Le professeur Didier dans une vidéo publiée sur la chaîne Youtube de l'IHUm le 22 mars 2022.

La ligne de défense du directeur de l'IHU ne devrait pas convaincre les juristes de l'ANSM.

Youtube/IHU Méditerranée-Infection

Une missive pour le moins étonnante. Sous le coup d'une enquête de l'Agence française du médicament (ANSM), l'Institut hospitalo-universitaire de Marseille (IHU), dirigé par Didier Raoult, lui a adressé une lettre de 13 pages. Son contenu, stupéfiant à bien des égards, a été intégralement publié sur le blog France Soir, farouche - voire violent - défenseur de l'IHU, mais aussi des thèses complotistes.

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Déclenchée à la suite d'enquêtes de L'Express et de Mediapart, l'inspection de l'ANSM vise à déterminer si l'IHU a bien respecté l'éthique et surtout la loi encadrant les recherches impliquant la personne humaine (RIPH), et notamment s'il a bien obtenu les autorisations obligatoires de Comité de protection des personnes (CPP) et/ou de l'ANSM avant de commencer certains essais cliniques sensibles. Le rapport préliminaire du gendarme de la santé, diffusé par Mediapart en février dernier, suggère le contraire. Le document, accablant, pointe de très nombreux dysfonctionnements de l'institut marseillais, ce que Didier Raoult, auteur de la lettre qu'il cosigne avec le Pr. Philippe Brouqui, conteste farouchement.

La guerre IHU AP-HM bat son plein

La première partie du document prend la forme d'un tir nourri contre l'AP-HM - l'institut de tutelle de l'IHU - qui serait "dans un état de délabrement que je n'ai pas vu en Afrique", tacle Didier Raoult, et contre son directeur général, François Crémieux. L'argument principal consiste à rejeter la responsabilité sur l'AP-HM, qui est le promoteur (celui qui assume la responsabilité) des recherches visées, alors que l'IHU n'est que l'investigateur (chargé de diriger et de surveiller). Mais quelques lignes plus loin, Didier Raoult indique que la lenteur administrative de l'AP-HM l'a forcé à "trouver des solutions alternatives" consistant à se substituer à sa tutelle en endossant le rôle de promoteur. "Les lenteurs de la DRS [NDLR : la Direction de la recherche santé de l'AP-HM] n'ont laissé d'autres choix que de promouvoir certaines études par le biais de la FMI [NDLR : Fondation Méditerranée infection]", écrit-il.

Didier Raoult IHU lettre ANSM

Capture d'écran de la lettre de Didier Raoult à L'ANSM (page 5)

© / L'Express

La ligne de défense consistant à rejeter la faute au promoteur tout en expliquant avoir endossé ce rôle a de quoi surprendre. D'autant plus que même en considérant que l'IHU serait dans son bon droit de se substituer à l'AP-HM, cela ne l'autoriserait pas pour autant à lancer des essais cliniques sans avoir préalablement obtenu les avis favorables d'un CPP ou de l'ANSM, comme la loi l'exige.

Pirouette et actes de contorsionniste

Mais le point le plus intéressant de la lettre de Didier Raoult est sans doute sa réponse aux interrogations concernant deux essais cliniques menés sur des étudiants et épinglés par L'Express en juillet dernier. La première étude s'est déroulée entre juin et août 2018 et portait sur la prévalence de bactéries respiratoires, gastro-intestinales et vaginales de 134 internes de la faculté de médecine d'Aix-Marseille. Les étudiants étaient invités à prélever eux-mêmes des échantillons nasopharyngés, fécaux et vaginaux une semaine avant leur départ en vacances et la semaine de leur retour en France. Les résultats ont été publiés en 2019 dans une revue scientifique. La deuxième, effectuée en 2019, implique les mêmes prélèvements, mais porte cette fois sur une cohorte plus grande d'étudiants (382). Ses résultats n'ont pas été publiés dans une revue, mais diffusés en ligne le 24 septembre 2020. Dans les deux cas, les auteurs (dont Didier Raoult) indiquent que le protocole des études "a été autorisé" par le comité de l'IHU... Qui ne peut pas se substituer à un CPP. "Le protocole de ces études les classe dans la catégorie des RIPH, elles devraient donc bénéficier de l'avis favorable d'un CPP, expliquait alors à L'Express le Pr Mathieu Molimard, spécialiste de pharmacologie clinique au CHU de Bordeaux, qui confie avoir lu la lettre de l'IHU "avec stupéfaction".

