« Nos petits-enfants en sauront probablement moins sur le monde dans lequel ils vivent que nous »

« Nos petits-enfants en sauront probablement moins sur le monde dans lequel ils vivent que nous »

Dans Un Nouvel âge des ténèbres, la technologie et la fin du futur (Allia, février 2022), l’écrivain britannique James Bridle, formé aux sciences cognitives et à l’ingénierie informatique, formule un postulat étonnant : l’essor des technologies numériques ne coïncide pas avec le développement de l’intelligence humaine mais avec son irrémédiable déclin.

Serions-nous en train de connaître la fin de l’idéologie du progrès, cet état d’esprit qui postule que le développement des civilisations humaines ne peut aller qu’en s’améliorant, que l’essor des technologies numériques est nécessairement un bienfait qui doit permettre des avancées scientifiques toujours plus sidérantes ? Dans Un nouvel âge des ténèbres, la technologie et la fin du futur (Allia, février 2022), James Bridle estime que la direction que prennent les sociétés humaines n’est pas celle d’un progrès social et intellectuel, mais celle d’une régression due au caractère profondément obscur et anti-démocratique à la fois du système économique (qui favorise l’enrichissement des plus riches) et des nouveaux outils numériques (qui sont au service de ce système).

« L’abondance d’informations (…) qui nous sont désormais accessibles via Internet ne produisent pas une réalité cohérente et consensuelle, mais une réalité marquée par une obstination intégriste envers les récits simplistes »
James Bridle, « Un Nouvel âge des ténèbres, la technologie et la fin du futur » (Allia, février 2022)

 Loin d’avoir tenu sa promesse d’émancipation, internet est devenu paradoxalement un vecteur d’ignorance et d’avilissement de la pensée. « L’abondance d’informations et la pluralité des points de vue sur le monde qui nous sont désormais accessibles via Internet ne produisent pas une réalité cohérente et consensuelle, mais une réalité marquée par une obstination intégriste envers les récits simplistes, les théories du complot et la politique post-vérité. C’est d’après cette contradiction qu’apparaît l’idée d’un nouvel âge de ténèbres : un âge où la valeur que nous avons conférée à la connaissance est anéantie par la profusion de cette ressource avantageuse », souligne James Bridle. 

Et l’auteur de s’inquiéter de « l’avènement d’un temps où nos petits-enfants en sauront probablement moins sur le monde dans lequel ils vivent que nous aujourd’hui ».

Le règne de la loi d’Eroom

Concrètement, les premiers signes de ce déclin se manifestent, selon lui, dans la recherche scientifique. La loi d’Eroom (la loi de Moore à l’envers) identifie un tassement inéluctable des découvertes et du « progrès ». Les études sont de moins en moins nombreuses et de moins en moins fiables. Le principe de reproductivité – une expérience scientifiquement valide doit pouvoir être reproduite – n’opère plus : «  [U]ne étude globale menée par Nature a révélé que 70 % des scientifiques n’avaient pas réussi à reproduire les résultats obtenus par d’autres chercheurs  », indique l’écrivain. 

« La crise du réchauffement climatique est une crise de l’esprit, une crise de la pensée, une crise de notre capacité à penser une autre façon d’être. »
James Bridle, « Un Nouvel âge des ténèbres, la technologie et la fin du futur » (Allia, février 2022)

Une autre donnée étonnante lie le déclin de la pensée avec la crise climatique.  Il est possible que le taux de concentration du CO2 dans l’air puisse avoir un impact physique sur nos cerveaux. Pour la première fois depuis 800 000 ans, le dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère a dépassé les 400 ppm (partie par million). Or, à 1000 ppm, la capacité cognitive humaine chuterait de 21 %. « La crise du réchauffement climatique est une crise de l’esprit, une crise de la pensée, une crise de notre capacité à penser une autre façon d’être. Bientôt, nous ne pourrons plus du tout penser », s’alarme James Bridle. Et malheureusement, le développement du numérique, loin de freiner le réchauffement climatique comme un certain story-telling peut le laisser croire, contribue à son accélération.

Aujourd’hui, nous savons que des data centers monstrueux – dont le taux d’émission de CO2 équivaut à celui du trafic aérien (2 %) – sont construits un peu partout dans le monde et affectent notre géographie et nos paysages. Les tenants de la spéculation mondiale, pour améliorer les capacités du trading à haute fréquence vont jusqu’à percer des montagnes et construire des réseaux sous l’océan. Aux yeux de James Bridle, le monde de la finance est devenu totalement opaque. Le commun des mortels n’y comprend plus rien et n’a plus les moyens d’y participer.

« La cupidité éhontée revêtue de la logique inhumaine de la machine » 

L’écrivain Michael Lewis, cité par James Bridle, écrit dans Flash Boys (2014) : « Les premiers payaient pour gagner des nanosecondes ; les seconds ne savaient même pas qu’une nanoseconde avait de la valeur. Les exploitants jouissaient d’une vision parfaite du marché, les exploités ne voyaient plus ce qu’était devenu le marché. Ce qui avait été un jour été la Bourse la plus réglementée, la plus transparente et la plus démocratique du monde, ressemblait désormais davantage à une exposition privée d’une œuvre d’art volée. »

« Derrière quelques pixels sur la page d’Accueil d’Amazon se cache le travail de milliers d’ouvriers exploités »
James Bridle, « Un Nouvel âge des ténèbres, la technologie et la fin du futur » (Allia, février 2022)

Cette inintelligibilité fondamentale se retrouve également dans le fonctionnement des sociétés Amazon et Uber, alliance de « l’idéologie capitaliste du profit maximum » et de «  l’opacité technologique  ». « Derrière quelques pixels sur la page d’Accueil d’Amazon se cache le travail de milliers d’ouvriers exploités : chaque fois que l’on appuie sur le bouton d’achat, des signaux électroniques ordonnent à un véritable être humain de se mettre en mouvement, d’accomplir sa tâche avec diligence », rappelle l’auteur. Comment ne pas rejoindre Bridle et son originale thèse d’un « nouvel âge des ténèbres » lorsque l’on constate que « la cupidité éhontée peut être revêtue de la logique inhumaine de la machine  » ?