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Solène Chalvon-Fioriti : "Les Afghanes ont été abandonnées"

Des Afghanes déjeunent ensemble dans un abri pour les femmes victimes de violences sexistes. (Kaboul, le 11 décembre 2021.)
Des Afghanes déjeunent ensemble dans un abri pour les femmes victimes de violences sexistes. (Kaboul, le 11 décembre 2021.) AFP Forum

Dans La femme qui s'est éveillée (1), la grande reporter Solène Chalvon-Fioriti relate une décennie de voyages en Afghanistan : la découverte du réseau clandestin de la Pill Force, son amitié avec Layle, militante assassinée par son frère, la vitalité de femmes qui ne se laissent pas faire. Entretien.

Le soleil lui caresse le visage, mais en ce bel après-midi de mars, Solène Chalvon-Fioriti frissonne. La grande reporter invoque «la fatigue» engendrée par son dernier séjour en Afghanistan, dont elle est revenue deux jours plus tôt. La journaliste s'engouffre à l'intérieur d'un café du Xe arrondissement. Lorsqu'elle déroule son récit, le tutoiement est de rigueur. Mais sous cette approche chaleureuse, Solène Chalvon-Fioriti nous confie son amertume face au retrait des troupes américaines, en août 2021, ainsi que sa nostalgie de «l'Afghanistan d'avant les talibans». Celle qui a écrit pour Libération et travaillé pour Arte et Charlie Hebdo connaît bien ce pays, qu'elle a parcouru durant une décennie.

Dans son premier livre, La femme qui s'est éveillée (1), paru le mercredi 9 mars, se dessine en creux l'évolution de la condition des femmes en Afghanistan, soumises à de grands dangers avec l'arrivée au pouvoir des talibans, à Kaboul. À l'issue de notre entrevue, une ombre passe sur le visage de Solène Chalvon-Fioriti. L'auteure vient de recevoir un message de sa traductrice. Cette mère de trois enfants a découvert, sur le pas de sa porte, des menaces de mort rédigées par les talibans. «Voilà, c'est cela, mon quotidien de reporter en Afghanistan», glisse-t-elle avant de s'éloigner, le front soucieux.

«Les bombes pleuvaient sur les campagnes»

La femme qui s'est éveillée, une histoire afghane, de Solène Chalvon-Fioriti, paru aux éditions Flammarion. Flammarion / presse

Madame Figaro. - À quoi ressemblait le quotidien des femmes en Afghanistan, en 2011, à l'époque de votre arrivée ?
Solène Chalvon-Fioriti. - Il devenait très difficile. Aujourd'hui, on parle des talibans comme si leur prise de pouvoir marquait un retour au conflit. Pourtant, avant leur arrivée, la vie était déjà rythmée par la guerre. Les villes étaient devenues épouvantablement dangereuses. Les bombes pleuvaient aussi sur les campagnes. Mais il y avait un contraste fou entre les femmes de ces deux milieux. Celles des villes avaient un boulot, allaient à la fac, possédaient des téléphones. La vie des femmes des campagnes, elle, n'évoluait pas.

Le réseau «clandé» de la Pill Force

Comment avez-vous connu Layle, l'amie qui se trouve au cœur de ce livre ?
Durant mon premier jour de reportage, je suis tombée sur un avortement clandestin qui partait en vrille, dans les toilettes de l'université de Kaboul. C'était Layle qui veillait sur la jeune femme enceinte, dans la terreur que lui inspirait cette fille sanguinolente, victime d'une hémorragie. Cette dernière a finalement été sauvée par une ONG. Dans la salle d'attente de l'organisation, j'ai fait la connaissance des filles qui l'accompagnaient. Il s'agissait des membres fondateurs de la Pill Force.

La Pill Force n'était pas conçue pour que les femmes aient une sexualité épanouie

Solène Chalvon-Fioriti

Qu'est-ce que la Pill Force ou «force de la pillule» ?
Il s'agit d'un ancien réseau clandestin afghan, qui faisait transiter des pilules contraceptives et abortives sous le manteau, dans les principales universités du pays et les campagnes. Ce réseau avait été préétabli à la génération de leurs mères. Il était encore très empreint de communisme. La Pill Force n'était pas conçue pour que les femmes aient une sexualité épanouie. Les Afghanes qui avortaient étaient le plus souvent mariées, et souhaitaient arrêter leur grossesse parce qu'elles avaient enfin repris des études après deux décennies de guerre. Celle qui dirigeait ce réseau s'appelait Layle, et c'est devenu l'une de mes grandes amies.