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Dans sa lettre adressée à l'ANSM, Didier Raoult indique qu'après "avoir patienté pendant deux ans pour avoir le feu vert de l'Assistance publique [NDLR : AP-HM]", l'IHU a décidé "qu'il s'agissait d'une étude basée sur le soin courant pour laquelle il n'y a pas lieu qu'il y ait un promoteur". Il affirme que les autoprélèvements vaginaux et rectaux ne seraient pas des interventionnels, mais seulement observationnels, et qu'ils ne nécessitaient donc pas d'autorisation d'un CPP ni de l'ANSM. Pourtant, Didier Raoult reconnaît quelques lignes plus haut que des prélèvements rectaux - effectués sur des bébés dans une autre étude visée par l'ANSM - constituent bien des actes interventionnels. Mais plus important encore, la loi ne laisse pas de place à l'interprétation. Les autoprélèvements vaginaux et rectaux dans le cadre d'un essai clinique n'ont rien d'observationnels : ils nécessitent une autorisation d'un CPP, comme les quatre spécialistes du droit de la recherche interrogés par L'Express l'ont confirmé.

Didier Raoult essais IHU ANSM

Capture d'écran (page 11/12) de la lettre de Didier Raoult à L'ANSM dans laquelle il reconnaît qu'estimer que cette étude relève du soin courant est "inapproprié" aujourd'hui, mais affirme que ce n'était pas le cas il y a 5 ans, alors que la loi n'a pas changé depuis.

© / L'Express

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Quelques lignes plus tard, Didier Raoult affirme cette fois que les auteurs considéraient déjà en 2017 que "ce travail relevait du soin courant" et avaient donc demandé l'avis du comité d'éthique de l'IHU cette année-là. Malheureusement, cette demande a "semble-t-il été égarée", précise-t-il. Didier Raoult reconnaît donc qu'il a décidé de mener ces travaux sans l'accord de sa tutelle, sans avis favorable de son propre comité d'éthique et surtout sans l'autorisation obligatoire d'un CPP.

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Et le numéro de contorsionniste ne s'arrête pas là. Didier Raoult précise qu'afin de publier les résultats de ces travaux dans des revues scientifiques, il a (re)sollicité l'avis de son comité d'éthique en 2019 qui lui répond, à juste titre, qu'il accepte de donner un avis favorable à la condition que l'essai obtienne l'autorisation préalable d'un CPP, ce qui "n'avait plus de sens puisque l'étude était terminée", reconnaît Didier Raoult. Cerise sur le gâteau, le directeur de l'IHU décide tout de même de soumettre ses études aux revues et indique qu'il a obtenu l'avis favorable de son comité d'éthique... Qui lui avait explicitement indiqué le contraire et qui ne pouvait, de toute manière, pas se substituer à un CPP. On peut par ailleurs s'étonner qu'une des études ait été publiée par la revue Travel Medicine and Infectious Disease alors qu'elle aurait dû vérifier que l'autorisation mise en avant par l'IHU était conforme. Faut-il, encore, souligner que l'un des éditeurs de la revue est Philippe Gautret, médecin à l'IHU et... Premier auteur de l'étude en question.

Didier Raoult IHU lettre ANSM

Capture d'écran de la lettre de Didier Raoult à l'ANSM (page 13).

