Le dernier rock du Bus Palladium

Depuis 1965, le Bus Palladium a traversé les âges au gré des évolutions du rock n'roll, des Beatles à Pete Doherty. L’épopée s’arrête ici : le célèbre club de Pigalle est promis à la démolition et doit désormais laisser place à un hôtel de luxe. Et si cette mise à mort était aussi celle du rock à Paris ? Réponse dans les couloirs du Bus, pour une soirée de fermeture où les souvenirs se bousculent. 
La dernière soire du Bus Palladium ou l'pilogue d'un demisiècle d'histoire du rock à Paris
Aliocha Wallon

20 heures, 6 rue Pierre Fontaine, à quelques pas du métro Pigalle. Aucun signe de Michel Polnareff, ce samedi 2 avril au premier étage du Bus Palladium. Cyril Bodin, avachi sur un canapé en velours au fond de la salle, sa cigarette électronique à la main, réécoute pour la énième fois le message laissé par la star aux lunettes blanches sur son téléphone. Le directeur artistique aurait aimé le voir monter sur scène ce soir, mais l’interprète de La Poupée qui dit non, installé à Los Angeles, n’a pas pu se libérer. « Je serai avec vous par la pensée », assure-t-il depuis la boîte vocale de Cyril. Le quadragénaire en pantalon cigarette et veste en cuir a passé ces dernières semaines dans un tourbillon d’émotions confuses, et se sent un peu ailleurs, comme spectateur de ce clap de fin. Sira Cissoko et Mariama Diallo, serveuses ici depuis quelques mois, ont sorti de grandes assiettes de thiéboudiène pour prendre des forces avant l’ouverture, et rient bruyamment en se rappelant de leurs clients les plus ivres, capables de continuer à danser même quand la musique s’est arrêtée. Elvis, le physionomiste reconnaissable à sa large silhouette, son imposante barbe brune et son cuir flanqué de l’inscription « Bus Palladium », vient d’accueillir sa mère, Evelyne Maréchal, 82 ans, canne à la main et t-shirt Metallica. « Je vais essayer de tenir le plus tard possible, comme quand j’allais chez Régine ou chez Castel dans les années 1960 », glisse-t-elle avec malice, avant d’évoquer ses récents problèmes de hanche. Cyril tape dans ses mains et réunit toute l’équipe pour leur donner du courage. « Surveillez un peu les clients : ce soir, ce n’est pas une demolition party, on espère garder la salle en à peu près bon état d’ici la vraie fermeture, dans 3 semaines », insiste-t-il, avant de laisser les barmen, les guichetiers, les techniciens et le personnel du vestiaire se disperser pour accueillir les dizaines de noctambules déjà postés devant l’entrée du club. Ils sont venus assister aux dernières heures d’un ancien géant de la nuit parisienne, fréquenté jadis par Salvador Dalì, Serge Gainsbourg et Mick Jagger, aujourd’hui promis à la démolition. En lieu et place de la salle de concert, un hôtel de luxe doit s’élever dans ce quartier devenu ultra touristique. Le propriétaire laisse entendre qu’il installera sûrement une boîte de nuit au sous-sol de l’établissement, mais les travaux dureront des années. Et en attendant, le rock parisien devra lutter pour sa survie dans le peu de salles qui veulent encore l'accueillir. 

Aliocha Wallon

Let it be 

Des centaines d’anciens habitués sont venus se bâtir de derniers souvenirs avant le baisser de rideau. Le premier arrivé, c’est Hervé Vilar, tout de noir vêtu avec son petit foulard en soie serré autour du cou. Il annonce triomphalement à la guichetière qu’il était « le plus ancien DJ du Bus, le premier à passer un vinyle d'Otis Redding ». L’interprète de Capri, c’est fini est l’un des derniers témoins des premières heures du Bus Palladium, installé en 1965 dans les locaux d’un ancien cabaret devenu un club de jazz dans les années 1930. A l’époque où le très sélect Chez Régine règne en maître sur la nuit parisienne, un jeune assistant de metteur en scène proche de la Nouvelle Vague, James Arch, se met en tête de permettre aux banlieusards d’infiltrer les nuits de la capitale, et instaure un système de navette pour les raccompagner. « Avant, sur la scène rock parisienne, il y avait le Golf Drouot, qui correspond à la période Elvis Presley. Le Bus incarne l’arrivée de la génération Beatles », explique François Jouffa, journaliste musical et habitué de la première heure. 1965, c’est l’année de Help des Beatles et de Satisfaction des Stones : les yéyés sont déjà démodés, les groupes anglais conquièrent le monde. James Arch laisse entrer gratuitement les beatniks aux cheveux longs échappés de leurs familles bourgeoises, de passage à Paris entre deux voyages pour l’Inde ou la Californie. La légende dit qu’au dixième jour d’ouverture du Bus, Salvador Dali passe la porte et s’exclame au beau milieu de la piste de danse : « C’est une merveille ! ». La haute société est piquée de curiosité, et des clientes en fourrure et robes de créateur viennent se mêler aux hippies et aux filles en jupes Courrèges en pleine démonstration de jerk. James Arch organise des marathons de danse, comme dans On achève bien les chevaux, et un concours des cheveux les plus longs. Trois ans avant mai 68, toute une jeunesse hétéroclite bouillonne et danse ensemble dans ce quartier encore mal famé.

Quand Hervé Vilard n’est pas là, c’est Vigon, chanteur marocain alors âgé d’une vingtaine d’années, qui prend place sur scène avec son groupe Les Limones. Quelques mois auparavant, il aidait encore son père sur les étals de fruits et légumes des marchés de Tanger. À Paris, il réalise son rêve de scène. Vêtu de costume à paillettes achetés en Italie, il reprend tous les tubes r’n’b du moment : Stevie Wonder, Jimmy Cliff, James Brown. « J’étais payé 50 francs par soir, du lundi au dimanche. J’habitais au 69 rue Pigalle, dans une chambre de bonne à 100 francs par mois, dans laquelle je ne rentrais que pour dormir quelques heures avant de revenir au Bus Palladium », se souvient le chanteur, aujourd’hui âgé de 77 ans, toujours élégant avec ses lunettes fumées et sa silhouette filiforme.

80s dans les vapes 

En 1974, le journaliste Sam Bernett reprend la direction du lieu avec son ami Richard Ermann, pour accueillir une nouvelle vague musicale, plus américaine : les DJs passent les derniers titres des Doors et de Jimi Hendricks, Gloria Gaynor et Patti Smith se produisent sur la scène. Johnny Halliday, Eddie Mitchell et Véronique Sanson passent leurs nuits sur la piste de danse, croisant parfois le chemin d’Eric Clapton et de David Gilmour, venus profiter de la nuit parisienne après un concert. Sam Bernett se souvient aussi de la présence discrète de Serge Gainsbourg, au fond de la salle, verre à la main et clope au bec. « Un matin, il est reparti en titubant et s’est reposé un moment seul, assis sur le trottoir d’en face. Un camion de police s’est arrêté. Quand les agents l’ont reconnu, ils lui ont proposé de le ramener chez lui, rue de Verneuil. Après cet épisode, les dimanche matin vers 5 heures, les policiers passaient souvent une tête pour demander si Serge était là, et s’il avait besoin d’être raccompagné », se souvient l’ancien présentateur de RTL. En 1966, dans Qui est In, Qui est Out, le chanteur avait déjà payé ses hommages au Bus : « Tu aimes la nitroglycérine, C’est au Bus Palladium que ça s’écoute, