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Politique

"Cette guerre ruine ma carrière de scientifique toute entière" : en Russie, un rideau de fer s'abat sur la science

Alors que les sanctions du monde occidental à l'encontre de la Russie se multiplient, la science ne fait pas figure d'exception et s'annonce comme l'une des victimes collatérales du conflit déclenché par Vladimir Poutine en Ukraine. Sciences et Avenir s'est entretenu avec plusieurs chercheurs russes en poste dans le pays, dont l'inquiétude pour l'avenir est à la hauteur du désarroi. 

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Un ouvrier d'entretien grimpe pour nettoyer le Monument aux conquérants de l'espace, portant le modèle d'une fusée, au sommet du Musée national de la cosmonautique à Moscou, le 7 avril 2021.

Un ouvrier d'entretien grimpe pour nettoyer le Monument aux conquérants de l'espace, portant le modèle d'une fusée, au sommet du Musée national de la cosmonautique à Moscou, le 7 avril 2021.

Natalia Kolesnikova/AFP
Un ouvrier d'entretien grimpe pour nettoyer le Monument aux conquérants de l'espace, portant le modèle d'une fusée, au sommet du Musée national de la cosmonautique à Moscou, le 7 avril 2021.
"Cette guerre ruine ma carrière de scientifique toute entière" : en Russie, un rideau de fer s'abat sur la science
Marine Benoit
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"Je vis un désastre personnel. Cette guerre ruine ma carrière de scientifique toute entière", se désole dans un échange sur messagerie sécurisée Ivan*, éminent physicien à l’Institut de recherche nucléaire de Moscou. "J’ai passé de nombreuses années en Europe à collaborer avec divers instituts. Aujourd’hui, je ne crois pas que cela sera à nouveau possible." Le plus dur pour ce sexagénaire dont on ne compte plus les publications dans de grandes revues scientifiques n’est pourtant pas la perspective de voir son aventure collaborative avec la physique s’achever pour toujours. Non, l’expérience la plus difficile qu’il ait eu à vivre au cours de ces derniers jours, nous souffle-t-il, a été de constater qu’une partie de ses collègues - "infime certes, mais une partie quand même" -, approuvaient la guerre enclenchée en Ukraine par Vladimir Poutine.

Anton, lui aussi physicien dans un institut de recherche moscovite, la trentaine, semble tout aussi sonné. "Bien sûr, physiquement, nous allons bien. Mais nous sommes en état de choc. Pendant une semaine, j’ai été paralysé, je n'ai rien pu faire, tout comme beaucoup de mes collègues qui se sont vus incapables d’enseigner ou de poursuivre leurs travaux de recherche", confie-t-il. Comme Ivan et nombre de ses concitoyens, il assiste, impuissant, à la mise sous cloche de son pays après l’accumulation de sanctions économiques à l’encontre de la Russie et le départ ou la restriction des activités de plus de 300 entreprises internationales implantées sur le territoire. Il sait aussi que pour lui, le bouleversement s’annonce plus violent encore que pour d’autres Russes dont les emplois ne dépendent pas de décisions prises à l’étranger. Lui qui n’avait jusqu’ici jamais cessé de voyager et, bien sûr, de collaborer étroitement avec des consœurs et confrères du monde entier se voit aujourd’hui "blacklisté" par un grand nombre d’universités et autres institutions scientifiques internationales.

Les recteurs russes derrière Vladimir Poutine

En moins d’une dizaine de jours, toute une partie du monde académique occidental a choisi de couper les ponts avec la recherche russe en signe de protestation contre la guerre en Ukraine menée par le Kremlin. Et ce malgré une lettre ouverte à Vladimir Poutine mise en ligne le 24 février sur le site de Troitsk Variant-Science, une publication scientifique de premier plan en Russie. Dans la missive aujourd'hui retirée, après l’adoption par la Douma d’un amendement au code pénal prévoyant de fortes amendes et jusqu’à 15 ans de prison à quiconque propagerait des informations visant à "discréditer" les forces armées ou appelant "à imposer des sanctions à la Russie", près de 7.000 chercheurs et chercheuses russes ont condamné d’une même voix l’invasion militaire. 

"Pendant une semaine, j’ai été paralysé, je n'ai rien pu faire, tout comme beaucoup de mes collègues qui se sont vus incapables d’enseigner ou de poursuivre leurs travaux de recherche"

Saluée partout dans le monde, la prise de position n'a donc pas suffi à empêcher le MIT de mettre fin, le 25 février - soit à peine 24 heures après l’attaque des troupes russes en Ukraine -, à son partenariat avec le Skolkovo Institute of Science and Technology (Skoltech), une université anglophone située dans la banlieue de Moscou. Lundi 7 mars, c’était au tour de l’Association des universités européennes (EUA) d’annoncer la suspension de sa collaboration avec douze universités russes dont les recteurs ont affiché leur soutien au conflit. Dans leurs déclarations, ces derniers ont souligné "l’importance" d'encourager l’armée et le président, qualifiant de "devoir fondamental" l’enseignement à leurs étudiants "du patriotisme". Comme en France, les recteurs d'universités russes sont nommés directement par le chef d'État. De quoi faire immédiatement réagir l’EUA, estimant cette prise de position "diamétralement opposée" aux valeurs européennes que les établissements en question "avaient embrassées en adhérant à l’association".

Des mises au ban qui divisent

Parallèlement, l’Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède et la Lituanie ont annoncé stopper tout projet de recherche en partenariat avec la Russie et la Biélorussie, bien que les gouvernements de ces États aient encouragé les universitaires à ne pas rompre leurs liens individuels avec les chercheurs russes. En France, le CNRS a suspendu "toute nouvelle forme de collaboration avec la Russie", tout en assurant que les scientifiques russes travaillant dans des laboratoires CNRS pourront continuer à le faire.

Mercredi 9 mars, enfin, ce fut au tour du prestigieux CERN, le plus grand centre de physique des particules au monde, d’énoncer sa série de décisions prises lors d’un conseil extraordinaire ayant réuni les représentants de ses 23 États membres. Le laboratoire - dont la devise est "la science pour la paix", rappelle l’un de ses membres au magazine Science - a fini par voter la suspension du statut d'observateur de la Russie et a interdit à ses représentants d'assister aux délibérations du Conseil. Pour autant, il a choisi de ne pas expulser le millier de scientifiques russes qui représente environ 8% des utilisateurs internationaux du CERN.

De telles décisions n’ont pas été prises qu’en réaction à cette terrible actualité. Certaines répondent directement à la demande de scientifiques ukrainiens de mettre fin expressément à toute forme de coopération avec les institutions scientifiques russes. "Nous sommons la communauté scientifique mondiale d'arrêter immédiatement l'effusion de sang et la destruction barbare d'un pays européen civilisé", déclarait fin février Anatoly Zagorodny, président de l'Académie nationale des sciences d'Ukraine. "Ne nous laissez pas seuls face à l'agresseur brutal". Toutefois, quelques organisations scientifiques ont fait le choix de ne pas répondre favorablement à cet appel au boycott, arguant qu’un tel engagement politique desservirait la science. La semaine dernière, l'Union astronomique internationale rejetait ainsi une pétition d'astronomes ukrainiens visant à bannir les astronomes russes des activités de l'UAI. "L'UAI a été fondée juste après la Première Guerre mondiale afin de rassembler les collègues, nous ne souhaitons donc pas les éloigner en décidant qui soutenir en fonction de ce que font leurs gouvernements", écrivait Debra Elmegreen, présidente de l'UAI, dans un courriel adressé le 1er mars à Yaroslav Yatskiv, président de l'Association ukrainienne d'astronomie, et auquel Science a eu accès. Même son de cloche du côté du réacteur à fusion expérimental ITER, projet international basé en France et qui, pour le moment, ne prévoit pas d'expulser la Russie, membre à part entière de cette collaboration scientifique d’ampleur. "ITER est un enfant de la guerre froide et est délibérément non aligné", a déclaré Laban Coblentz, porte-parole d'ITER.

Isolement inexorable

Ivan comme Anton se réjouissent que le dialogue avec leurs collègues occidentaux soit pour l’instant maintenu. "Nous sommes en train de terminer nos papiers, nous communiquons via Zoom", explique le premier. "Mes confrères et consœurs se montrent jusqu’ici solidaires avec moi. Ils connaissent mes positions." Anton dit ressentir le même soutien de la part de ses contacts étrangers mais craint tout de même que d’ici peu, les scientifiques russes ne finissent totalement isolés en dépit des bonnes volontés. "Certaines organisations scientifiques, notamment en Allemagne, ont coupé tous les canaux avec la Russie, même lorsqu’il s’agissait de travaux en cours. Des journaux de référence n’acceptent plus non plus les papiers d’auteurs russes. J’ai même appris que certains référents refusaient de travailler avec leurs étudiants russes, bien que j’ai le sentiment que ces situations sont rares…"

