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EnquêteEau et rivières

De la Bretagne à la Méditerranée, notre eau est en mauvais état

Le Rhône, près de la circulation sur le pont de Savoie.

Partout en France, notre eau est en mauvaise santé. Peu intéressés par le sort des rivières, les gouvernements ne se sont pas attaqués au vrai problème : l’agriculture industrielle. Résultat, les consommateurs payent le prix fort.

L’eau, c’est la vie... mais que se passe-t-il quand notre eau n’est plus vive ? Nos rivières et nappes souterraines sont mal en point. Malgré des décennies de politiques ambitieuses, malgré des programmes d’actions touffus et des opérations tous azimuts, leur état ne s’arrange pas, ou si peu. Qu’est-ce qui cloche ?

L’Union européenne se préoccupe pourtant depuis longtemps de la qualité des eaux. En 2000, constatant leur état déplorable en Europe, Bruxelles a poussé pour l’adoption d’une directive-cadre volontariste sur le sujet : elle imposait aux États d’agir pour que les cours d’eau, les nappes, les lacs et les eaux littorales soient en « bon état », d’ici à 2015. Par « bon état », elle entendait une eau de bonne qualité, sans pollution (« bon état chimique » dans le langage de la Commission), en quantité suffisante — notamment pour les eaux souterraines — et des milieux en bonne santé, accueillant poissons et autres organismes aquatiques (le « bon état écologique »).

Las, quinze ans plus tard, les progrès étaient minces : moins de 40 % des eaux de surface étaient en bon état chimique, idem pour l’état écologique. L’Europe a donc accordé un généreux délai aux dirigeants : ils ont à présent jusqu’en 2027 pour atteindre le Graal.

La France y parviendra-t-elle ? En 2019, les Agences de l’eau ont dressé un bilan de l’état de leur bassin. Elles ont examiné les rivières et les plans d’eau, analysé les eaux littorales, scruté les nappes, cherché nombre de substances chimiques, compté les animaux aquatiques. « On a collecté plus de 3 millions de données », précise Guillaume Choisy, directeur général de l’agence de l’eau Adour-Garonne. Tout ceci a permis de dresser un état des lieux de la santé de nos eaux. Et le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas encourageant.

© Stéphane Jungers/Reporterre

Un long rétablissement

À tel point que la plupart des agences doutent de réussir à nettoyer nos eaux d’ici 2027. Sur le bassin Loire-Bretagne, près de 80 % des rivières et des plans d’eau risquent de ne pas atteindre le bon état, et 45 % des nappes. En Seine-Normandie, « si aucune nouvelle action n’était entreprise », on passerait même de 32 % de cours d’eau en bon état en 2019 à 18 %. En cause : l’augmentation des pressions sur la ressource — urbanisation, croissance économique et changement climatique.

Au sein des Agences, beaucoup s’agacent d’être pointés comme mauvais élèves. « Pour qu’une masse d’eau soit classée en bon état, il faut que tous les indicateurs soient au vert, et il suffit que l’un d’entre eux ne le soit pas pour être déclassé, explique Martin Gutton, de l’agence Loire-Bretagne. La note finale ne reflète pas les efforts fournis ! » Par exemple, si une rivière n’est plus polluée aux nitrates mais qu’elle contient encore un métal lourd, elle sera quand même considérée en mauvais état. « Ça donne l’impression qu’on ne fait rien, alors qu’il se passe plein de choses, ajoute Laurent Roy, directeur général de l’Agence Rhône-Méditerranée-Corse. Sachant que de surcroît, on mesure de plus en plus de substances. »

Une lône rouverte par la Compagnie nationale du Rhône. © David Richard/Reporterre

Ainsi, les résidus médicamenteux, source importante de contamination, n’étaient pas analysés il y a vingt ans. Dernière nuance, « il faut du temps pour que les progrès se voient, dit Cyrille Euverte, de l’Agence Artois-Picardie. Plusieurs années, voire plusieurs décennies sont nécessaires pour qu’un milieu se rétablisse ». Sa collègue, Dorothée Bolzan, approuve : « Sur les cinquante dernières années, les cours d’eau se sont nettement améliorés. Avant, on avait des cours d’eau qui prenaient feu, ou qui se teintaient de rouge ou de blanc en fonction des rejets. »

Mais même si le thermomètre dysfonctionne quelque peu, le mercure tarde franchement à redescendre. Rivières et nappes sont toujours mal en point, et les causes sont connues. Les eaux pluviales se déversent dans les milieux naturels sans être traitées, alors qu’elles sont bien souvent chargées de polluants ou de terres agricoles pleines de pesticides. Le plomb, mais également les hydrocarbures, issus des voitures thermiques, contaminent massivement nos eaux. Nombre de fleuves et de rivières sont endigués, canalisés, encombrés de barrages, tous ces aménagements empêchant le fonctionnement naturel des écosystèmes aquatiques.

L’agriculture industrielle, la bête noire

À chaque région ses difficultés : dans les plats bassins d’Artois-Picardie ou de Seine-Normandie, le peu de reliefs ralentit l’écoulement des eaux, accentuant la concentration des pollutions. En Rhône-Méditerrannée, « ce n’est pas tant la qualité de l’eau qui pose problème que les canalisations, les endiguements, les stockages qui perturbent la vie des fleuves », dit Jacques Pulou, de France Nature Environnement.

Pour chacun de ces sujets, les Agences ont des solutions : améliorer les stations d’épuration, désimperméabiliser les villes pour favoriser l’infiltration des eaux pluviales, restaurer les cours d’eau et les zones humides pour leur redonner vie.

Irrigation d’un champ dans la Drôme. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Irstea

Mais le point noir, que chacun nomme à grand renfort de précautions, c’est l’agriculture intensive. Les Agences de l’eau parlent de « pollution diffuse » et de « pression agricole ». Au téléphone, les directeurs des Agences sont prudents : « Les pollutions diffuses agricoles font partie de nos principales préoccupations, explique Martin Gutton, en Loire-Bretagne. L’agriculture occupe 55 % de notre territoire, donc forcément elle a une responsabilité particulière. »

Les chiffres de l’état des eaux publiés par l’Office français de la biodiversité (OFB) sont pourtant éloquents : « L’une des principales sources de dégradation est la pollution chimique », indique son rapport de 2020, pointant les « pesticides, nitrates, phosphates, micropolluants ». L’agriculture industrielle prélève également d’importantes quantités d’eau, notamment en été : cela rend les écosystèmes aquatiques plus vulnérables, et concentre des pollutions possibles — plus il y a d’eau, plus les contaminations sont diluées.

© Stéphane Jungers/Reporterre

« On s’attaque à la partie difficile, qu’on ne voit pas — les substances pesticides, les résidus médicamenteux — et c’est un gros défi, surtout avec des budgets qui ne sont pas à rallonge », résume Dorothée Bolzan, de l’Agence de l’eau Artois-Picardie. Les solutions existent — agroécologie, changement des techniques d’irrigation, réduction du recours aux pesticides —, mais peinent à se développer.

« Dans certaines zones de Charente, on a réussi à diviser par trois la teneur en nitrates, précise Guillaume Choisy. On sait faire, on a l’expérience, mais il va falloir du temps pour qu’on parvienne à massifier. » Pour les Agences de l’eau, contraintes par des budgets restreints, la mission se révèle ardue : elles vident l’océan du productivisme à la petite cuillère.

L’eau, oubliée des politiques

Sans impulsion nationale, l’action régionale atteint ses limites. À l’inverse, des bifurcations politiques peuvent avoir des effets rapides sur les cours d’eau : « Bien que de nombreux pesticides continuent d’être détectés dans la plupart des cours d’eau, leur présence baisse d’environ 20 % tant en métropole que dans les DOM entre 2008 et 2018, note ainsi le rapport de l’OFB. Parmi les cinq herbicides qui ont le plus fortement contribué à la baisse de l’indice, deux sont interdits d’usage. » Rien de tel qu’une interdiction ou une réglementation stricte. C’est bien là que le bât blesse, selon Marc Laimé, journaliste spécialiste de l’eau : « Si nous avons échoué à atteindre le bon état des eaux, c’est essentiellement parce qu’on n’a pas remis en cause le modèle agricole. »

« Il s’agit d’éviter des “guerres de l’eau” »

D’après lui, face à la difficulté de la tâche, les gouvernements successifs se sont désintéressés du sort de nos rivières : « L’eau est sortie de l’histoire, au profit du climat et de la biodiversité, elle n’est plus dans le ranking des politiques publiques. » Car améliorer la santé des eaux nécessite de s’attaquer au cœur du réacteur croissanciste : l’agriculture industrielle, mais également le bétonnage des sols, ou le mix énergétique — les centrales nucléaires représentent 50 % des prélèvements dans les cours d’eau et l’hydroélectricité, qui endommage la vie des rivières, demeure la deuxième source d’électricité en France.

