Avant, il y avait deux séances par semaine, une séance d’éducation islamique, une autre de Coran. » © DR

Jamais le jeune homme n’aurait imaginé être directement affecté par les maux qu’il exècre. Ce jeudi-là, sa grande sœur de 19 ans, étudiante en droit, se rend au marché. Un leurre. Elle s’enfuit en réalité vers l’enfer syrien, qu’on lui a fait prendre pour un paradis. Seule, elle passe par la Belgique puis la Turquie. Ses proches ne la reverront plus. Seul Amine garde le contact : « Ce n’est pas une idiote qui a regardé la télé et s’est dit : “C’est chouette, le djihad !” Elle a rejoint une filière de recrutement qui opérait à Roubaix et qui a fait d’énormes dégâts. Elle n’était pas animée par une volonté de combat, mais par le rêve de vivre sur une terre sainte. J’ai compris que je ne pouvais plus rien faire. Sur place, elle s’est mariée à un combattant français et a eu un garçon, né en décembre 2015, et une fille, née en janvier 2017. Depuis la chute de Daech, elle est veuve, prisonnière dans un camp. Ses enfants sont enfermés dans un autre, à Roj. Mon plus grand combat, c’est de les rapatrier. Mon neveu et ma nièce n’ont pas à payer les erreurs de leur mère, c’est inadmissible de les laisser là-bas… »

Passé le choc et l’incompréhension, la colère submerge Amine. Deux mois avant la disparition de sa sœur, il avait signalé sa soudaine radicalisation aux autorités, via Stop djihadisme, le numéro vert mis en place par le gouvernement. Il décrivait ses prières assidues, ses propos radicaux, son voile intégral. En vain : « C’étaient des bénévoles. Ils ne comprenaient rien ! » Roubaix est alors frappé par une importante vague de départs en Syrie, notamment celui de vingt-trois personnes d’une même famille.

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Si ce que j’ai dit dérange, c’est que je dois viser juste

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Presque huit ans plus tard, cette absence reste une blessure profonde, toujours douloureuse. Amine Elbahi est une victime collatérale de la dérive islamiste qu’il dénonce et dont il est désormais la cible. « Les menaces de mort que je reçois aujourd’hui, ce n’est rien à côté du départ de ma sœur », lâche-t-il. Face à l’adversité, son engagement reste inébranlable. Un master 2 en droit public des affaires en poche, encore étudiant, il poursuit un cycle de formation et rêve de revêtir la robe d’avocat. « J’aime l’idée de défendre des causes qui ne sont pas les miennes, argue-t-il. Je me suis construit par la parole, j’aime bien contredire. Ce qui m’intéresse, c’est la bagarre verbale. » En attendant, il bataille sur plusieurs fronts.

En novembre 2019, Amine a fondé la Caisse sociale, une association locale qui vise à aider les allocataires de la Caf à faire valoir leurs droits. En parallèle, il combat les extrêmes et, par des déclarations cinglantes, dénonce « l’inaction de l’État et de certains responsables locaux qui, par lâcheté, complaisance et clientélisme, nous amènent dans cette situation inacceptable ». Il critique également un ancien proche, le maire Guillaume Delbar, ex-Les Républicains rallié à la bannière de La République en marche, qu’il accuse d’avoir manqué de vigilance dans le financement d’une association soupçonnée de prosélytisme religieux. Les mises en cause visant ce proche de Gérald Darmanin tombent mal, pile au moment où le gouvernement soutient le plan du ministre de l’Intérieur sur le « séparatisme islamiste ».

« Roubaix est la preuve qu’on laisse faire, s’emporte Amine Elbahi. Plutôt que d’identifier l’ennemi, minoritaire, nous vivons une forme de renoncement. Au lieu d’agir, on réagit ! La connaissance est reléguée au second plan au profit de l’émotion. Je m’étonne de notre capacité à nous émouvoir collectivement d’une situation que nous connaissons tous depuis longtemps. Roubaix, comme de nombreux territoires en France, est devenu le symbole de l’échec de l’État, incapable d’affirmer son autorité. J’attends de nos politiques qu’ils proposent des idées. Aujourd’hui, c’est vide, creux. Le néant. » Une question sur son éventuelle candidature aux élections législatives de juin semble le flatter. « Je dois me construire professionnellement pour m’engager, répond-il. Je porte des idées et c’est aux politiques de venir les soutenir. » Pour preuve, les dizaines de SMS qu’il reçoit d’eux quotidiennement. Amine Elbahi est un homme aussi détesté que courtisé.

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