Jeudi 28 octobre 2021, 10 heures du matin. Dans une salle de réunion de l’espace WeWork situé sur les Champs-Elysées à Paris, deux notaires du cabinet Gagnier, Martin, Glover-Bondeau, Vigroux accueillent plusieurs personnes  : d’un côté de la table, Romain Guilbert, gérant de la société Bluf, de l’autre, les patrons de la filiale française du groupe américain de logistique Prologis. En une demi-heure, la lecture et la signature de l’acte de vente d’un terrain de 2 hectares situé dans la ZAC Clichy-Batignolles, dans le XVIIe arrondissement de Paris, sont bouclées et 100 millions d’euros changent de mains. Ainsi se termine, provisoirement, la saga d’un projet lancé il y a près de quinze ans, la mairie de Paris ayant jusqu’à présent tout fait pour le faire capoter.

Pourtant sur le papier, cette affaire devrait faire la fierté de la maire Anne Hidalgo. Il s’agit en effet de construire sur cette friche, qui jouxte le nouveau Palais de Justice, une "base logistique urbaine", autrement dit un terminal ferroviaire de marchandises, qui permettrait de réduire le trafic de camions et la pollution qu’il génère. Un projet tout à fait dans la ligne de l’Hôtel de Ville, puisque les élus de la capitale assurent vouloir mener trois opérations similaires aux portes de la Ville lumière.

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Dans la pratique, la nouvelle gare des Batignolles accueillerait un train de 11 wagons six fois par semaine. Chacun de ces convois transportant 1.100 tonnes de biens, ce serait au total 33 poids lourds qui seraient ôtés chaque jour du trafic routier entrant dans Paris. Une fois les convois déchargés, l’approvisionnement des magasins se ferait grâce à une flotte de véhicules électriques. Un bienfait ne venant jamais seul, cette gare de fret devrait aussi permettre à l’usine voisine du Syctom (le syndicat intercommunal de déchets ménagers) d’évacuer par le rail une fois par semaine ses balles de papiers recyclés. Un projet à haute valeur environnementale donc, qui, à l’heure de la nécessaire transition écologique, devrait emporter l’adhésion enthousiaste de la municipalité PS-PC-EELV.

C’est d’ailleurs Bertrand Delanoë, le prédécesseur d’Anne Hidalgo à la tête de la ville, qui l’avait lancé au milieu des années 2000, lors de la redéfinition de la ZAC des Batignolles, après l’échec de la candidature parisienne aux Jeux olympiques de 2012. À l’époque, le projet de terminal de fret était d’une tout autre ampleur, mais la décision de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, d’installer le nouveau Palais de Justice sur une partie de la parcelle avait obligé la municipalité et la SNCF, propriétaire du terrain, à revoir leur ambition à la baisse. Qu’importe, l’affaire restait tout de même intéressante.

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De 2008 à 2013, la compagnie de chemin de fer va se démener pour obtenir le feu vert pour la construction de sa gare, desservie par le réseau de Paris Saint-Lazare. A l’époque, c’est Anne Hidalgo, première adjointe du maire, qui est en charge de l’urbanisme et de l’architecture, donc de l’attribution des autorisations nécessaires. Comme elle ne cesse déjà de répéter dans toutes ses interviews qu’elle est archimotivée par les enjeux climatiques, et qu’elle veut absolument faire baisser la pollution atmosphérique qui empoisonne sa ville, la SNCF ne doute pas d’obtenir très rapidement gain de cause.

Pour quelle raison la passionaria du vivre-ensemble décide-t-elle au contraire de lui mettre des bâtons dans les roues ? Mystère. En tout cas, pendant cinq longues années, elle se débrouille pour bloquer l’opération. En 2013, de guerre lasse, la compagnie publique jette l’éponge et refile le mistigri à la société Bluf, pour 8 millions d’euros. Pour le prix, elle accepte de réaliser, à la demande de cette dernière, un embranchement permettant de desservir la future gare.

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A son tour, Bluf, détenue par le groupe immobilier familial Guilbert, va essayer de construire le terminal. Et pareillement, elle va se heurter à la mauvaise volonté manifeste de l’Hôtel de Ville. Saisis de sa demande de permis de construire en 2015, les services d’urbanisme mettront plus de trois ans à donner leur réponse, alors que ce genre de démarche se règle en temps normal dans un délai de six mois à un an. Plus ennuyeux encore : la copie qu’ils finissent par rendre est truffée d’erreurs, une technique de torpillage bien connue dans le milieu, qui permet aux éventuels opposants d’obtenir facilement l’annulation du permis de construire devant la justice. Dépitée par ce coup bas, et pas tellement chaude pour voir son affaire retoquée à la première occasion par les robes d’hermine, la direction de Bluf préfère elle aussi lâcher l’affaire. Elle jette à la poubelle le permis de construire vérolé qu’elle vient d’obtenir et met de nouveau en vente ce terrain, décidément maudit.

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Selon nos informations, plus d’une dizaine d’acteurs vont regarder le dossier… avant de se retirer les uns après les autres dans le courant de l’année 2021. Rien d’étonnant  ! "La directrice de cabinet du préfet de région, Marc Guillaume, en a appelé plusieurs pour les prévenir que l’Etat allait préempter la zone afin de répondre aux besoins immobiliers du ministère de la Justice", accuse un proche du dossier. A l’en croire, c’est la mairie de Paris qui aurait demandé à l’Etat de le faire – elle s’apprêtait à lui céder pour cela son droit de préemption, une pratique rarissime – afin de faire échouer définitivement cette opération qui, décidément, ne lui plaît pas. Jointe par téléphone et mail, la préfecture de région n’a jamais répondu à nos questions. Malgré de nombreuses relances, la municipalité parisienne n’a pas non plus souhaité réagir auprès de Capital.

En dépit de ce tir de barrage, Bluf finit par trouver un candidat au rachat en juillet dernier : le groupe américain Prologis, l’un des leaders mondiaux de la logistique. Ses dirigeants se disent prêts à lâcher 100 millions d’euros pour l’achat de la parcelle et à y investir 400 autres millions pour construire le terminal ferroviaire et créer à terme quelque 300 emplois. L’opération va-t-elle enfin pouvoir être lancée ? Pas encore car la mairie de Paris sort de nouveau du bois et menace de faire jouer une fois encore son droit de préemption. Pour allonger d’un mois le délai légal, normalement fixé à deux mois, elle planifie une visite du terrain en septembre.

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Durant de longues semaines, les directions de Bluf et de Prologis vont se ronger les sangs au gré des rumeurs qui leur reviennent aux oreilles : une préemption du terrain par la préfecture de région pour les besoins immobiliers de l’Etat, ou par la mairie, pour y mener une opération immobilière bien plus lucrative que la gare écologique. "Sans doute des tours de bureaux", avance un bon connaisseur de ce genre de dossier.

Pas de chance pour elle, le vendeur, qui n’est pas né de la dernière pluie, a pris une mesure radicale pour empêcher cela : il a placé la société mère de Bluf en procédure de sauvegarde. Du coup plus question pour la ville de Paris de préempter le terrain à vil prix. Pour l’acquérir, elle devra mettre sur la table la même somme que Prologis, autrement dit 100 millions d’euros. Un peu beaucoup pour la municipalité, dont les finances sont aux abois. Il y a quelques semaines, elle a dû déclarer forfait et laisser Bluf vendre le terrain à Prologis.

Mais la partie n’est pas terminée pour autant, car l’américain va désormais devoir demander un permis de construire à l’Hôtel de Ville. On n’en sort pas…