Guerre en Ukraine

L’Internet russe rétréci par le Kremlin : « L’objectif est de couper la Russie du reste du monde »

Guerre en Ukraine

par Emma Bougerol

Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’accès à l’information se réduit de jour en jour en Russie, sous le coup de la censure et de la répression. Les médias indépendants sont muselés. Facebook, Instagram, Twitter ne sont plus accessibles.

« Il faut que les Russes arrêtent d’être zombifiés. » Dans les locaux de Reporters sans frontières, le 22 mars, l’ex-journaliste russe Zhanna Agalakova fait face à la presse française pour dénoncer la propagande dans son pays. « Je veux que les Russes m’entendent, qu’ils cherchent des informations alternatives. » Ancienne correspondante à Paris pour la première chaîne de télévision russe, Channel One, Zhanna Agalakova a démissionné début mars. « Je pensais au début que venir en Europe pourrait m’éviter de devenir propagandiste », dit-elle.

Elle a déchanté. L’invasion russe en Ukraine a été la goutte d’eau. « Nous avons abouti à une situation où un seul point de vue est donné dans les médias russes, celui de Vladimir Poutine. Les médias ne transmettent que la vision du Kremlin. Le reste n’a aucune chance. » La journaliste espère encore que « le peuple russe se rende compte du piège dans lequel il est tombé ».

Pour l’instant, la population russe voit se resserrer l’étau de la censure. Le Kremlin a progressivement banni les canaux médiatiques des voix dissidentes. Le 21 mars, la justice russe a interdit les réseaux sociaux Facebook et Instagram, pour « extrémisme ». Comme Twitter, ils étaient déjà inaccessibles depuis plusieurs jours.

L’obsession de la souveraineté numérique

Symbole du journalisme indépendant, le média Novaïa Gazeta a suspendu sa publication le 28 mars. Il était l’un des derniers médias indépendants du pays à continuer de publier, sur papier et en ligne. Quelques jours plus tôt, l’accès au site en russe de l’ONG Amnesty International était bloqué par les autorités. Ces exemples ne sont pas des exceptions : les sources d’informations critiques s’effacent peu à peu des écrans d’ordinateurs sous la direction du régulateur des médias, Roskomnadzor. Le pouvoir compte ainsi éteindre toute parole qui viendrait le contredire. Mais est-il en capacité d’enfermer le pays dans une bulle hors de l’Internet mondial ?

Un courrier du régulateur russe a mis le feu aux poudres sur les réseaux sociaux occidentaux. Nombreux sont ceux qui y voyaient le signe d’une déconnexion imminente de la Russie du reste de l’Internet. Le 6 mars, Nexta, média d’opposition biélorusse écrit sur Twitter : « La #Russie a commencé à préparer activement la déconnexion de l’Internet mondial. Au plus tard le 11 mars, tous les serveurs et domaines doivent être transférés vers la zone #Russie. En outre, des données détaillées sur l’infrastructure réseau des sites sont en cours de collecte. »

Le message invite les sites publics russes à rapatrier leur nom de domaine en .ru (en Russie) et à n’utiliser dans la construction de leur site Internet de préférence que des données hébergées nationalement.

Stéphane Bortzmeyer, informaticien, a décrypté ce message sur son blog spécialisé : « Le dernier message de Roskomnadzor, je n’ai pu le lire que via des traductions – il faut faire attention, surtout en période de guerre où la traduction est un bon moyen de propagande. Il peut être interprété plus ou moins largement », analyse-t-il. Stéphane Bortzmeyer nuance le discours du régulateur russe : « Ne pas dépendre de ressources dans d’autres pays, documenter les dépendances extérieures, ce sont de bonnes pratiques pour tout site web. Tous les pays font pareil. Tout État veut être autosuffisant, souverain, quand il s’agit de ses sites publics. Y compris en France, je ne pense pas que les serveurs de nom ".gouv.fr" soient hébergés en Russie ou aux États-Unis. Bien sûr, dans le cas de la Russie, il faut voir comment cela sera appliqué. »

« Mettre des frontières, y compris dans le cyberespace »

« La Russie essaie de se battre contre la nature même d’Internet, constate de son côté Kévin Limonier, maître de conférences en études slaves à l’Institut français de géopolitique et directeur scientifique de l’observatoire du cyberespace russophone. L’idée fondatrice de l’Internet est libertaire. C’est un système fait par nature pour dépasser les frontières. » Depuis une dizaine d’années, le Kremlin lutte contre cette ouverture. La parole libre et l’influence de l’étranger sont perçues comme des dangers par le gouvernement de Poutine. « L’objectif est de couper la Russie du reste du monde, explique le chercheur. Cette volonté est la projection numérique des ambitions géopolitiques de Poutine : mettre des frontières, y compris dans le cyberespace. »

En 2019, la Russie entérine ce fantasme dans la loi. Avec ce texte pour un « fonctionnement sûr et durable du réseau Internet sur le territoire de la Fédération de Russie », le gouvernement russe veut se doter d’un Internet souverain, le « RuNet ». « Cette loi donne les moyens juridiques et administratifs à l’État pour mettre en place une déconnexion totale », analyse Kévin Limonier. Selon cette loi, chaque fournisseur d’accès à Internet devrait faire passer le trafic venu de l’extérieur du pays via des « points d’échange » (appelés IXPs). Ces boîtiers agiraient comme des postes frontières numériques pour permettre de se couper de l’Internet mondial et de ne fonctionner qu’en interne.

