Décryptage

L’étrange super-pouvoir de la synesthésie, entre art et science

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4 à 6% de la population possèderaient cette faculté qui peut associer automatiquement dans l’esprit sons et couleurs, voire même activer le goût. Une capacité fascinante sur laquelle planchent encore les scientifiques et qui infuse depuis longtemps tous les domaines de la création, de Van Gogh à Debussy en passant par Nabokov. Enquête sur les mystères de la synesthésie.
Vassily Kandinsky, Composition VIII
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Vassily Kandinsky, Composition VIII, 1923

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huile sur toile • 140 x 201 cm • Coll. Guggenheim museum, New York • © Bridgeman Images

Sentir, voir, écouter, goûter… Voici des sensations que la plupart d’entre nous sommes capables d’éprouver. Mais chez certaines personnes, ça se mélange ! Avantage ou inconvénient, ce phénomène se nomme la synesthésie – un mot issu du grec ancien « syn » pour union et « aesthesis » pour sensation. Cette « étrangeté » neurologique (non pathologique) se produit quand une information destinée à stimuler l’un des sens en sollicite un autre. Il peut aussi y avoir, plus rarement, deux autres sens, voire trois qui s’entrechoquent. On estime que 4 à 6% de la population possèdent cette faculté qui peut lier par exemple l’ouïe et la vision. En d’autres termes, si vous entendez une tonalité ou une mélodie, vous pouvez clairement percevoir les couleurs et les formes dans votre esprit.

Mais chez d’autres synesthètes, cela peut être un son qui provoque un goût en bouche. Ce n’est pas fini ! Comme le montre une étude américaine récente, il existerait plus d’une centaine de synesthésies différentes. La plus courante associe des couleurs aux chiffres, aux lettres ou aux jours de la semaine… Sans pouvoir le prouver avec certitude, c’est peut-être ce à quoi faisait allusion Arthur Rimbaud dans son célèbre sonnet Voyelles (1871) : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes. »

« Des vestiges de l’imaginaire enfantin » ?

Charles Germain de Saint Aubin, Caricature de Louis Bertrand Castel et son « clavecin oculaire »
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Charles Germain de Saint Aubin, Caricature de Louis Bertrand Castel et son « clavecin oculaire »

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11 × 14 cm • © Waddesdon, The Rothschild Collection (The National Trust)

Cette capacité chez certaines personnes intrigue depuis longtemps la communauté scientifique. En 1704 déjà, le physicien Isaac Newton attribuait des notes de musique à son cercle chromatique. Une idée que va prolonger le père Louis Bertrand Castel, un savant jésuite contemporain de Newton qui passera l’essentiel de sa vie à tenter de fabriquer (en vain) un « clavecin oculaire », soit un instrument qui dispenserait une musique de couleurs.

Trois siècles plus tard, nous sommes encore loin d’avoir percé tous les mystères de notre cerveau : « Il reste beaucoup de questions sur la synesthésie auxquelles on ne peut répondre avec certitude », affirme Jean-Michel Hupé, du Centre de recherche cerveau et cognition de l’université de Toulouse, qui a dirigé plusieurs thèses sur ce sujet. Y a-t-il un lien avec la génétique ? L’hypothèse n’a pu être validée pour le moment même si on observe des « clusters » familiaux. En dehors de cette corrélation, l’environnement culturel aurait aussi un impact sur les associations sensorielles. Selon Jean-Michel Hupé, les synesthésies associant les graphèmes et les couleurs seraient liées à « des vestiges de l’imaginaire enfantin » : « Toutes ces associations remontent à l’enfance, à un âge où le cerveau est confronté à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture », explique-t-il dans une publication de 2012 dans une revue de médecine où il pointe un « palimpseste neuronal ».

« Les jaunes comprennent divers e et i, un d crémeux, un y doré et un u, dont je ne peux exprimer la valeur alphabétique que par cuivré avec un éclat d’olive. »

Vladimir Nabokov

Reste que ce mystérieux super-pouvoir semble impliqué dans la créativité. De nombreux auteurs, à l’instar de Vladimir Nabokov, ont écrit sur la synesthésie qu’ils éprouvaient sans la nommer comme telle : « Les jaunes comprennent divers e et i, un d crémeux, un y doré et un u, dont je ne peux exprimer la valeur alphabétique que par cuivré avec un éclat d’olive. » Même ressenti du côté de l’écrivain britannique Daniel Tammet, qui intitule un de ses livres Je suis né un jour bleu. Dans les arts visuels, la synesthésie est aussi très présente sous deux formes : l’art créé par les synesthètes (ou supposés) et l’art qui fait appel à la synesthésie ou — du moins – qui cherche à l’évoquer chez le spectateur.

Kandinsky et la chromesthésie

Ainsi de nombreuses peintures s’appuient sur la chromesthésie, cette synesthésie qui associe le son à la couleur. Le cas le plus emblématique est celui de Vassily Kandinsky, dont les titres des tableaux évocateurs de la musique résument l’enjeu. Exemple avec Accords opposés (Gegenklänge), dont l’intitulé et l’image convoquent des sons et soulignent des contrastes. Selon l’artiste, une œuvre d’art doit exprimer un équilibre de tensions afin de produire l’effet désiré – un « son maximal » – par opposition d’éléments. Le contraste se joue entre les deux cercles, l’un à gauche et l’autre à droite. Le spectateur peut percevoir ce jeu d’opposition en contemplant le jaune et le bleu dans le cercle supérieur qui, à son tour, s’oppose à la ligne qui zigzague en contrebas.

