Rosa Bonheur, une artiste de génie tombée dans l’oubli

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Rosa Bonheur, une artiste de génie tombée dans l’oubli

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Portrait de la peintre Rosa Bonheur, au château de By à Thomery, photographié le 20 septembre 2019
Portrait de la peintre Rosa Bonheur, au château de By à Thomery, photographié le 20 septembre 2019
© AFP - Ludovic Marin

Ce 16 mars marque le bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur. Peintre et sculptrice, elle était reconnue par ses contemporains, en France et à l’étranger. Mais deux siècles plus tard, peu connaissent l'histoire de la brillante artiste, à la vie indépendante des hommes, chose rare au XIXe siècle

"Une gageure" de résumer Rosa Bonheur en quelques mots. À la fois, "grande artiste et grande personnalité, sa vie de femme et de peintre sont indissociables", estime Sandra Buratti-Hasan, directrice adjointe du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux et co-commissaire de l’exposition "Rosa Bonheur (1822-1899)" qui débute le 18 mai prochain à Bordeaux. Rosa Bonheur est née le 16 mars 1822, à Bordeaux, avant de rejoindre Paris avec sa famille. Ce jour marque donc le bicentenaire de l'artiste, tombée dans l'oubli après sa mort en 1899. Pourtant, son art et sa vie n'ont rien de commun pour une femme du XIXe siècle_. "Un siècle compliqué pour les femmes et les femmes artistes mais Rosa Bonheur s’est détachée du lot par son talent"_, raconte Marie Borin, autrice de deux biographies de Rosa Bonheur. 

Certains parlent de génie, notamment en dessin. Elle était capable de dessiner un animal de mémoire ou à partir d’une photo qu’elle prenait elle-même. Les experts disaient qu’elle défiait les daguerréotypes, c’est-à-dire que ses dessins étaient tellement proches de la réalité qu’aujourd’hui, ils sont utilisés pour retrouver les caractéristiques d’espèces disparues.                          
Marie Borin, autrice d'une biographie sur Rosa Bonheur

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Une lionne couchée et sept études de sa tête, n. d., dessin à la mine de plomb
Une lionne couchée et sept études de sa tête, n. d., dessin à la mine de plomb
- © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / photo Thierry Le Mage

Une virtuose de la peinture

Rosa Bonheur débute la peinture très jeune, formée par son père lui-même peintre portraitiste et professeur de dessin. Ce père, Raymond Bonheur va abandonner sa femme et leurs quatre enfants en bas-âge pour rejoindre le couvent des saint-simoniens à Ménilmontant. Cet événement marquera à jamais Rosa Bonheur, qui toute sa vie refusera de dépendre d’un homme : pour subvenir aux besoins de ses quatre enfants, sa mère se tue à la tâche, elle meurt de faim et d’épuisement quelques temps plus tard. Marie Borin rapporte ainsi les propos de Rosa Bonheur : "Ma mère, cette femme élevée comme une princesse, est morte de misère et de faim, pendant que mon père prêchait le bien de l’humanité chez les Saint-simoniens"

"Ce choc l’empêchera de se marier, indépendamment du fait que le mariage au XIXe siècle, condamnait quasiment toutes les femmes, en particulier celles qui avaient un génie, un talent ou une vocation. Sauf rares exceptions, la vocation des femmes mariées au XIXe siècle étaient de se consacrer à leurs mari et enfants", constate la biographe. Le père Bonheur a bien tenté d’envoyer sa fille au couvent, pour y apprendre la couture, mais face à ses refus catégoriques, il accepte de la former comme peintre. 

Rosa Bonheur expose ainsi pour la première fois à 19 ans. Elle est tout de suite remarquée. Marie Borin raconte : "Elle était tellement douée qu’on la comparait à un homme. Elle peignait aussi bien qu’un homme disait-on". Si exposer à 19 ans n’était pas rare à cette époque, "il y avait l’apprentissage traditionnel dans les ateliers donc il était possible de commencer très jeune à travailler. Pour une artiste femme, c’était évidemment beaucoup plus rare. C’était une virtuose, ses lapins sont une œuvre très impressionnante au niveau de la maîtrise technique de la peinture à l’huile", explique la conservatrice Sandra Buratti-Hasan.

Labourage nivernais, dit aussi Le sombrage 1849
Labourage nivernais, dit aussi Le sombrage 1849
- ©Musée d'Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

En 1849, Rosa Bonheur reçoit une commande de l’État pour un tableau. Elle peindra le "Labourage nivernais", une œuvre "absolument triomphale" qui sera exposée au musée du Luxembourg. Alors âgée de 27 ans, "Elle est très jeune pour être représentée parmi le panthéon des plus grands artistes contemporains" fait remarquer la co-commissaire de la rétrospective consacrée à Rosa Bonheur, Sandra Buratti-Hasan. 

