Quand Aragon et Eluard rendaient hommage au "groupe Manouchian"

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Quand Aragon et Eluard rendaient hommage au "groupe Manouchian"

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Des membres du "groupe Manouchian", photographiés pour la propagande Nazi, peu de temps avant leur exécution, en novembre 1944.
Des membres du "groupe Manouchian", photographiés pour la propagande Nazi, peu de temps avant leur exécution, en novembre 1944.
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L'ancien résistant Arsène Tchakarian est mort. Il était le dernier survivant du "groupe Manouchian", un groupe de résistants devenu célèbre pendant la Seconde Guerre mondiale. Aragon leur avait rendu hommage dans un poème intitulé "Strophes pour se souvenir".

"Des libérateurs ? La libération par l'armée du crime !" A la veille de l'exécution de 22 résistants communistes, plus de 15 000 affiches rouges sont placardées en France. Le 21 février 1944, 22 membres du "groupe Manouchian" sont condamnés à mort puis fusillés au fort du Mont-Valérien, à l'exception de la seule femme de ce mouvement de résistance, Olga Bancic. Elle est guillotinée quelques mois plus tard, conformément au manuel du droit criminel de la Wehrmacht qui interdit alors de fusiller les femmes. Arsène Tchakarian, mort le 4 août 2018 à l'âge de 101 ans, était le dernier membre encore en vie de ce mouvement de résistance.

L'Affiche rouge du  Comité d’action antibolchévique.
L'Affiche rouge du Comité d’action antibolchévique.

L'affiche rouge placardée à Paris et à Lyon, censée justifier les exécutions, n'aura pas l'effet escompté : elle devient un emblème de la Résistance et les membres du "groupe Manouchian" sont vus en martyrs. Louis Aragon composera en 1955 le poème "Strophes pour se souvenir", dans lequel il leur rend hommage :

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"Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant"

Aragon s'inspire alors de la dernière lettre que Missak Manouchian, le leader du mouvement de résistance, adresse à sa femme et qu'il écrit le jour de son exécution : "Je meurs à deux doigts de la victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand. (...) Bonheur ! à tous ! J’ai un regret profond de ne pas t’avoir rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et avoir un enfant pour mon honneur et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse."

En 1969, la Comédie-Française donnait à entendre, lors d'une soirée intitulée Poésie et politique, une interprétation de ce poème :

"Strophes pour se souvenir" dans Poésie et politique (28/04/1969)

2 min

Léo Ferré en fera une chanson, "L'Affiche Rouge", en 1959 :

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D'Aragon à Eluard : l'hommage aux résistants étrangers

Aragon n'est pas le seul à dédier un poème à la mémoire du "groupe Manouchian", c'est également le cas de Paul Eluard, qui consacre son poème "Légion" "à la mémoire de vingt-trois terroristes étrangers torturés et fusillés à Paris par les Allemands" :

"C'est que des étrangers comme on les nomme encore
Croyaient à la justice ici bas et concrète
Ils avaient dans leur sang le sang de leurs semblables
Ces étrangers savaient quelle était leur patrie"

Si dans son poème Aragon compose ce vers "Nul ne semblait vous voir Français de préférence" et si Eluard qualifie "d'étrangers" les membres du "groupe Manouchian" c'est parce qu'il s'agit d'une antenne des Francs-tireurs et partisans - main-d'oeuvre immigrée (FTP-MOI), une unité de résistance communiste composée pour l'essentiel d'étrangers et d'apatrides.

Constitué d'immigrés italiens, polonais, espagnols ou encore arméniens (c'est le cas de Missak Manouchian), ce réseau de résistance effectue de nombreuses actions coups de poings contre le régime de Vichy. Parmi celles-ci, le "groupe Manouchian" s'était notamment illustré en parvenant à abattre, le 28 septembre 1943, le SS Standartenführer Julius Ritter, responsable de la mobilisation de la main-d’œuvre du Service de Travail Obligatoire en France. Un des membres du groupe responsable de l'attentat, Marcel Rayman, était alors filé par la police française depuis plus de deux mois. Ils parvinrent ainsi à arrêter 23 des membres du "groupe Manouchian" en novembre 1943.

En décembre 1989, l'émission L'Histoire en direct consacrait un numéro au FTP-MOI, où des membres de ce mouvement de résistance revenaient sur leurs actions passées. Claude Lévy, membre de la 35ème brigade des FTP-MOI de Toulouse, se rappelait alors de l'affiche rouge :

"Historiquement, il a été montré que les Allemands n'ont pas pu aller plus loin dans la politique de répression justement parce qu'il a été démontré que ça n'arrêterait pas le processus de lutte armée, au contraire. (...) Nous étions pour beaucoup d'entre nous d'abord des réfugiés géographiques, souvent, et ensuite nous étions totalement démunis, puisque nous n'avions pas de moyens de subsistance. Nous étions souvent illégaux malgré nous, et nous étions très souvent sans famille, avec des familles internées ou dispersées. Et c'est là où j'avais pris l'exemple des jeunes du groupe Manouchian, fusillés, et qui dans leurs dernières lettres ne pouvaient pas écrire à leurs parents (...). Je crois qu'une lettre particulièrement émouvante commence par "Madame, si mes parents reviennent vous leur remettrez cette chemise et cette lettre...". Quelques autres étrangers du groupe, même espagnols, écrivent à leur femme ou leur mère. Tandis que les petits juifs de cette époque-là, déjà à 50 %, n'avaient plus de nouvelles de leurs familles..."

Les FTP MOI : des étrangers dans la résistance (L'histoire en direct, 04/12/1989)

58 min

Missak Manouchian était, lui aussi, un poète. Dans "Le Miroir et moi", il composait ainsi :

"Me battant contre la mort, vivre étant le seul problème…
Quel guetteur têtu je fus des lueurs et des mirages !"