Le sujet de l’eau est ainsi devenu hautement explosif, sans que les pouvoirs publics ne parviennent à jouer les médiateurs. Bataille autour de l’irrigation et tensions entre écolos et défenseurs des moulins se multiplient. « Il s’agit d’éviter des “guerres de l’eau”, même si nous n’en sommes pas encore là, prévient Laurent Roy. Enfin, on a déjà eu des conflits violents en France, qui ont mené à la mort d’un jeune à Sivens » [1].

Manifestation contre le barrage à Sivens, en 2014. Flickr/CC BY-NC-ND 2.0/Metronews Toulouse

Dépollution financée par les consommateurs

Façon de rappeler que l’eau est un enjeu vital pour nos sociétés. « Même si nous ne buvons pas directement l’eau de nos rivières, il y a un lien entre le bon état des milieux aquatiques et l’eau qu’on boit au robinet », poursuit le directeur de l’Agence Rhône-Méditerranée. En quarante ans, près de 12 500 captages d’eau potable ont été fermés, soit 312 en moyenne chaque année, principalement à cause d’une dégradation de la qualité de l’eau. « Parmi les captages abandonnés pour cause de pollution sur cette période, 41 % le sont du fait de teneurs excessives en nitrates et pesticides. 23 % sont fermés pour des raisons de microbiologie, 7,5 % du fait de présence d’arsenic », précise l’OFB.

En 2018, 6 millions de personnes — près de 1 Français sur 10 — ont été alimentées, au moins une fois, par une eau non conforme aux limites de qualité autorisées pour les pesticides. Comme le rappelait l’association UFC-Que choisir, ce chiffre pourrait être plus important, car même quand elle est déclarée « conforme », l’eau du robinet peut être polluée.

Si l’eau que nous buvons reste, dans l’immense majorité des cas, potable, cette qualité se paie au prix fort. « Si l’eau est aujourd’hui meilleure au niveau du robinet, ce n’est pas parce que l’agriculture française a amélioré ses pratiques, avec moins de pesticides et d’engrais azotés, mais parce qu’on dépollue plus, ou qu’on ferme les sources trop polluées, expliquait Olivier Andrault, de l’UFC-Que choisir, interrogé en 2021 par Reporterre. Le coût de la dépollution des pollutions agricoles représente entre 750 millions et 1,3 milliard d’euros par an, intégralement financé par les consommateurs via leurs factures d’eau et la redevance qu’ils versent aux Agences de l’eau. » Celles-ci n’ont pas lésiné sur les moyens : de 2013 à 2018, elles ont investi près de 15,5 milliards d’euros dans la reconquête des milieux aquatiques. Avec les succès, mitigés, que l’on connaît.

Faut-il, dès lors, jeter l’éponge ? Beaucoup, parmi les dirigeants européens, ont appelé à enterrer la directive-cadre sur l’eau, affirmant que son ambition serait démesurée. « Attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, prévient cependant Jacques Pulou. Sans cette directive, je n’ose même pas imaginer dans quel état seraient nos eaux. » Il appelle au contraire les politiques à se ressaisir du sujet. L’eau entrera-t-elle (enfin) dans le bain de la campagne présidentielle ?


Et les outre-mer ?

Les eaux ultra-marines ne vont pas mieux que leurs cousines métropolitaines. En Guadeloupe comme en Martinique, outre l’héritage empoisonné du chlordécone, les îles antillaises doivent faire face à des systèmes d’assainissement souvent en piteux état. Menaçant l’alimentation en eau potable des îliens. À La Réunion, l’hydroélectricité, principale source d’énergie renouvelable, endommage de nombreux cours d’eau par ses barrages. Comme dans les autres départements d’outre-mer, beaucoup de foyers restent non raccordés au tout-à-l’égout, ce qui occasionne des pollutions ponctuelles. À Mayotte, les déchets en tout genre — décharges sauvages, déchiquetage de voitures — sont une source importante de pollution, en plus des pesticides. Enfin, un cinquième des cours d’eau de Guyane risque de ne pas atteindre le bon état à cause, principalement de l’exploitation aurifère.

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