"L’État financera les travaux destinés aux journaux scientifiques nationaux. Si financements il y a encore, au vu de l’effondrement total de notre économie qui se profile…"

Au cours des prochains jours, Ivan dit s’attendre à voir la Russie réagir à toutes ces portes de laboratoires qui lui claquent au nez : "Je n’exclus pas que les autorités russes coupent l’oxygène de l’intérieur." Jusqu’ici, et depuis de nombreuses années, les instances de financement de la recherche russe privilégiaient les projets de chercheurs habitués à publier dans de grands journaux scientifiques internationaux. Si cette pratique, commune à tous les pays occidentaux, devient impossible pour les Russes, la donne risque fatalement de changer : "L’État financera les travaux destinés aux journaux scientifiques nationaux. Si financements il y a encore, au vu de l’effondrement total de notre économie qui se profile…"

Ce repliement sur soi, cette "science d’État", est ce que craint le plus Anton. "L'isolement signifie la mort de tout progrès que nous pourrions faire en Russie. Les personnes les plus talentueuses finiront par émigrer." Contrairement à certains scientifiques plus âgés avec qui il échange, lui ne croit pas à un retour à une recherche scientifique "comme en URSS". "Ce sera bien pire, car la science est devenue beaucoup plus internationale et s’appuie sur des réseaux", s’inquiète-t-il, tout en estimant que la recherche russe "se dégradait déjà avant la guerre en raison de nombreuses erreurs et d'une politique d'isolement" imposée par le gouvernement. "Mais nous avions réussi à faire beaucoup de progrès dans certains domaines, notamment dans l'éducation. Si la situation ne change pas, nous allons tout perdre."

Partir ou subir

Quels choix ont alors les scientifiques russes ? Continuer à travailler dans l’ombre avec leurs homologues étrangers qui l’accepteraient, au risque, un jour, d’être rattrapés par la FBS, le service de sécurité intérieure ? Fuir du pays tant que cela est encore possible pour tenter de rejoindre un laboratoire étranger ? "Je ne peux pas partir car j’ai des parents très âgés dont je dois m’occuper. Et puis, je ne crois pas avoir l’âge de repartir de zéro ailleurs...", confesse Ivan. "En revanche, je ferai tout pour aider les plus jeunes qui le souhaitent à trouver des postes hors de Russie. Même s'il me semble évident que les scientifiques ukrainiens devront être prioritaires."

À l’heure actuelle, quitter la Russie pour s’implanter ailleurs est de toute façon loin d’être une entreprise aisée. Car si les scientifiques incorporés à des collaborations internationales bénéficient en temps normal de visas longue durée, la crise sanitaire a drastiquement réduit leur liberté de mouvement. "À cause des restrictions liées au Covid, presque plus personne n’a ce genre de visa. La plupart des chercheurs qui veulent se rendre en Europe n’en ont pas la possibilité, même ceux qui sont attendus là-bas", explique Anton, qui affirme avoir lui-même reçu plusieurs invitations de laboratoires européens. Depuis quelques jours, nous apprend-t-il, nombreux sont les Russes, scientifiques ou non, qui tentent de rejoindre la Géorgie et l’Arménie, deux pays proches de la Russie encore accessibles sans visa. "Je n’ai pas envie de partir, mais si rien de positif ne se passe d’ici un mois, je serais contraint de m’y résoudre", lance le physicien, qui espère plus que tout que l’obtention de visas européens sera à nouveau envisageable dans un futur proche. "Autrement, un très grand nombre de personnes, parmi lesquelles des gens hautement qualifiés, vont être forcées de faire des choix très difficiles."

Dans un mail succinct, un illustre mathématicien russe a fini par accepter de nous faire part de ses états d’âme : "Comme vous le savez probablement, j'ai signé plusieurs lettres ouvertes contre... Je ne peux plus écrire ce mot. J’encoure une peine qui peut aller jusqu’à 15 ans de réclusion. J'ai toujours essayé de défendre la liberté dans mon pays, mais je ne suis pas (encore) prêt à aller en prison. Ce que je peux vous dire, c’est que je ressens une honte terrible face aux événements actuels. Quant à nous autres scientifiques russes, je crains que notre isolement ne fera que contribuer à la création d'une nouvelle Corée du Nord..."

*Tous les prénoms ont été changés.

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