Étienne Klein : “Si Einstein revenait parmi nous, il dirait les mêmes choses qu’en 1933”
Face à la guerre menée par la Russie sur le sol européen, il est plus que jamais indispensable de parvenir à comprendre à ce qui nous arrive, sur le plan politique, social mais aussi éthique et métaphysique. Nous avons demandé à plusieurs philosophes de nous livrer leurs réflexions.
Aujourd’hui, Étienne Klein témoigne des débats qui traversent la communauté scientifique concernant les meilleurs moyens d’empêcher la guerre. Il se souvient aussi des mots d’Albert Einstein, en 1933, qui prenait position contre un pacifisme qu’il jugeait excessif et inapproprié face à la gravité des circonstances.
Le 24 février 2022, apprenant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, j’ai d’abord été incrédule, puis, d’un coup, saisi d’effroi. Je fais partie d’une génération qui, sans doute anesthésiée par la chute du mur de Berlin, croyait qu’en Europe nous avions enfin trouvé des parades contre l’exercice de la force brute et le cynisme le plus indécent. Michel Serres, à la fois aîné et ami, m’avait pourtant mis en garde contre pareille naïveté. Je l’entends encore prononcer ces phrases à la fois désespérées et prémonitoires :
« Nous faisons la guerre, nous faisons couler le sang, blessons des innocents, les enfants et les femmes, exploitons les faibles et les misérables, infligeons à autrui des hiérarchies vaines, des cruautés physiques, jouissons tous les jours du spectacle de la mort, saccageons la face de la Terre, méprisons la connaissance et la beauté. Nous devrions au moins avoir appris depuis notre origine ce que nous faisons. Comment pouvons-nous encore ignorer ce péché originel inscrit au plus noir de nos âmes et continûment dans notre histoire ? Cette pulsion meurtrière ? Seul un Dieu d’une miséricorde infinie pourrait nous pardonner la série infinie de ces actes infâmes et l’inconscience où nous restons de ne cesser d’y revenir. »
Dans les jours qui ont suivi le déclenchement de l’agression, momentanément oublieux de mon âge et de mes faibles compétences militaires, j’ai formulé le projet de rejoindre quelque brigade internationale afin d’aider les Ukrainiens sur leur propre terre. Les regards consternés de mes deux fils, âgés de 28 et 23 ans, après que je leur ai fait part de cette intention, ont douché ce premier élan. Dès lors, que faire ? Écrire ? Manifester ? Certainement, mais comment croire que des tribunes, des pétitions ou des rassemblements pourraient suffire à arrêter l’invasion planifiée d’un État indépendant et souverain ?
Dans la communauté des physiciens, notamment au sein de la Société française de physique, les débats au sujet de l’Ukraine sont intenses. Certains réclament que cessent immédiatement toutes nos collaborations avec les laboratoires russes, quitte à ce que cela pénalise nos programmes de recherches : la valeur que nous accordons à nos valeurs – la liberté, la démocratie, le respect du droit – ne se mesure-t-elle pas, expliquent-ils, par le prix que nous sommes prêts à payer pour les défendre ? D’autres, préférant tabler sur les seules sanctions économiques, réclament simplement qu’aucune nouvelle collaboration ne soit mise sur pied. Éthique des vertus, conséquentialisme, déontologie : comme de coutume, les trois voies classiques de la philosophie morale entrent ici en concurrence.
Le hasard des circonstances veut que j’écrive ces lignes le 14 mars 2022, date anniversaire de la naissance d’Albert Einstein. J’y vois l’occasion de rappeler que le père de la théorie de la relativité, qu’on présente souvent comme un pacifiste radical, changea brutalement d’avis peu après l’arrivée de Hitler au pouvoir. Le 20 juillet 1933, il répondait à Paul Nahon, un jeune pacifiste français qui l’avait sollicité, qu’il ne témoignerait pas au procès de deux objecteurs de conscience belges :
« Je vous le dis sans détour : dans les circonstances actuelles, si j’étais citoyen belge, je ne refuserais pas le service militaire ; je l’accepterais même de bon gré, avec le sentiment de contribuer à la sauvegarde de la civilisation européenne. »
Ce retournement valut à Einstein un abondant courrier polémique et moult commentaires dans la presse : « Les antimilitaristes ne cessent de m’attaquer en me traitant de renégat diabolique, confia-t-il à son assistante Helen Dukas. Il faut vraiment qu’ils aient d’épaisses œillères pour ne pas se rendre compte qu’ils ont été chassés du paradis. »
Sur ces mots, Einstein allait bientôt quitter l’Europe. Le 3 octobre 1933, quatre jours avant de partir pour l’Amérique, il prononça au Royal Albert Hall de Londres une conférence de soutien aux réfugiés. Pas moins de 10 000 personnes s’étaient rassemblées pour l’écouter. Il leur dit :
« Nous ne nous opposerons réellement aux puissances qui menacent les libertés intellectuelles et individuelles que lorsque nous aurons reconnu que la notion même de liberté, pour laquelle nos ancêtres s’étaient déjà déchirés, est aujourd’hui en péril. »
Je formule l’hypothèse que, s’il revenait parmi nous, Einstein redirait les mêmes choses. Ou plutôt que, encore mieux instruit par la suite tragique de l’histoire, il les hurlerait.
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