Quand Voltaire parlait des indomptables Ukrainiens
L’Ukraine n’est pas une nation, pas un pays, pas un État, elle n’est qu’une « création artificielle » : c’est ce que martèle Poutine depuis des années, pour légitimer son projet de réintégration par la force des terres ukrainiennes dans le giron russe. À ses yeux, Russes et Ukrainiens partagent un même destin. L’histoire est un peu plus compliquée. Depuis des siècles, les fils d’une identité ukrainienne singulière se tissent les uns aux autres pour former une nation à part entière, soucieuse de son indépendance. Voltaire le soulignait déjà au XVIIIe siècle : les « Cosaques » sont un peuple libre et farouche – un peu sauvages, même.
- Si Russie et Ukraine partagent indéniablement des racines historiques communes dans la Rus’ de Kiev, les différences entre les deux nations existent – en dépit de velléités russes de réincorporer l’Ukraine. Elles n’ont cessé de s’accentuer au fil des siècles. En particulier, avec l’établissement de l’Hetmanat cosaque, précurseur de l’État ukrainien (« Cosaque » et « Ukrainien » sont pratiquement confondus dans le vocabulaire de l’époque), dans le sillage de la révolte de 1648 menée par Bogdan Khmelnitski. Un certain Voltaire fait, au XVIIIe siècle, le portrait singulier de cette nation indocile, au carrefour des influences exercées par les grandes puissances voisines (Russie, Empire ottoman, Pologne).
- « Les Ukrainiens, qu’on nomme Cosaques, sont un ramas d’anciens Roxelans, de Sarmates, de Tartares réunis », écrit le philosophe dans son Histoire de Charles XII (1731-68). Mais c’est un désir qui, avant tout, au-delà des questions ethniques, semble alors le dénominateur commun : les Ukrainiens sont « amoureux à l’excès d’un bien préférable à tout, la liberté ». Tel est d’ailleurs le sens du mot cosaque, qazaq : « homme libre ». « Les Cosaques de l’Ukraine [n’ont] jamais voulu de maîtres. […] L’Ukraine a toujours aspiré à être libre. » Cette liberté se lit jusque dans le mode de vie des Cosaques, que Voltaire décrit avec un mélange de fascination et de réprobation : « Il s’en faut beaucoup que Rome et Constantinople, qui ont dominé sur tant de nations, soient des pays comparables pour la fertilité à celui de l’Ukraine. La nature s’efforce d’y faire du bien aux hommes », constate Voltaire dans son Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand (1759-63). L’Ukraine, ajoute-t-il, est « un des pays les plus fertiles du monde ». Et pourtant, les Ukrainiens n’en profitent pas : « Les hommes n’y ont pas secondé la nature : vivant des fruits que produit une terre aussi inculte que féconde, et vivant encore plus de rapines. » Les choses ont bien changé – l’Ukraine est aujourd’hui l’un des principaux producteurs de céréales au monde. Mais de toute évidence, ce désir de liberté a subsisté.
- Désir contrarié, s’il en est. « Étant entourée de la Moscovie, des États du Grand Seigneur, et de la Pologne, il lui a fallu chercher un protecteur, et par conséquent un maître dans l’un de ces trois États. Elle se mit d’abord sous la protection de la Pologne, qui la traita trop en sujette ; elle se donna depuis au Moscovite, qui la gouverna en esclave autant qu’il le put. » Les Cosaques, cependant, ne cessèrent de résister – car, ajoute Voltaire, ils ne se donnaient « toujours [qu’]à condition de vivre dans leur libre anarchie ». La Pologne en fit les frais : « Les seigneurs polonais des palatinats qui touchent à l’Ukraine voulurent traiter quelques Cosaques comme leurs vassaux, c’est-à-dire comme des serfs. Toute la nation, qui n’avait de bien que sa liberté, se souleva unanimement, et désola longtemps les terres de la Pologne. »
- La Russie, aussi, fit les frais de cette profonde indocilité, de cette résistance aux dominations étrangères. En témoigne cet épisode d’un dîner entre l’hetman Ivan Mazepa (qui régna de 1687 à 1708) et le tsar Pierre le Grand : « Un jour, étant à table à Moscou avec le tzar, cet empereur lui proposa de discipliner les Cosaques, et de rendre ces peuples plus dépendants. Mazeppa répondit que la situation de l’Ukraine et le génie de cette nation étaient des obstacles insurmontables. Le tzar, qui commençait à être échauffé par le vin, et qui ne commandait pas toujours à sa colère, l’appela traître, et le menaça de le faire empaler. » Mazepa se rebelle alors contre la Russie. L’Hetmanat, sans doute, ne put résister indéfiniment, et fut absorbé en 1764.
- Voltaire ne dira mot des exactions de Catherine la Grande, qui soumit le petit État : « Même des penseurs éminents tels que […] Voltaire sont devenus des instruments de louange de l’“impératrice éclairée”, ces chœurs d’admirateurs enthousiastes ont noyé les gémissements de l’Ukraine asservie. C’est à cette époque que commence la falsification éhontée de l’histoire du peuple ukrainien, dont ses héros (Dorochenko, Mazeppa) ont été vus comme des traîtres et ses traîtres (Samoylovitch) considérés comme des héros, et la destruction de l’indépendance ukrainienne fut alors présentée comme un grand bien pour l’Ukraine. Peu à peu, le nom même d’Ukraine sombre dans l’oubli », résumera l’historien Jean-Benoît Schérer dans ses Annales de la Petite-Russie (1788).
- L’Hetmanat ne disparaîtra pas complètement des mémoires pour autant. Mais il marque, à n’en pas douter, un jalon important des métamorphoses de l’identité ukrainienne, qui n’est pas soluble dans le mythe national de la Grande Russie. Au fond, la guerre actuelle ne fait qu’accentuer cette divergence toujours plus marquée des trajectoires.
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