© / L'Express

Il faut également rappeler que dans son rapport préliminaire, l'ANSM suspecte l'IHU d'avoir produit de faux documents. En effet, interrogé dans un premier temps sur ces études, Didier Raoult avait adressé à l'agence du médicament une note de son comité d'éthique interne, datée d'août 2019 et portant la mention "avis favorable". Or, au cours de leur contrôle, les inspecteurs ont découvert que le signataire contestait ce document. L'original indiquait, lui, que le comité d'éthique ne donnait pas d'avis favorable mais enjoignait l'IHU de soumettre l'essai à un comité de protection de personnes (CPP) auquel il conditionnait sa décision, rapporte Mediapart. Dans sa lettre, Didier Raoult ne répond pas directement à la suspicion d'avoir fourni de faux documents, mais il reconnaît que son comité d'éthique avait bien conditionné son avis à celui d'un CPP.

"L'IHU ne fait pas de recherche sur la tuberculose", "La tuberculose est un élément majeur de recherche à l'intérieur de l'IHU"

D'autres étrangetés ou incohérences figurent dans la missive, notamment lorsque Didier Raoult se défend dans le cadre du volet "Tuberculose". Comme l'a révélé Mediapart en octobre dernier, l'IHU a lancé un essai sur cette maladie infectieuse alors même que l'ANSM avait refusé de lui donner son autorisation. Les travaux s'étaient, de plus, soldés par un résultat déplorable : 9 patients sur 20 ont connu de graves complications médicales provoquées par le traitement de l'IHU. Là encore, l'argumentation de Didier Raoult étonne. S'il avait déclaré six jours après la parution de l'article de Mediapart que "l'IHU ne fait pas de recherche sur la tuberculose", il indique dans sa lettre que "la tuberculose est un élément majeur de recherche à l'intérieur de l'IHU".

Didier Raoult IHU Méditerranée infection

Capture d'écran de la lettre de Didier Raoult adressée à l'ANSM (page 14).

© / L'Express

Le directeur de l'IHU se montre en revanche "satisfait" des conclusions de l'ANSM selon lesquelles "Il n'a pas été identifié d'élément signant une démarche pouvant caractériser la mise en oeuvre d'une RIPH non autorisée par l'ANSM". A l'issue de leur contrôle, les inspecteurs de l'ANSM avaient effectivement indiqué que les prescriptions de l'IHU contre la tuberculose, qu'ils jugeaient "dangereuses", n'avaient pas été faites dans le cadre d'un essai clinique non autorisé puisque les modalités de suivi des patients ne correspondent pas à celles d'un essai clinique. Il faudra attendre la publication du rapport final pour connaître les raisons qui ont poussé l'ANSM à conclure dans ce sens. L'agence du médicament pourrait néanmoins se trouver dans une position délicate sur ce point, puisqu'elle n'est pas intervenue lorsque l'IHU a décidé de mener ses expérimentations sur la tuberculose sans autorisation.

Les conclusions rendues dans les semaines à venir

Des interrogations subsistent également. Par exemple, Didier Raoult ne répond pas sur les nombreux autres essais épinglés par L'Express, dont trois expérimentations sur des greffes fécales impliquant notamment des patients atteints de schizophrénie. Ces essais, qui nécessitent normalement un double accord d'un CPP et de l'ANSM, ne mentionnent aucune autorisation. L'absence de réponse de l'IHU pourrait signifier que l'ANSM n'a l'a pas interrogé sur ce point - ce qui serait étonnant -, ou que l'institut marseillais a prouvé que ces essais ont été menés conformément à la loi.

Quoi qu'il en soit, la balle est maintenant dans le camp du gendarme de la santé - il devrait rendre son rapport final dans les semaines à venir, selon une source proche du dossier - , mais aussi dans le camp de l'Inspection générale des affaires sociales, qui mène une investigation parallèle. Quant au volet légal, "l'enquête est toujours en cours", a confirmé le Parquet de Marseille à L'Express.

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