Étudiants russes en France : “Ils se sentent les damnés de la terre”

Une immense solidarité internationale s’est levée en faveur des étudiants et chercheurs ukrainiens. À Paris, le psychiatre Richard Rechtman a ouvert un groupe de parole au sein de l’EHESS, à destination des étudiants russes, également en détresse.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, les bourses des étudiants russes à Paris ont été suspendues, leurs cartes de crédit sont inutilisables, et la valeur du rouble s’est effondrée. Ici lors du rassemblement de soutien au peuple ukrainien place de la République à Paris le 5 mars.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, les bourses des étudiants russes à Paris ont été suspendues, leurs cartes de crédit sont inutilisables, et la valeur du rouble s’est effondrée. Ici lors du rassemblement de soutien au peuple ukrainien place de la République à Paris le 5 mars. Photo Laure Boyer/Hans Lucas/AFP

Par Olivier Pascal-Moussellard

Publié le 04 avril 2022 à 19h00

Lappel à rejoindre un groupe de parole s’adressait aux étudiants russes comme ukrainiens. Les seconds, peu nombreux à l’EHESS, n’ont pas vraiment donné suite. Les Russes en revanche – une trentaine à l’École des hautes études en sciences sociales –, ont immédiatement réagi. Et une dizaine d’entre eux participe aux ateliers animés par l’anthropologue et psychiatre Richard Rechtman, spécialiste des représentations mentales des victimes de violences et génocides. Leurs témoignages sont terribles : du jour au lendemain, ces étudiants russes se sont retrouvés coupés de tout. Bourses suspendues, cartes de crédit inutilisables, effondrement de la valeur du rouble – et donc de l’aide qu’ils recevaient de leurs parents…

Sur le plan politique, ce n’est pas mieux : ils ont reçu des menaces explicites de leur université d’origine, qui leur a rappelé par mail qu’ils étaient soumis aux règles édictées par Vladimir Poutine. Toute communication sur les réseaux sociaux ou dans les revues scientifiques mentionnant des « fausses nouvelles » sur l’« opération spéciale » conduite en Ukraine, est passible de quinze ans de prison. Les voilà bloqués en France, et privés par leur propre pays de liberté d’expression.

Ces étudiantes et étudiants sont eux aussi des victimes de la guerre en Ukraine…
Doublement victimes : non seulement ils se sentent très coupables vis-à-vis des Ukrainiens, mais ils sont empêchés de s’exprimer. Ils se méfient, ou du moins se méfiaient au début beaucoup des autres participants au groupe de parole que j’ai monté, craignant qu’il y ait une taupe parmi eux. Cela ne signifie pas que leur condition est plus dure que celle des Ukrainiens — la hiérarchie n’a aucun sens ici — mais le fait est qu’ils traversent des moments extrêmement difficiles. Quant à nos collègues chercheurs en Russie, ils pourraient très vite se retrouver en prison ou au front s’ils ne font pas preuve de la plus grande prudence. Poutine a lourdement insisté sur les « ennemis de l’intérieur », cette « cinquième colonne » qui se prétend russe mais ne l’est pas, et dont il faudrait purifier la société. Nous voilà revenus au bon vieux temps du stalinisme.

“Le monde des étudiants russes s’est effondré du jour au lendemain.”

Comment travaille le groupe de parole ?
Je vois les étudiants une fois par semaine et ça se passe bien. Les discussions sont riches et tellement utiles psychologiquement, car ils se sentent les damnés de la terre. Mais le premier contact n’a pas été simple. Une jeune fille a d’abord refusé de parler, se justifiant par le fait qu’elle ne connaissait pas assez bien les personnes présentes et ne se sentait pas libre de s’exprimer. Ensuite, les langues se sont déliées, et l’émotion est devenue très forte… Le but est de les aider à se positionner comme des intellectuels, d’éviter qu’ils ne perdent trop de temps sur les réseaux sociaux, et les inciter à écrire un journal. Il faut les soutenir dans leurs modalités de résistance.

Le psychiatre Richard Rechtman, psychiatre, directeur d’études à l’EHESS.

Le psychiatre Richard Rechtman, psychiatre, directeur d’études à l’EHESS. Photo Olivier Metzger pour Télérama

D’un point de vue psychique, comment vont-ils ?
Comme des gens qui s’imaginent collectivement responsables de ce que fait leur pays. La culpabilité est vertigineuse. Ils rêvent que je mette en place des groupes de parole mélangeant Russes et Ukrainiens mais je leur ai dit que c’était une très mauvaise idée : ils passeraient leur temps à s’excuser de choses dont ils ne sont pas responsables, et ce qui m’importe, c’est de les aider, eux, pas de gérer leur culpabilité parce qu’ils ont la malchance d’avoir un dictateur à la tête de leur pays. Ils ont aussi une responsabilité historique, qui est de reconstituer — ou du moins d’essayer de reconstituer — de l’extérieur une société démocratique en Russie. Ils n’ont d’ailleurs pas les mêmes réflexes que les chercheurs syriens que nous avons aussi accueillis, et qui suivaient quotidiennement ce qui se passait dans leur pays. C’étaient des militants politiques, ils étaient partis pour fuir Bachar el-Assad et l’État islamique, et gardaient en France une pratique militante très forte, alors que les Russes sont plutôt des étudiants lambda, inscrits en histoire de l’art ou en économie, et qui n’ont pas particulièrement une attitude militante.

“Si la guerre devait durer, je ne sais pas ce qu’il adviendrait d’eux.”

Leur situation est très différente de celle des Ukrainiens ?
Leur monde aussi s’est effondré du jour au lendemain. Eux aussi perdent tout, même s’ils ont la chance de ne pas vivre sous les bombes. Les Ukrainiens sont évidemment dans une situation épouvantable, mais ils bénéficient d’une énorme solidarité, de toutes parts.

Que vont devenir les étudiants russes ?
Ceux qui sont arrivés dans le cadre de programmes conjoints sont couverts jusqu’à la fin de l’année, mais les autres, ceux qui sont en France pour deux ans, je ne sais pas, puisque toutes les conventions signées avec la Russie sont suspendues. Pour qu’ils puissent obtenir un diplôme de l’EHESS, il faudra trouver de nouveaux financements. On essaiera évidemment de les aider pendant quelque temps, en les dispensant de frais de scolarité ou en leur offrant des cours de français langue étrangère, mais ça ne pourra pas durer longtemps. Si la guerre devait durer, je ne sais pas ce qu’il adviendrait d’eux. Rien n’a été prévu non plus à ma connaissance pour les intellectuels russes… de Russie. Je ne pense pas que ces dissidents puissent bénéficier du programme Pause (1), qui n’a que des moyens très limités, ni même que la Russie soit officiellement inscrite dans la liste des pays persécutant leurs chercheurs, malgré sa mise à l’index par l’ONG Memorial (2) depuis plus de deux ans… Le milieu universitaire russe n’est d’ailleurs pas homogène. La fac d’origine de mes étudiants a lancé une pétition de soutien total à Poutine. Sous la contrainte ? C’est possible. Mais la société russe est divisée, et certains de mes étudiants m’ont confié que leurs parents, à qui ils parlent à mots couverts, refusent de les croire quand ils évoquent la réalité de la guerre en Ukraine…

(1) Depuis 2017, le programme Pause soutient des chercheurs et des artistes qui ne peuvent exercer librement leur profession dans leur pays et sont contraints à l’exil, afin qu’ils puissent poursuivre leurs travaux.
(2) Memorial est une ONG de défense des droits de l’homme luttant pour la préservation de la mémoire des victimes du pouvoir soviétique.

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