Le 'Labourage nivernais' me semble être un chef d’œuvre fondamental. Rosa Bonheur est au début de sa carrière mais déjà, il y a tous les jalons : une attention extrêmement forte au vivant, non seulement aux animaux mais aussi au vivant dans son ensemble. Par exemple, la façon dont elle représente la terre, qui est retournée et les études de terre, les contrastes de lumière, la texture de cette terre labourée qui prend tout le premier plan du tableau est aujourd'hui encore fascinante. Cela avait marqué dès cette époque, à savoir, en 1849.                        
Sandra Buratti-Hasan, directrice adjointe du musée des Beaux-Arts de Bordeaux 

Le travail de Rosa Bonheur se concentre sur les animaux auxquels elle voue un véritable amour depuis son enfance. "J’avais pour les étables un goût plus irrésistible que jamais courtisan pour les antichambres royales ou impériales", écrit-elle dans "Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre" d'Anna Klumpke. Sa mère lui a d’ailleurs appris à lire en confectionnant un abécédaire avec des animaux. Au château de By où elle passe un demi-siècle, elle avait installé une ménagerie composée de dizaines d’espèces : des vaches, des chevaux, en passant par des fauves. Sandra Buratti-Hasan émet également cette hypothèse : "Elle a peut-être aussi considéré qu’il y avait une place à prendre dans le genre animalier. Avec une immense ambition, elle a voulu en faire l’équivalent de la peinture d’histoire : donner un grand format à des sujets qu’on regarde trop souvent de façon passive autour de soi. Elle a voulu donner sa noblesse au quotidien, au prosaïque, à ceux que l’on ne regarde pas et qui pourtant sont nos compagnons de tous les jours."

Pour reproduire au mieux ces animaux et être la plus précise possible, la peintre fréquentait des abattoirs et des marchés aux bestiaux. Ces visites la poussent à porter des pantalons, dans cet habit d’homme à l’époque, elle est ainsi plus en sécurité et c’est évidemment bien plus pratique que la robe qui se tachait dans le sang et la boue. Vêtue par-dessus d’une blouse, cette tenue rappelle celle des saint-simoniens, "elle était habillée exactement de la même façon à 4-5 ans" affirme Marie Borin. 

Une artiste récompensée

Sa virtuosité, sa capacité à reproduire toutes les spécificités des animaux et la légende qui s’est construite autour d’elle participent à sa reconnaissance internationale. "Elle a su s’imposer dans ce monde difficile et très tôt, avoir de très grandes récompenses", ajoute Sandra Buratti-Hasan. Rosa Bonheur s’est aussi entourée des bonnes personnes. Le marchand d’art Ernest Gambart a participé à la diffusion de ses œuvres dans le monde entier, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis.

Elle disait que si le prix de Rome avait été ouvert aux femmes [il le sera peu de temps après sa mort, en 1903, ndlr], elle l’aurait eu !                          
Marie Borin

Si elle n’a jamais obtenu le prix de Rome, en 1865, Rosa Bonheur devient la première femme artiste à recevoir la Légion d’honneur. L’impératrice Eugénie se déplace alors jusqu’à son atelier, pour lui remettre la distinction, un an après lui avoir rendu une visite surprise. Elle entend ainsi prouver que "le génie n’a pas de sexe". Pour Sandra Buratti-Hasan, "elle incarne déjà cette émancipation". Le président Sadi Carnot la promeut officière en 1894, elle est la première femme à accéder au titre d’officière de la Légion d’honneur

L'impératrice Eugénie visitant l'atelier de peinture Rosa Bonheur, en 1864
L'impératrice Eugénie visitant l'atelier de peinture Rosa Bonheur, en 1864
© Getty - API/Gamma-Rapho
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Le château de By

L’artiste a vécu une quarantaine d’années au château de By en Seine-et-Marne, où elle s’installe avec Nathalie Micas, son amie d’enfance et la mère de cette dernière. D’après l’écrivaine Marie Borin, Rosa Bonheur avait été "adoptée", par la famille Micas, qui a pris soin d’elle après le décès de sa mère. C’est donc naturellement qu’elle s’installe avec la mère et la fille, le père étant décédé quelques temps plus tôt. 