Plus facile à dire qu’à faire. La Russie abrite des centaines de fournisseurs d’accès à Internet. « Le pays a l’un des réseaux les plus compliqués, les plus touffus du monde, du fait de son histoire, explique Kévin Limonier. Dans les années 1990, le réseau s’est développé en Russie sans aucune supervision étatique. » À la différence de la Chine ou de l’Iran, le pouvoir russe n’a pas eu la mainmise sur Internet dès les prémices du web – cela ne l’a même pas préoccupé avant les années 2010. « L’idée de contrôler Internet est né des grandes manifestations contre le retour au pouvoir de Poutine, qui ont eu lieu dans les années 2011-12, et qui s’étaient organisées sur les réseaux sociaux. C’est à ce moment-là que le pouvoir se rend compte de l’importance des réseaux sociaux. » Mais lorsque Moscou décide d’en prendre le contrôle, il se heurte à une « résistance passive » des fournisseurs, habitués à fonctionner indépendamment de l’État depuis des années.

La multiplicité des fournisseurs complexifie aussi la mainmise du pouvoir sur les réseaux. Aujourd’hui encore, certains utilisateurs russes pourraient accéder aux sites pourtant affichés comme « bannis » par le Roskomnadzor. « Il y a plein de fournisseurs d’accès à Internet différents et pas de moyen centralisé de contrôle », résume Stéphane Bortzmeyer. La Russie utilise une technique de censure « assez rare » selon lui, mais qui « présente un inconvénient : il faut être sur le trajet. Ce serait comme mettre un barrage sur chaque route, ce qui est rendu très compliqué par le grand nombre de fournisseurs. »

« Il y a toujours une possibilité de contourner »

L’espace de ce qui est accessible sur Internet se contracte pourtant bel et bien pour les citoyens. La majorité n’a plus accès aux sites bannis. En plus de la répression venue du Kremlin, des entreprises occidentales du numérique ont cessé leur activités en Russie depuis l’invasion de l’Ukraine. Netflix a par exemple décidé de suspendre ses services de streaming. Malgré tout, une réelle coupure du monde reste difficilement envisageable. « Même un État autoritaire a du mal à bloquer tout accès à l’extérieur, souligne la chercheuse en relations internationales Camille Morel. Les citoyens ont aujourd’hui des connaissances suffisantes pour contourner beaucoup de blocages, notamment avec les VPN (réseau privé virtuel, qui peut permettre d’accéder à des ressources bloquées, nldr) ou le darkweb. Il y a toujours une possibilité de contourner. »

Pour l’informaticien Stéphane Bortzmeyer, ces contournements sont possibles au gré d’une bataille constante entre censeurs et utilisateurs : « C’est la lutte de l’épée et de la cuirasse. L’épée se perfectionne pour percer la cuirasse, alors la cuirasse se renforce pour ne plus laisser passer l’épée, et ainsi de suite. Ça ne s’arrête jamais. Il n’y a pas de système de censure parfait. »

Mais dans des pays comme la Russie ou la Chine, déjouer la censure n’est pas qu’un problème technique. Le fait d’accéder à des services interdits ou de diffuser des informations dissidentes peut être sévèrement puni. Le 4 mars, le gouvernement russe a promulgué une loi contre les « informations mensongères » : il est dorénavant interdit de parler de « guerre » ou d’« invasion » au sujet de l’attaque russe en Ukraine.

« En vertu de la loi, toute publication, déclaration, post ou partage critique, toute publication d’informations alternatives sont punies jusqu’à 15 ans d’emprisonnement. Les anciens posts dans les réseaux sociaux, s’ils sont visibles, tombent sous le coup de la loi », précise la chercheuse Anna Colin Lebedev, dans un tweet.

Face à la répression toujours plus sévère, des centaines de journalistes russes ont quitté le pays. « Beaucoup de personnes diplômées, d’opposants, de journalistes sont partis et les médias indépendants sont muselés … Qui reste-t-il dans le pays pour résister ? s’interroge Kévin Limonier. Il est trop tôt pour répondre. »

Emma Bougerol

Photo de une : Pixelkult, Pixabay