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Entretien

Chékéba Hachemi : « L’éducation des filles est une monnaie d’échange pour les Talibans »

En Afghanistan, mercredi 23 mars, les collégiennes et lycéennes étaient à peine arrivées à l’école qu’elles ont été renvoyées chez elles. Une immense désillusion, les Talibans ayant prétendu en septembre dernier qu’ils essaieraient de « créer un environnement éducatif sûr » pour les jeunes Afghanes.

Alors que les larmes bouleversantes des fillettes et les courageuses manifestations de femmes dans les rues de Kaboul ont fait le tour du monde, Chékéba Hachemi, diplomate afghane et fondatrice de l’association Afghanistan Libre, revient sur la situation des femmes sept mois après la prise de pouvoir des Talibans.

Revue des Deux Mondes. Dans quel contexte la fermeture des écoles de filles s’est-elle déroulée le 23 mars dernier ? 

Chékéba Hachemi. C’était la rentrée scolaire, qui a lieu en Afghanistan ce jour-là, juste après le nouvel an persan. Il faut rappeler que quelques jours avant la fermeture des écoles, les Talibans avaient interdit aux femmes de voyager seules ou de prendre l’avion, mais c’est passé inaperçu dans les médias, qui sont très occupés par la guerre en Ukraine.

Quand les Talibans ont pris Kaboul, le 15 août 2021, on entendait qu’ils étaient modérés, mais ils ont très vite interdit l’école. Ils ont ensuite fait profil bas pendant les trois mois d’hiver, où il n’y a pas d’école en Afghanistan. Il y avait donc l’espoir que ça changerait, d’autant plus que l’éducation des filles était une des conditions des négociations avec les Américains à Doha (Qatar). Les Talibans n’ont pas fait d’annonce avant la rentrée scolaire. Dans beaucoup d’écoles, notamment à Kaboul, y compris celles de mon association Afghanistan Libre, toutes les filles sont venues en bravant les dangers. Ce n’est pas un geste anodin dans un pays où presque tout est interdit aux femmes. Que des centaines de milliers de filles se rendent à l’école et montrent à quel point c’est important pour elles, en risquant la mort, est un grand geste de résistance. Mais en arrivant, il a été annoncé que les écoles resteraient fermées et que les filles devaient rentrer chez elles. C’était donc d’autant plus monstrueux que l’espoir était énorme et qu’elles avaient pris le risque d’y aller quand même.

« [La fermeture des écoles de filles] a réveillé les dirigeants politiques de la communauté internationale, qui, jusque-là, nous bernaient un peu en affirmant que c’étaient des Talibans modérés, avec qui l’on pouvait négocier. »

Cet événement a réveillé les dirigeants politiques de la communauté internationale, qui, jusque-là, nous bernaient un peu en affirmant que c’étaient des Talibans modérés, avec qui l’on pouvait négocier. Mais l’éducation des filles devrait être non-négociable. On voit donc là le vrai visage des Talibans.

Revue des Deux Mondes. Pourquoi les Talibans durcissent-ils encore plus leur politique anti-femmes en interdisant l’école aux jeunes filles ?

Chékéba Hachemi. Ces interdictions viennent à un moment où les Talibans attendent trop la reconnaissance occidentale, de l’ONU, des États-Unis et des pays européens. Ils prennent donc comme monnaie d’échange les femmes et leur éducation, pour signaler qu’ils veulent être reconnus, que les gels bancaires soient levés ainsi que tout ce contre quoi ils se battent depuis des mois. Ils ont pris le pouvoir, mais ils n’ont pas de légitimité internationale pour asseoir leur légitimité nationale auprès des Afghans.

Lire aussi – Le fiasco afghan ne doit pas être le prétexte à enterrer l’universalisme

Revue des Deux Mondes. Le représentant américain en Afghanistan, Thomas West, a dit qu’il espérait que les Talibans reviennent sur leur décision concernant la fermeture des écoles de filles. Un tel revirement est-il possible ? Y croyez-vous ? 

Chékéba Hachemi. Personnellement, je n’y crois pas, mais tout est possible. Le représentant américain dit ça parce que les États-Unis négocient avec les Talibans, et non parce que ces derniers ont une volonté de laisser les femmes vivre. L’éducation des filles est leur monnaie d’échange et j’ai peur qu’elle le devienne à chaque fois : qu’ils ouvrent les écoles pour quelque temps, puis qu’ils les referment parce qu’ils n’ont pas obtenu tout ce qu’ils veulent, par exemple sur le plan bancaire. Cela crée un climat de panique, d’incertitude et de désespoir. Les femmes afghanes ne sont pas dupes, elles voient bien que ces histoires de rentrée scolaire sont calculées et que les Talibans seront capables de tout. Il faut comprendre que ces femmes qui sont allées à l’école, risquant leur vie, sont toujours debout. Ce sont des gestes de résistance sans précédent. C’est une valeur nouvelle et les Talibans devront faire avec : les Afghanes de 2022 ne sont pas celles de 1996. Celles qui ont vécu le régime taliban entre 1996 et 2001 n’ont aucune envie de le revivre. La résistance afghane aujourd’hui, ce sont les femmes.

