Figure tutélaire de la bande dessinée politique et de science-fiction, Enki Bilal est l’artiste protéiforme par excellence. Plasticien, peintre et réalisateur, le natif de Belgrade, âgé de 70 ans, expose actuellement au Musée de l’homme, à Paris.
Je ne serais pas arrivé là si…
Si Tito [1892-1980] n’avait pas été aussi cool avec mon père… Je m’explique. Pendant la seconde guerre mondiale, mon père faisait partie des Partisans [mouvement armé de résistance yougoslave], aux côtés de leur chef, Tito. A la fin de la guerre, il était devenu son tailleur attitré. Tito, qui offrait des cadeaux en nature à ses combattants, lui avait proposé une petite maison, mais il avait refusé. Il ne voulait pas entrer au Parti communiste et rêvait d’Occident. Il est alors parti pour Paris afin de parfaire son métier. Je ne sais pas ce que Tito lui a dit à ce moment-là, mais oui, il a été cool de le laisser partir…
Sans sa femme et leurs deux enfants, qui vont rester à Belgrade, dans l’idée de le rejoindre un jour…
J’ai 4 ans et ma sœur en a 6. Cinq ans plus tard, alors que mon père est toujours à Paris, c’est moi qui vais faire accélérer les choses, à la suite d’une gaffe. A ma maîtresse d’école, je raconte par mégarde qu’il est prévu que nous partions pour la France. Elle demande à voir ma mère et lui explique que son mari a les moyens de favoriser notre départ. Il est vrai que le couple lorgnait notre appartement. Trois semaines plus tard, nous voilà partis. Tout le monde était tétanisé : nous n’étions pas prêts à rejoindre Paris, et mon père n’était pas prêt à nous recevoir.
Pourquoi n’était-il pas prêt ?
Le couple qu’il formait avec ma mère était un fiasco absolu. Quatre ans après notre installation à La Garenne-Colombes (Hauts-de-Seine), il décrète que nous irons vivre aux Etats-Unis. Une visite médicale à l’ambassade américaine ayant décelé une petite tache au poumon chez ma mère, nous ne partirons finalement pas. De mon père émanait un orgueil démesuré, une rigidité psychologique. Il ne s’était pas adapté au contexte français, pas plus qu’il ne s’était adapté à sa situation pleine de paradoxes à Belgrade, en tant que musulman non pratiquant.
Votre mère, d’origine tchèque, était catholique. La religion avait-elle une quelconque place à la maison ?
Non. C’est bien le seul point où mon père et ma mère se sont entendus : ils ne nous ont jamais imposé leur vision religieuse. J’ai essayé de parler de tous ces sujets avec mon père avant sa mort, mais notre incapacité à communiquer l’a empêché. On s’est ratés.
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