« On apprend aux enfants à se brosser les dents, mais pas à prendre soin de leur santé mentale ! »

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La santé mentale des Français se dégrade – et comment pourrait-il en être autrement ? Climatique, sanitaire, géopolitique... Les crises se succèdent et s'enchevêtrent, capables d'ébranler la plus solide des psychés. Quels sont les outils pour faire face ?

Un article extrait du Livre des Tendances 2022, 20 secteurs-clés de l'économie décryptés.


Alors que nous n'en avons pas encore fini avec la pandémie (coucou la sixième vague), voici que la guerre frappe aux portes de l'Europe... Sans parler de la crise climatique qui se dresse devant nous. Autant de coups de boutoir capables d'ébranler la plus solide des psychés. États dépressifs ou anxieux, troubles du sommeil... Les troubles de l'âme concernent désormais un Français sur 5. Marion Leboyer, psychiatre, et Aude Caria, psychologue, nous éclairent sur les enjeux de cette « vague psychiatrique ».

Doit-on parler d’une vague psychiatrique dans le sillage de la pandémie ?

Marion Leboyer : Cette vague est indéniable. On a vu une nette augmentation, entre 30 et 50 %, des troubles de l’humeur et des troubles anxieux à l’échelle de la population. Mais on oublie également que les personnes souffrant de pathologies mentales sont plus susceptibles de développer des formes graves du Covid. La mortalité est multipliée par deux chez les personnes atteintes de troubles psychotiques ou de dépression sévère.

Aude Caria : La pandémie a mis sur le devant de la scène la question de l’équilibre psychique de la population et a révélé que notre santé mentale est aussi importante que notre santé physique. Mais la santé mentale est un sujet qui transcende la seule crise que nous traversons. Il s’agit d’un concept global, très fortement lié à des déterminants sociaux comme le revenu, les conditions de logement, l’isolement social ou la précarité économique et sociale.

Quels sont les troubles en hausse, leur origine et les profils les plus à risque ?

A. C. : L’enquête CoviPrev a été lancée par Santé publique France pour suivre l’évolution de la santé mentale de la population française pendant l’épidémie. Elle confirme que de nombreux voyants sont au rouge, puisque plusieurs facteurs sont à la hausse par rapport à leur niveau hors épidémie. Ainsi, 15 % des Français montrent des signes d’un état dépressif. 23 %, des signes d’un état anxieux. 63 % déclarent des problèmes de sommeil au cours des huit derniers jours. Et enfin 10 % ont eu des pensées suicidaires au cours de l’année.
C’est chez les 18-24 ans que l’on trouve les populations les plus à risque, particulièrement chez les étudiants et étudiantes. Mais aussi chez les femmes exposées à des violences intrafamiliales, les personnes isolées socialement ou celles présentant des antécédents de troubles psychiques.

M. L. : Je rajouterais que ce sujet dépasse la crise que nous traversons. Les pathologies mentales concernent 12 millions de Français, soit 1 Français sur 5 ; elles coûtent chaque année 109 milliards d’euros à l’Assurance Maladie si l’on prend en compte les coûts directs (22 milliards d’euros par an) mais aussi les coûts indirects, et notamment les retentissements forts sur la sphère professionnelle. Ce sont des pathologies qui démarrent chez l’adulte jeune et peuvent durer toute la vie si on ne les prend pas en charge. Elles sont responsables de handicaps et ont des conséquences familiales, professionnelles et économiques considérables. Pourtant ces enjeux sont encore largement passés sous silence.

Quelles sont les conséquences de ces troubles tant sur le plan de la vie quotidienne ou du travail, que des relations interpersonnelles ?

A. C. : Dans le monde du travail, on constate une augmentation du taux de burn out depuis mars 2020, avec près de deux millions de personnes touchées, comme le révèle le baromètre du cabinet Empreinte Humaine. Les conséquences économiques directes et indirectes de la pandémie ont provoqué une forte précarisation, avec du chômage partiel et des pertes d’emploi. La généralisation du télétravail a parfois rimé avec dégradation des conditions de travail et isolement social. Autant de situations qui peuvent avoir un impact sur la santé mentale.

M. L. : Par ailleurs, le taux de chômage est important chez les personnes souffrant de pathologies mentales. Ces troubles créent des déséquilibres pour les proches, mais aussi pour l’entourage professionnel, puisque la personne peut rencontrer des difficultés d’organisation et de progression dans son travail.