Vassily Kandinsky, Impression III (Concert)
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Vassily Kandinsky, Impression III (Concert), 1911

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Huile sur toile • 78,5 x 100,5 cm • Lenbachhaus • © VG Bild-Kunst, Bonn 2015

Ce phénomène neurologique favorisant des sensations simultanées a été mis en évidence par le Dr Georg Sachs en 1812.

Une autre œuvre marquante est Impression III (Concert), tableau musical créé après que l’artiste ait assisté à un concert du compositeur (et peintre) Arnold Schönberg à Munich. Enthousiasmé par l’énergie et l’harmonie des sons entendus, Kandinsky va transcrire ses impressions sur toile, à l’aide de formes et de couleurs vives, permettant ainsi aux autres de la ressentir. On remarque aussi dans l’œuvre un piano esquissé et un public comme transporté : « Le destin spécifique, le cheminement autonome, la vie propre enfin des voix individuelles […] sont justement ce que moi aussi je recherche sous une forme picturale », dira Kandinsky.

Akseli Gallen-Kallela, En Saga (Jean Sibelius et paysage fantastique)
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Akseli Gallen-Kallela, En Saga (Jean Sibelius et paysage fantastique), 1894

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Aquarelle sur papier • © Fine Art Images / Bridgeman Images

Cette idée de musique visuelle infuse nombre de mouvements picturaux dès la fin du XIXe siècle, soit depuis que ce phénomène neurologique favorisant des sensations simultanées a été mis en évidence par le Dr Georg Sachs en 1812. Ainsi le compositeur finlandais Jean Sibelius entendait le jaune en ré majeur et le vert en fa majeur. Cette faculté exceptionnelle ne pouvait que fasciner son compatriote Akseli Gallen-Kallela, peintre curieux par nature et soucieux d’établir des liens entre le visible et l’invisible. Il n’y a qu’à voir ses paysages…

Charles Blanc-Gatti, Suite bergamesque de Debussy
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Charles Blanc-Gatti, Suite bergamesque de Debussy, vers 1930

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Huile sur pavatex • 32,5 × 46 cm • Acquisition du MCBA avec l’aide de l’Association des Amis de Blanc-Gatti, 1955 • © Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Au début du XXe siècle, l’association musique/couleurs séduit de plus en plus d’artistes, portés par les progrès de la physique et de la psychologie expérimentale. C’est le cas notamment du Suisse Charles Blanc-Gatti, qui interprète picturalement des morceaux de musique comme Suite bergamasque pour piano (1905) de Debussy, dans une déclinaison de bleus et de formes. Inspiré, Walt Disney sortira sur grand écran son inoubliable Fantasia… Une explosion des sens dans laquelle s’engouffre également Alexandre Vitkine, ingénieur de formation, qui réalise en 1967, sans ordinateur, Chronophonies, un film d’animation de formes abstraites et de sinusoïdes en mouvement, et surtout en musique.

La science face aux « fotismos » de Van Gogh

Bien sûr, l’abstraction n’est pas le seul refuge de la synesthésie. D’autres peintres ont produit sans nul doute des œuvres synesthésiques dont la fameuse Nuit étoilée de Van Gogh. Ce dernier expliquait dans ses lettres à son frère Théo que chaque peintre avait sa « palette de couleurs préférée » et que ces nuances étaient une manière pour l’artiste de « traverser les ténèbres de son cœur pour trouver la lumière ». Un penchant synesthésique que l’American Association of Synesthesia (ASA), a scruté en mettant en évidence dans la peinture de Van Gogh la présence de « fotismos », c’est-à-dire un type de réponse sensorielle qui présente une chromesthésie, l’audition colorée. Et que penser de l’ultime série des Nymphéas de Claude Monet quand on sait qu’en vieillissant, malade des yeux, la vision du maître impressionniste va se brouiller…

Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée
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Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, 1889

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Huile sur toile • 73 × 92 cm • Coll. Museum of Modern Art, New-York • © Luisa Ricciarini / Leemage

Reste que les liens entre synesthésie et créativité demeurent nébuleux : « on ne connaît pas le pourcentage de synesthètes parmi les artistes », rappelle Jean-Michel Hupé. Le chercheur affirme aussi que « même si les associations synesthésiques semblent souvent poétiques aux non-synesthètes, leur fixité́ et automatisme les rendent en fait réfractaires à toute créativité ». On en revient encore au plus jeune âge, où tout se jouerait : « Les associations synesthésiques pourraient témoigner d’une créativité développée pendant l’enfance. » À l’inverse de se demander si les synesthètes sont différents, de nombreux chercheurs tentent plutôt de savoir si nous ne serions pas tous synesthètes… Un pouvoir que certains garderaient en devenant adultes et d’autres oublieraient. Et vous ?

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Un site pour jouer et expérimenter la synesthésie avec Kandinsky

Retrouvez dans l’Encyclo : Vincent Van Gogh Vassily Kandinsky

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