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Les métavers : mondes virtuels, pollution réelle

De plus en plus d’entreprises investissent dans les métavers, voyant dans ces univers virtuels « l’internet de demain ». Des chercheurs dénoncent au contraire un fantasme technologique aux conséquences dramatiques pour l’environnement.

Le 28 octobre 2021, dans une logorrhée technophile de près d’une heure retransmise en direct sur son réseau social, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, renommée Méta à cette occasion, a fait l’éloge des « métavers ». Pour le géant de la Silicon Valley, ces mondes virtuels autonomes au sein desquels les internautes interagissent par ordinateur via des avatars ne sont ni plus ni moins que les « successeurs de l’internet mobile ».

Avec le développement des technologies immersives comme la réalité virtuelle [1], ils devraient permettre à leurs utilisateurs d’interagir à distance dans le cadre virtuel de leur choix, tout en ressentant physiquement les sensations de l’interaction. Pour cela, il suffira d’être équipé de casques, de gants ou encore de combinaisons dont les capteurs permettent de lier le corps physique de l’utilisateur à celui, virtuel, de son avatar.

Une exposition virtuelle dans le jeu Second Life, il y a plus de 15 ans. CC BY-NC-ND 2.0 / Dean Terry / Flickr

Ces « méta-univers » pourraient ainsi révolutionner de nombreux secteurs, des jeux vidéo à l’entraînement sportif en passant par le monde du travail. À écouter Mark Zuckerberg, la visioconférence de demain se fera dans un monde parallèle dématérialisé, façonné par les travailleurs eux-mêmes. Si ces annonces ont été très commentées tant pour leur ambition scientifique que pour leur intérêt économique — Méta a d’ores et déjà annoncé la création de 10 000 emplois dans l’Union européenne pour créer son métavers — personne ne semble se soucier de l’impact écologique d’un tel pari technologique, notamment sur le plan de la consommation d’énergie.

« Les entreprises de la tech ne disent rien à ce sujet et personne ne les contraint à en parler. Pourtant, tout nous porte à croire que ce sera un gouffre énergétique », regrette Fabrice Flipo, philosophe des sciences et techniques et enseignant chercheur à l’Institut Mines-Télécom. En 2006, le journaliste économiste américain Nicholas Carr estimait déjà que la consommation moyenne d’un avatar sur Second Life — le premier métavers grand public, lancé en 2003 — était de 1752 kWh/ par an, soit à l’époque, celle d’un Brésilien moyen.

« L’émission de données ne pourra pas être compensée par l’amélioration de l’efficacité énergétique »

Tout indique néanmoins que ce chiffre sera plus élevé pour les technologies plus modernes. « Les entreprises ne vont pas refaire un nouveau Second Life. Les prochains métavers auront une meilleure résolution d’image et beaucoup plus d’utilisateurs, assure Fabrice Flipo. L’émission de données sera telle qu’elle ne pourra pas être compensée par l’amélioration de l’efficacité énergétique que l’on a connue ces dernières années. » Pour le chercheur, il est primordial d’instaurer rapidement un système d’« autorisation de mise sur le marché » qui contraindrait les firmes à produire des études d’impact sur la trajectoire socioécologique de leurs projets numériques.

D’autant que, métavers ou non, la numérisation de la société est aujourd’hui un des principaux facteurs de la crise climatique. Selon les études du cabinet Green IT, le secteur représentait en 2022 près de 4 % de l’empreinte carbone anthropique mondiale.

Plus préoccupant encore, le cabinet a calculé que le numérique représentait à lui seul « 40 % du budget Gaz à effet de serre (GES) soutenable d’un Européen », à savoir la quantité de CO₂ qu’il est possible d’émettre par personne si l’on souhaite limiter le réchauffement global des températures à + 1,5 degrés d’ici 2100.

Remplacement ou accumulation ?

Dans le milieu des nouvelles technologies, on voit justement dans les technologies immersives une nouvelle opportunité pour réaliser des économies d’énergie. « Nous sommes désormais en mesure de représenter virtuellement une personne avec très peu d’informations. L’impact sur la bande passante d’un avatar animé sera moins importante que le streaming vidéo qu’on connaît aujourd’hui », assure David Nahon, président d’AFXR, une association créée en 2019 qui représente près de 400 acteurs français des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Un argument qui suppose que les métavers auront une fonction de remplacement par rapport aux autres plateformes comme Twitch, et pas un effet d’accumulation, qui additionnerait les dépenses énergétiques.

