Royaume-Uni : "L'argent sale russe s'est infiltré partout dans notre société"

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Royaume-Uni : "L'argent sale russe s'est infiltré partout dans notre société"

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Le milliardaire russe Roman Abramovitch, proche de Vladimir Poutine, a pris le contrôle du Chelsea FC en 2003. Il a annoncé sa cession peu après l'invasion russe de l'Ukraine, avant des sanctions des autorités britanniques. Photo de mai 2017.
Le milliardaire russe Roman Abramovitch, proche de Vladimir Poutine, a pris le contrôle du Chelsea FC en 2003. Il a annoncé sa cession peu après l'invasion russe de l'Ukraine, avant des sanctions des autorités britanniques. Photo de mai 2017.
© AFP - Ben Stansall

À Londres, la fortune des oligarques russes a alimenté les partis politiques, le football, les médias, l'industrie ou l'immobilier... Pour Gina Miller, présidente du parti True and Fair, il est plus que jamais nécessaire d'agir pour purger le Royaume-Uni de l'argent sale. Même s'il est déjà tard.

Les proches de Vladimir Poutine sont dans le collimateur du gouvernement britannique. Les fameux oligarques, qui ont investi des fortunes dans le pays et particulièrement à Londres, peuvent faire l'objet de sanctions, comme le gel de leur patrimoine au Royaume-Uni voire la saisie de certains biens. De nouvelles sanctions ont encore été annoncées ce jeudi contre sept oligarques russes, dont le propriétaire du club de Chelsea Roman Abramovitch et son ancien partenaire commercial Oleg Deripaska qui vont subir un gel de leurs avoirs et une interdiction de voyager.
"Les sanctions d'aujourd'hui montrent une fois de plus que les oligarques et les kleptocrates n'ont pas leur place dans notre économie ou notre société. Avec leurs liens étroits avec Poutine, ils sont complices de son agression", a déclaré dans un communiqué la ministre des Affaires étrangères Liz Truss à propos de l'invasion russe de l'Ukraine. L'autorité britannique des marchés (FCA) a par ailleurs annoncé ce jeudi la suspension "temporaire" de l'action du géant de l'acier Evraz dont Roman Abramovitch est le principal actionnaire.

Mais de nombreuses voix s'élèvent outre-Manche pour dénoncer la lenteur et l'inefficacité de ces mesures. Gina Miller est l'une d'entre elles. Experte en finance et figure de proue des anti-Brexit issus de la société civile, elle dénonce un capitalisme vicié et des élites complices. (Cet entretien a été réalisé avant les annonces de ce jeudi)

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Vous avez été directement confrontée à l’argent russe, de l’argent sale. Pouvez-vous nous raconter la manière dont cela s’est passé ?

J'ai vécu une expérience inhabituelle. Je dirige une société d'investissement, une fondation caritative et je travaille dans des conseils d'administration de groupes de réflexion. Nous avons toujours été conscients que l'argent russe entrait dans la ville et arrivait dans de grandes institutions, mais le mouvement s’est intensifié après la crise financière en 2008. À ce moment précis, il y a eu une augmentation des montants qui affluaient. C'était flagrant.

J'ai été approchée par des gens par le versant caritatif. Ils m'ont dit : "Si vous donnez à cette personne l'accès à des membres de la famille royale, à des célébrités, à de grandes œuvres de charité, si vous leur permettez d’être invités aux événements qui comptent, aux matchs de polo… nous pourrions vous donner 30 millions de livres sterling [environ 36 millions d’euros, ndlr] pour commencer, il y en aurait d'autres à venir." Nous aurions pu faire des choses incroyables avec cet argent ! Mais il y avait tellement de conditions… Nous devions financer des organisations caritatives étrangères en Biélorussie, en Roumanie, certaines en Afrique également. J’ai très vite compris que ce n'était pas de l'argent propre. Ça déclenchait toutes nos sonnettes d'alarme.

Avez-vous fini par savoir qui était ce "généreux donateur" ?

Non. Mais c’était de l’argent russe, à coup sûr. Toutes les organisations caritatives de Londres ont été sollicitées par des "conseillers en philanthropie" pour des investissements russes. À cette époque-là, j’ai vu arriver des Russes dans toutes les soirées londoniennes, au milieu de la bonne société britannique. Quand je posais des questions sur ces gens, on me répondait en riant : "Ce sont les nouveaux riches." Les nouveaux riches avaient de l'argent russe et nous ne devions pas poser trop de questions.

Une propriété londonienne du magnat du pétrole et des métaux Roman Abramovich.
Une propriété londonienne du magnat du pétrole et des métaux Roman Abramovich.
© AFP - Tolga Akmen

Ce que vous racontez s’est passé il y a quatorze ans. Est-ce toujours d'actualité selon vous ?

À cette époque, Londres a reçu une injection d'adrénaline grâce à l'argent russe. Il y en avait partout. C'était dans tous les événements caritatifs, culturels. Partout où vous alliez ! Je me souviens d'une histoire sur un restaurant londonien où il est très difficile d'entrer. L’un des parents d’élèves dans l’école de ma fille, un oligarque russe, me parle de cet endroit. Je lui dis : "Sans réservation, c’est impossible." Il sourit : "Non, pas de problème. Ils me connaissent." Cela peut paraître anecdotique mais ça ne l’est pas, parce qu’il citait aussi des politiciens avec qui il était en contact étroit, ce qui était extrêmement inquiétant.

Aujourd’hui, le problème auquel nous sommes confrontés, au Royaume-Uni, c'est que le phénomène est présent dans tous les secteurs. Le gouvernement fait maintenant beaucoup de bruit pour corriger les choses. Ce ne sera pas facile, car l'argent sale russe s'est infiltré partout dans notre société.