« Les femmes qui sont allées à l’école, risquant leur vie, sont toujours debout. Ce sont des gestes de résistance sans précédent. (…) La résistance afghane aujourd’hui, ce sont les femmes. »

Revue des Deux Mondes. Des centaines de femmes défilent contre le régime et la fermeture des écoles. Concrètement, que risquent-elles ?

Chékéba Hachemi. Certaines sont enlevées et conduites dans des prisons sans que l’on sache où elles sont, ou mariées de force, dès l’âge de 9 ou 10 ans. D’autres sont tuées. Mais elles restent debout parce qu’elles préfèrent mourir plutôt que de ne pas utiliser leur voix, de ne pas tout faire pour que leurs filles ne vivent pas la même chose qu’elles. C’est très fort, et je continue à avoir une admiration sans borne pour ces femmes. Ce n’est pas juste aller manifester place de la République et montrer son soutien. Sortir de la maison est un risque sur leur vie.

Revue des Deux Mondes. Les femmes vont-elles organiser des enseignements parallèles, des écoles clandestines ?

Chékéba Hachemi. Elles vont certainement le faire, mais elles veulent tout changer. Elles ont déjà organisé des écoles clandestines pendant le premier régime taliban, entre 1996 et 2001. Ce n’est plus le but, elles ne veulent plus se cacher, elles veulent exister. Beaucoup sont formées et étaient journalistes, juges, médecins ou savaient coder. Si elles ne peuvent pas manger, travailler, se faire soigner, envoyer leurs filles à l’école, elles préfèrent se battre, quitte à mourir. S’organiser dans la clandestinité voudrait dire qu’elles sont tranquilles, qu’elles ont ce qu’il faut. Aujourd’hui, le sort des Afghanes va bien au-delà. Que des ONG créent des écoles parallèles, pour moi, revient à réduire la situation à un petit problème local. Afghanistan Libre refuse de faire ça : l’association existe toujours, mais j’ai mis ses activités en sommeil pour ne pas faire prendre de risque aux femmes, aux salariées et aux professeures. Elles veulent enseigner et être payées. Il ne suffit pas de créer des salles de classe dans une maison. Les femmes meurent de faim, leurs droits élémentaires sont bafoués et leurs revendications vont donc plus loin. Elles veulent exister ou mourir.

« Si elles ne peuvent pas manger, travailler, se faire soigner, envoyer leurs filles à l’école, elles préfèrent se battre, quitte à mourir. »

Revue des Deux Mondes. À quoi ressemble la vie des femmes afghanes aujourd’hui, sept mois après la prise de pouvoir des Talibans ?

Chékéba Hachemi. Il faut rappeler que nous avons quarante ans de guerre derrière nous. On a connu les images que l’on voit en Ukraine et l’invasion russe en 1978, puis d’autres invasions par les Talibans et le Pakistan. La guerre et les destructions ont fait que la plupart des gens qui travaillaient dans les ministères et les ONG en Afghanistan étaient des femmes. Elles étaient aussi devenues les seuls chefs de famille dans 60% des foyers, selon une étude, aussi bien en province qu’en ville.

Depuis le 15 août, les femmes ne peuvent plus travailler dans les ministères et sont privées de salaire. Leurs familles ne peuvent donc plus manger, si bien que les Nations-Unies considèrent aujourd’hui l’Afghanistan comme la plus grave crise alimentaire. De l’autre côté, le régime taliban prend en otage sa propre population, avec l’éducation des filles mais aussi avec la famine. Les organisations chargées d’apporter à manger ne peuvent pas travailler, car il faut payer pour pouvoir passer. La conséquence de l’exclusion des femmes est donc cette situation humanitaire sans précédent.

« L’Afghanistan, pays de plus de 38 millions d’habitants, compte plus de 20 millions de personnes dans l’extrême pauvreté et devient le lieu de la plus grande crise humanitaire au monde. »

Mais notre détresse n’a pas commencé en août 2021. Ma génération n’a connu que la guerre. Après les événements du 11 Septembre, l’Occident est intervenu en Afghanistan, a demandé l’aide du peuple afghan contre les Talibans, et a promis de reconstruire le pays. Vingt ans plus tard, il a quitté l’Afghanistan sans stratégie de sortie et en nous bernant avec des histoires de négociations qui ne veulent rien dire. Les infrastructures sont détruites et les ONG ne les ont pas rebâties comme elles l’avaient promis. On semble oublier que ce pays de plus de 38 millions d’habitants compte plus de 20 millions de personnes dans l’extrême pauvreté et devient le lieu de la plus grande crise humanitaire au monde.