Surtout, pour David Nahon, les métavers permettront de « nombreuses économies de déplacement », notamment dans les entreprises. « Pour tout ce qui est réunions ou interactions entre clients et fournisseurs, nous n’aurons plus besoin de prendre les transports polluants comme l’avion », justifie celui qui est par ailleurs cadre chez Dassault Systèmes.

« Un laboratoire d’expérimentation avec des centaines de millions de personnes »

Si le secteur, totalement déréglementé, en est à ses balbutiements, les premiers signaux laissent à penser que l’utilisation des métavers sera avant tout commerciale. Ces derniers mois, plusieurs firmes internationales dont Adidas, Nike ou encore Carrefour ont investi dans les mondes virtuels existants comme Decentraland ou The Sandbox en achetant de l’immobilier virtuel. Ces acquisitions peuvent avoir pour objectif la spéculation, sur un marché (l’immobilier virtuel) en pleine croissance, ou la transformation en magasins qui proposeront directement la vente de leurs produits, ensuite acheminés par des livreurs dans le monde physique.

« Pour ces entreprises, c’est un laboratoire d’expérimentation avec des centaines de millions de personnes pour essayer leurs nouveaux concepts à moindre coût et qui donne accès à une quantité inimaginable de données personnelles », observe Stéphane Bourliataux-Lajoinie, maître de conférence en marketing digital au Conservatoire national des arts et métiers de Paris (Cnam).

Concrètement, les utilisateurs des méta-univers peuvent désormais s’échanger des biens sous forme de « jetons non fongibles » (Non fongible token, NFT), des certificats de propriété qui garantissent l’unicité d’un bien en ligne. Ces échanges, qui donnent lieu à de véritables bulles spéculatives, se font essentiellement via des cryptomonnaies comme le Bitcoin ou l’Ethereum. Ces monnaies dématérialisées sont-elles même critiquées pour leur coût environnemental.

Ressources en tension

Mais le problème ne se situe pas tant dans les usages des métavers que dans la construction des outils qui lui permettent d’exister. « En France, la consommation électrique du numérique, ce n’est que 20 % de l’impact. L’essentiel du problème réside dans le coût en ressources de la fabrication de nos équipements », explique Frédéric Bordage, fondateur du cabinet Green IT. La construction des casques de réalité virtuelle nécessite, comme les smartphones, des dizaines de métaux comme le cuivre, l’or ou le lithium.

Les avatars et décors des futurs métavers auront une bien meilleure résolution que ceux-ci, qui datent du jeu Second Life il y a plus de 15 ans de cela. CC BY-NC-ND 2.0 / Dean Terry / Flickr

Ces ressources, dont certaines sont déjà en tension, risquent de faire l’objet de pénuries dans les prochaines années. Fin 2019, l’association Systèmes extractifs et Environnements (SystExt) estimait déjà que les tendances actuelles de consommation promettaient des augmentations comprises entre 300 % et 900 %.

Quant aux techniques de recyclage, elles sont à ce jour imparfaites ou trop onéreuses pour être appliquées à l’échelle industrielle. Et dans les cas où le recyclage est possible, les « méthodes ne permettent pas d’atteindre le niveau de pureté du raffinage », explique le fondateur de Green IT pour qui, dans ce secteur, l’économie circulaire est une « vue de l’esprit ».

« Il nous reste moins de 30 ans de numérique »

« Pour nous, les métavers constituent un non-événement. C’est juste le nouveau délire après la smart city ultra connectée et les voitures électriques autonomes. Cela ne pourra pas aboutir car nous n’avons tout simplement pas les ressources physiques », tranche Frédéric Bordage.

Si David Nahon, reconnaît volontiers la problématique des ressources minières et déplore « l’accélération trop rapide du secteur au regard de nos connaissances », il croit tout de même au progrès technologique. « Il n’existe pas encore l’équivalent du Fairphone [2] pour la réalité augmentée ou la réalité virtuelle car nous n’avons pas atteint un niveau suffisant de maturité des équipements », justifie le président d’AFXR.

« Au rythme actuel, il nous reste moins de 30 ans de numérique devant nous, alerte au contraire Frédéric Bordage. L’urgence, c’est de collectivement arbitrer les usages en nous demandant quoi faire avec les ressources disponibles. »

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