D’après certaines thèses, Rosa Bonheur était lesbienne, d’où son concubinage avec son amie d’enfance. Marie Borin explique ne pas en avoir trouvé la preuve, "ce n'était pas son histoire". Rosa Bonheur avait décidé de vivre comme elle l’entendait, avec les personnes qu’elle aimait. Lorsque Nathalie Micas meurt en 1889, Rosa Bonheur bascule dans une profonde tristesse. Elle ne peint plus, ne trouve plus l’inspiration. "Elle perd sa mère de substitution", son amie de toujours était le portrait craché de la mère de Rosa Bonheur, d’après Marie Borin, elle s’occupait, avec Madame Micas lorsqu’elle était encore en vie, de toute l’intendance du château… "Elle écrit dans ses mémoires, sous la plume d’Anna Klumpke que si ces femmes n’avaient pas été avec elle, elle n’aurait pas pu s’adonner autant à son art et atteindre un tel niveau d’excellence", détaille Sandra Buretti-Hasan. Car au château, les trois femmes ont mis en place une sorte de matrimoine où tout ce qu’elles possèdent est mis en commun afin qu’elles vivent de manière indépendante. 

À la toute fin de sa vie, une autre femme, qui est donc Anna Klumpke, s’installe au château de By. C’est une peintre américaine qu’elle a rencontrée en 1889, lors d’un spectacle de Buffalo Bill. Quelques mois avant la mort de Rosa Bonheur, Anna Klumpke souhaite réaliser son portrait, c’est pour cette raison qu’elle s’installe au château, souligne Marie Borin. "Une très grande amitié naît entre elles", si bien que Rosa Bonheur, qui n’a quasiment plus de famille, décidé d’en faire sa légataire universelle. D’après Marie Borin, "il est crucial pour elle de léguer ses œuvres et donc sa fortune, à une personne qui en prendra soin. La seule qu’elle voit pour cela est Anna Klumpke". Elle ne quitte pas le château, jusqu’à la mort de Rosa Bonheur.

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Une artiste oubliée

Portrait de Rosa Bonheur, réalisé par Anna Klumpke en 1898
Portrait de Rosa Bonheur, réalisé par Anna Klumpke en 1898
© Getty - Sepia Times

Malgré cette grande indépendance à l’époque, cette vie émancipée, et le travail d’Anna Klumpke pour perpétuer son art (elle écrit sa biographie "Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre", créé le prix Rosa Bonheur en 1901 et tente de dresser un inventaire de ses œuvres ), la peintre de notoriété internationale tombe dans l’oubli. Toute sa vie a été consacrée à son art, Rosa Bonheur a ainsi prouvé qu’elle n’avait pas besoin d’homme pour réussir. Mais elle n’est pas pour autant féministe, au sens politique du terme. 

Rosa Bonheur est tout de même très soucieuse des convenances. Elle est très indépendante mais ne souhaite pas qu’il y ait du scandale autour d’elle ou que l’on parle d’elle à outrance.                           
Sandra Buratti-Hasan

Jamais elle ne s’est par exemple engagée dans le grand combat des femmes au XIXe siècle, à savoir le droit de vote. Elle n’a pas non plus formé de jeunes femmes pour qu’elles deviennent peintres. "Elle était féministe par sa capacité à vivre en dehors des schémas classiques : elle n’était pas mariée, elle a vécu de son art, riche, heureuse et sans homme. C’était rare au XIXe siècle", constate Marie Borin. Avant d’ajouter : "mais une femme heureuse, aimée, riche, célèbre, sans soucis et sans homme on ne va pas en parler". L’invisibilité des femmes, voilà sans doute l’une des premières explications de la méconnaissance de l’artiste aujourd’hui.

Pour la conservatrice Sandra Buratti-Hasan : "Rosa Bonheur a été complètement balayée par les avant-gardes. Son style, sa volonté de représenter les animaux de façon très réaliste et très simple a sans doute été dépassée par d’autres aspirations, par les recherches de l’abstraction, par une forme de modernité dont elle ne faisait pas partie. Puis la peinture animalière a subi un oubli important, en particulier dans la première moitié du XXe siècle."

Deux cents ans après la naissance de l’artiste, plusieurs expositions* lui sont consacrées, une manière de rendre sa notoriété à la peintre disparue.

*"Rosa Bonheur (1822-1899)" : à partir du 18 mai 2022 au musée des Beaux-Arts de Bordeaux et du 17 octobre 2022 au musée d'Orsay. "Capturer l'âme. Rosa Bonheur et l'art animalier" au château de Fontainebleau à partir du 3 juin 2022. Diverses expositions sont prévues au château de By.

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