Revue des Deux Mondes. Vous parlez de la malnutrition et de la pauvreté dont souffre la population. Que demandez-vous aux instances internationales ?

Chékéba Hachemi. J’attends qu’on ne confonde pas négociation et discussion. Dans des pays dirigés par des dictateurs, l’aide humanitaire apportée par les instances internationales arrivait quand même. Pourquoi pas en Afghanistan ? Discuter avec le régime taliban pour apporter de l’aide ne veut pas dire qu’on négocie ou qu’on les reconnaît officiellement. Il faut aider ce peuple qui crie famine.

Il ne faut pas non plus oublier que rien n’est réglé en Afghanistan. C’est le régime le plus terroriste au monde, mais on ferme les yeux. Joe Biden a décidé il y a deux mois, unilatéralement, de geler les avoirs de la Banque centrale afghane – 7 milliards de dollars – et que la moitié allait être donnée aux familles des victimes du 11 Septembre. En Afghanistan, nous sommes les premières victimes des Talibans et d’al-Qaïda, dès le 9 septembre avec l’assassinat du Commandant Massoud. Je crois qu’il y a un devoir historique et moral de ne pas fermer les yeux sur ce qui se passe, parce qu’on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. On sait tout. Alors pourquoi la communauté internationale ne dit rien quand le Président des États-Unis gèle les avoirs d’un pays où les gens meurent de faim ? Où a-t-on vu cela ? J’étais très touchée de voir dans le New York Times des familles de victimes du 11 Septembre demander au nom de quoi elles toucheraient l’argent d’un peuple qui est en train de mourir.

Lire aussi – Que défendre ? L’édito de Valérie Toranian

Revue des Deux Mondes. Qu’en est-il du rôle des Nations-Unies ?

Chékéba Hachemi. Est-il normal qu’en Afghanistan, où tout a été bafoué du jour au lendemain, le secrétaire général de l’ONU ne soit pas sur le terrain pour demander aux Talibans de lui faire un rapport ? Est-il normal que la directrice de l’ONU Femmes ne soit pas à Kaboul pour demander aux Talibans de la recevoir et de faire un point sur la situation des femmes ? Est-il normal que les Nations-Unies se contentent d’adopter une simple résolution ? À quoi servent ces institutions, créées après la Seconde Guerre Mondiale avec un véritable rôle, si elles sont absentes des crises en Afghanistan ou même en Ukraine ?

Bien sûr, l’Europe est plus concernée par la guerre en Ukraine, parce que c’est à ses portes. Mais une guerre est une guerre, et un réfugié est un réfugié. Il ne faut pas comparer sur une échelle les degrés de souffrance des pays. Quelle serait cette échelle ? La couleur de peau ? D’autant plus que l’Europe est à la portée de l’Afghanistan. Un ministre taliban a fièrement annoncé qu’il avait sous ses ordres directs 1500 kamikazes en Afghanistan et à travers le monde. L’Afghanistan va devenir un laboratoire de fabrication de terroristes, et demain, ces terroristes viendront en Europe et ailleurs. Si nous ne sommes pas concernés par le sort des Afghans, soyons au moins concernés par notre sort en Europe. Les terroristes du 11 Septembre ont été formés au Pakistan. Ce n’est plus le bon calcul de dire qu’on est concerné seulement par une guerre à nos portes. Les guerres à l’autre bout du monde ont des conséquences sur nous aussi.

Photo : Des filles afghanes arrivent à l’école pour la rentrée scolaire à Hérat, dans l’ouest de l’Afghanistan, le 23 mars 2022. (Photo by Mashal/Xinhua)

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2 Comments to "Chékéba Hachemi : « L’éducation des filles est une monnaie d’échange pour les Talibans »"

  1. Avatar
    Aurore Boréale 31 mars 2022 at 21 h 21 min

    “Est-il normal…”

    La liste ainsi formulée de différents points spécifiques
    est plus qu’efficace et demande une réponse qui le soit
    tout autant.

    Dommage d’avoir alourdi le texte avec :”La couleur de la peau?”
    argument qui finit par être contre- productif car trop galvaudé.

    Beaucoup a été fait pour rapatrier ceux qui devaient l’être et la vraie faute
    de l’Occident a été à l’égard du Commandant Massoud qui s’est exposé
    lors de ses déplacements médiatisés à l’Etranger,
    raison de son assassinat.

    Cette responsabilité est écrasante par la mise en danger de ce remarquable combattant contraint de venir solliciter une aide qui aurait dû lui être fournie
    sans tout ce protocole périmé de discours et applaudissements mais ici on aime ça.

  2. Avatar
    André Dupuy 3 avril 2022 at 0 h 32 min

    C’est gênant d’être un occidental et de lire cette incohérence et mollesse de nos institutions telles que l’ONU. Bravo à ces femmes en recherche de normalité au risque de leur vie. C’est à pleurer!

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