Une loi vient d’être votée en urgence pour lutter contre l’argent sale et s’attaquer directement aux milliardaires russes proches de Poutine. Est-ce suffisant ?

C’est une blague ! D’abord, ce projet est resté en veilleuse pendant des années. Il n'y avait aucune volonté politique de le présenter parce que, en fait, il ne s'agit pas que de l'argent russe. Londres regorge d'argent du monde entier dont les origines sont très douteuses.

Gina Miller, présidente du parti True and Fair, prône un capitalisme propre et une transparence qu'elle juge nécessaire.
Gina Miller, présidente du parti True and Fair, prône un capitalisme propre et une transparence qu'elle juge nécessaire.
- Aliona Adrianova

J'ai lu une grande partie du projet de loi et il comporte d'énormes lacunes. D’abord, on introduit une nouvelle législation, mais il n’est jamais question de ressources ou de nouveaux fonds pour ceux qui doivent enquêter. Ce gouvernement a systématiquement réduit le financement des services de police, des tribunaux, des agences criminelles. Qui va appliquer cette nouvelle législation ? C'est un problème à mes yeux.

Le deuxième écueil, c'est le registre des propriétés et des entreprises de Londres. Vous devez y faire figurer le nom des dirigeants, mais s'il s'agit d'auto-certification. Qui va réellement y inscrire son propre nom ?

Ma troisième grande préoccupation touche à une clause qui précise que le gouvernement peut annuler n'importe quelle loi si les personnes ou les entreprises impliquées profitent à notre économie. Cela signifie qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent et simplement décider qu'il n'y a aucune raison pour que ces personnes, individus ou entreprises, soient sanctionnés. Le projet de loi est donc adopté à la hâte mais ce n'est pas un projet de fond, à mon avis. Il y a tellement de failles...

L’opposition travailliste martèle depuis le début de la guerre en Ukraine que le gouvernement conservateur ne va pas assez vite pour nommer et sanctionner les milliardaires proches de Poutine. Certains oligarques essaient déjà de vendre certains actifs afin de reprendre leur argent. Est-il trop tard pour agir ?

Je pense que le gouvernement a été lent parce que cet argent a profité au parti conservateur. Mais en fait, les travaillistes ont également été coupables à cet égard. Les gouvernements successifs étaient au courant de ce secret de polichinelle, de l'afflux d'argent sale à Londres.

Je dirais donc que travaillistes et conservateurs essaient de mettre de l'ordre dans leurs propres maisons. Mais c'est trop lent, trop tard. Il y a trois semaines, j’avertissais sur le fait que nous devrions également fermer toutes les plateformes de cryptomonnaies car il était évident que des capitaux allaient y s'y réfugier. Nous sommes beaucoup trop dans la réaction, pas assez proactifs.

Nous aurions pu identifier les sociétés cotées à la Bourse de Londres et les sanctionner avant même d’imaginer une nouvelle législation. Nous aurions pu identifier et sanctionner 50 à 100 personnes dans un premier temps. Il n'y en a qu’une quinzaine sur la liste noire des autorités. Le gouvernement traîne les pieds parce qu'il sait qu’il en souffrira aussi.

Et maintenant ?
8 min

Nous savons qu'à Londres, dans les quartiers de Kensington, de Fitzrovia, de Highgate, il existe des demeures incroyablement chères qui appartiennent à des oligarques russes. Au vu et au su de tout le monde. Ce n’est un secret pour personne...

C'est un secret de polichinelle en effet. Tout le monde connaît ces propriétés, ces clubs de foot, ces donateurs dans l’art et la culture… Mais ce n’est pas seulement la faute des politiciens. Il y a toute une armée de facilitateurs. Ce sont des conseillers en philanthropie, des avocats, des comptables… Je ne dis pas qu'ils ont enfreint la loi mais ils ont joué très près du bord, ils ont utilisé toutes les failles, tous les vides juridiques. Ils ont créé un environnement dans lequel nous avons permis à l'argent d’arriver. 

Nous avons permis l'achat de propriétés par le biais d'entités qui ont été enregistrées dans les îles Vierges britanniques, où que ce soit dans le monde. Ce réseau a été largement identifié dans les "Panama Papers". Rien de tout cela n'est nouveau. Beaucoup de nos politiciens, tous partis confondus, ont fermé les yeux sur ce qui se passait parce qu'ils savaient qu'en parler porterait un coup économique au Royaume-Uni.

Entendez-vous l'éco ?
58 min

Un agent immobilier de luxe, responsable d’une grande agence londonienne, qui travaille avec de richissimes clients depuis quarante-cinq ans, notamment des Russes, a déclaré : "Les abeilles fortunées finissent toujours par venir sur le pot de miel londonien." Une réaction ? 

Je parle de ce que j'appelle le capitalisme responsable depuis 1996 et je crains que nous ayons décidé que l'argent est plus important que la morale. En ce moment, à cause de Poutine et de ce qui se passe avec l'Ukraine et la Russie, nous visons les oligarques russes. Je le comprends très bien. Mais si nous nous concentrons sur la Russie, nous perdons la vue d'ensemble.

L’argent sale arrive de partout sur le sol britannique. Il ne s'agit plus seulement d'argent dans les maisons ou des clubs de football. Il s'agira de nos actifs, de nos industries, de nos infrastructures et de nos icônes nationales. C'est demain. Nous devons nous en inquiéter maintenant. Les oligarques du futur sont propriétaires de notre pays. Aucun pays ne devrait vendre ses actifs. La chose la plus importante pour la population de notre pays devrait être notre sécurité.

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