Dans le secret des salons de beauté

Comment fonctionnait ce réseau ?
Il s'appuyait sur le transfert de pilules provenant d'Europe. Des Afghanes avaient bâti, avec des expatriés et des réseaux féministes scandinaves, des liens assez forts pour qu'ils leur fassent parvenir des pilules. Ces boîtes de médicaments étaient envoyées jusqu'à Dubaï ou New Delhi. Elles étaient transportées par des militantes, des médecins ou des journalistes, qui les récupéraient en petit volume. Puis, les pilules arrivaient à Kaboul, où elles étaient stockées chez des militantes ou des expatriées.

La notion d'honneur est tellement intrinsèque à la société afghane, que les activités des membres de la Pill Force pouvaient leur coûter la vie

Solène Chalvon-Fioriti

Comment étaient-elles distribuées ?
Soit par des pharmaciens - souvent d'anciens communistes -, soit par des employées de salons de beauté. Ce sont des espaces de refuge où les hommes n'entrent pas. Ces lieux ont joué un rôle très important pour les femmes qui avaient choisi d'avorter en Afghanistan.

Quels étaient les risques encourus par les membres de la Pill Force ?
Ils risquaient gros, pour des questions de réputation. Si l'on était vu de près ou de loin en train d'intervenir dans la sexualité d'un couple, cela pouvait devenir dangereux. En fait, la notion d'honneur est tellement intrinsèque à la société afghane, que de tels gestes pouvaient vous coûter la vie.

Avortements clandestins

Quels étaient les moyens pour les Afghanes d'accéder à la contraception dans les années 2010 ?
En Afghanistan, les femmes doivent acheter la pilule en compagnie de leur mari. Ce sont souvent des moments de honte, et les pharmaciens tiennent un discours très culpabilisant. Sans compter les belles-mères, qui vivent avec leur belle-fille et lui interdisent de prendre des contraceptifs, en raison de normes patriarcales. Les Afghanes subissent une énorme pression pour avoir un enfant quand elles sont jeunes.

Dans les campagnes, les femmes avortaient au moyen d'aiguilles et de plantes

Solène Chalvon-Fioriti

Comment se passaient les avortements dans le pays à l'époque de votre arrivée ?
L'Afghanistan proscrit totalement l'avortement. Dans les campagnes, les femmes avortaient au moyen d'aiguilles et de plantes, avec l'aide de faiseuses d'anges. En ville, elles prenaient des médicaments. En cas d'urgence, celles qui ne réussissaient pas leur avortement clandestin pouvaient se tourner vers les ONG. Mais ces organisations n'auraient jamais pratiqué d'avortements elles-mêmes. Si la rumeur dit qu'une clinique ou une fille est responsable d'un incident en lien avec la sexualité, sans le consentement d'un homme, des événements violents peuvent survenir.

Les bombes pleuvaient, les routes étaient bloquées, les filles mouraient dans les attentats. C'est ce qui a précipité la fin de la Pill Force

Solène Chalvon-Fioriti

La disparition de Layle

Qu'est-ce qui a précipité la fin de la Pill Force ?
La guerre. Les bombes pleuvaient, les routes étaient bloquées, les filles mouraient dans les attentats. Celles qui cherchaient à fuir étaient traumatisées par les attaques auxquelles elles assistaient. Elles ont perdu des frères. C'est ce qui a eu raison de la Pill Force. Les talibans ont fini par prendre Kaboul et ils ne supportaient plus les militantes. Lassés de les voir se rebeller, ils les ont fait enfermer.

Comment Layle est-elle décédée ?
Elle a été tuée par son frère. Lorsqu'il a appris qu'elle faisait partie de la Pill Force, il est venu la chercher à Kaboul pour qu'elle épouse un homme et sauve son honneur. Elle a refusé, et ils se sont battus. Il l'a étranglée. Lorsque je lui ai rendu visite en prison, il m'a expliqué qu'il ne voulait pas la tuer, que c'était pour la faire taire, parce qu'elle criait trop fort, et par crainte que les voisins ne les entendent. Je pense que c'était le cas.

Mon amitié avec Layle m'a permis de voir les amitiés féminines et militantes d'une autre façon

Solène Chalvon-Fioriti

Qu'a représenté pour vous cette amitié avec Layle ?
Elle est fondatrice dans mon appréhension de mon métier, de mon privilège de femme occidentale, et dans mon rapport au monde. C'est difficile de parler d'amitié dans cette situation. L'une de nous avait plus de privilèges que l'autre. Je pouvais quitter le pays comme je le voulais. Je venais en Afghanistan pour mon plaisir, elle subissait les bombes. C'était tellement inégalitaire. Pourtant, cette amitié existait. Elle m'a permis de voir les amitiés féminines et militantes d'une autre façon.

Désamour de l'Occident

Comment la situation des femmes a-t-elle évolué en Afghanistan, durant la décennie des années 2010 que vous évoquez ?
Il y avait quelque chose de latent, de sourd. Progressivement, avant même que les talibans reviennent, on a senti un désamour de l'Occident pour les Afghanes. Il n'était plus aussi vendeur de parler d'elles, de leurs droits, de leur émancipation, comme les États-Unis et notre armée s'étaient employés à le faire pendant des années. Au fil du temps, elles sont devenues de moins en moins importantes. Elles n'étaient presque plus invitées dans les forums. Lorsque les troupes américaines ont quitté le pays, seules quatre d'entre elles ont participé aux négociations de paix. On savait que personne ne les écouterait. Les Afghanes ont été abandonnées.

Comment avez-vous vécu l'année 2021, et l'arrivée au pouvoir des talibans ?
Comme un immense bouleversement. D'abord, je suis tombée de ma chaise, parce que je n'aurais jamais pensé qu'ils prendraient Kaboul aussi vite. Ensuite, je n'aurais jamais imaginé qu'ils s'emparent de la ville sans rien partager du pouvoir avec le gouvernement afghan. J'ai aussi été très surprise par la fin de la guerre. Cela faisait dix ans que j'allais en Afghanistan, que je voyais des gens mourir. Aujourd'hui, même s'il y a des traques, des fouilles, du harcèlement et des fichages, c'est la fin d'une guerre civile monstrueuse. En tant que journaliste qui aime ce pays, j'éprouve une forme de soulagement, du fait que les bombes n'explosent plus. En tant que fille, qui ai perdu tous droits là-bas comme toutes les Afghanes, c'est inaudible.

On sent bien que les Afghanes ont des ressources inépuisables pour combattre des modèles masculins qui les harcèlent depuis des décennies

Solène Chalvon-Fioriti

Que sont devenues vos amies sur place ?
Beaucoup vivent des situations de harcèlement, d'intimidation, de menaces de mort. Pour celles qui ne sont pas directement menacées, c'est toute une économie qui s'écroule. Ces femmes se démènent, emploient des stratégies de contournement, essaient de travailler, pour celles qui sont médecins ou profs. Mais il n'y a plus d'argent dans les caisses, plus d'investissements nulle part.

Quel est leur état d'esprit ?
J'ai vu une société qui ne se laissait pas faire, des filles qui s'habillaient comme elles l'entendaient, qui manifestaient. On sent bien que les Afghanes ont des ressources inépuisables pour combattre des modèles masculins qui les harcèlent depuis des décennies. Ces ressources, elles vont les exploiter à nouveau contre les talibans. Il serait temps que l'on arrête de faire des projections sur qui sont ces femmes, sur leurs besoins. J'espère que mon livre permettra de rencontrer les Afghanes, au-delà des fantasmes. Elles aussi s'amusent, sont militantes, chiantes, font des blagues sur le c** et les mecs. Je ne souhaite qu'une chose : que l'on ait envie de les aimer.

(1) La femme qui s'est éveillée, de Solène Chalvon-Fioriti, paru le 9 mars 2022, Éd. Flammarion, 240 p., 19 €.

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26 commentaires
  • Geneviève Meunier-dumont

    le

    " les Afghanes ont été abandonnées ... " elles s' attendaient à autre chose les Afghanes ? d' ailleurs cela ne fait plus la " Une " ... la bonne conscience lorsqu' elle est prise en défaut connait des éclipses

  • ALAIN MULLER 66

    le

    Les Afghannes n’ont pas été abandonnées, elles vivent le destin que leur a fixé leur dieu.

  • Yann

    le

    On aurait du interdire l'asile aux hommes , n'autoriser que l'accueil des femmes et enfants . Les hommes ne s'intègrent pas , ils refusent ici l'égalité des sexes , ils sont irrécupérables et remplissent nos prisons en boucle.

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