Quelles sont les pistes d’innovation, à la fois en matière de diagnostic, de soin et de traitement ?

M. L. : On a un besoin fort d’innovation et de soutien à la recherche dans tous les domaines : compréhension de ces pathologies, développement des outils diagnostiques, meilleur accès aux stratégies thérapeutiques. À l’instar de toutes les pathologies complexes, les maladies mentales sont dues à l’interaction entre des facteurs de risque environnementaux et un terrain génétique de vulnérabilités. Une meilleure compréhension des causes permet de développer des outils technologiques et des stratégies thérapeutiques innovantes : médicaments nouveaux, stratégies psycho-sociales qui permettent de prendre en charge le stress ou les idées dépressives grâce au numérique. Cela s’applique également au parcours de soin. Nous menons une expérimentation sur de nouveaux métiers, des outils numériques et des modes de tarification pour repenser ce parcours. Le numérique permet aujourd’hui d’épauler les innovations thérapeutiques dans tous ces domaines.

A. C. : En France, on manque d’une véritable culture de la santé mentale. On devrait enseigner dans toutes les écoles à reconnaître ses émotions, savoir quand on ne va pas bien et comment faire pour aller mieux. On apprend aux enfants à se brosser les dents, mais on ne leur apprend pas à prendre soin de leur santé mentale ! Il faudrait lever le tabou, mieux anticiper l’apparition des troubles et aider les gens à ne pas trop attendre pour chercher de l’aide. Il y a un grand besoin d’information de la population sur ce sujet qui concerne à la fois l’Éducation nationale, les services sociaux et les services de soin.

La gen Z semble plus informée et prompte à parler de santé mentale, notamment sur les plateformes TikTok ou Instagram. Est-ce un signal positif ?

A. C. : Sans nul doute. Il existe un effet de génération porté par la pop culture, les séries, les films ou la musique. La parole sur les troubles de la santé mentale se libère, avec par exemple la chanteuse Pomme qui parle ouvertement d’anxiété, de mal-être et de dépression. C’est couplé à un effet d’outil, puisque les plateformes sociales rendent possible le fait de parler sous pseudo, ce qui peut être utile pour surmonter le tabou. Je note aussi que la notion d’entraide est cruciale sur ces réseaux sociaux, avec des groupes de personnes partageant le même vécu.

M. L. : C’est une très bonne nouvelle. À l’échelle de la plateforme Écoute Étudiants Île-de-France, on constate que lorsqu’un étudiant commence à l’utiliser, derrière, toute l’université le fait. Il serait intéressant de lancer une étude pour vérifier scientifiquement que c’est moins stigmatisant à l’échelle de la jeune génération.

Parcours d’Aude Caria :
Psychologue, Aude Caria dirige l’organisme de santé publique Psycom, qui diffuse une information fiable, accessible et indépendante pour comprendre la santé mentale et trouver les adresses utiles. www.psycom.org

Parcours de Marion Leboyer :
Psychiatre, Marion Leboyer dirige la fondation de recherche FondaMental, qui promeut une prise en charge personnalisée et multidisciplinaire des troubles psychiatriques sévères. www.fondation-fondamental.org

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commentaires

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  1. Avatar FILIOL dit :

    Bonjour,
    Je suis en partie d'accord avec vos propositions mais je m'insurge sur le fait que cette prise en charge doit éminemment être faite par les enseignants. La formulation même teintée de reproches envers le système scolaire établi me semble même grossière. Les enseignants rencontrent aujourd'hui des problèmes de crédibilité comme tous référents. Commencer par dénigrer pour confier une responsabilité supplémentaire m'apparaît comme antinomique. Il est pourtant indéniable que cet état de fait doit être pris en charge. Je vous propose néanmoins d'aller sur le terrain des enseignants voir ce qu'ils ont déjà mis en place.
    Cela pourrait être un engagement pertinent pour tenter de restaurer la santé mentale des enfants et jeunes.
    PS : J'aime beaucoup les sujets de ADN, ils font partis des magazines numériques que j'ai plaisir à ouvrir et à lire. Vous comprendrez la nuance de ma formulation, j'en suis sûre...
    Belle journée à vous

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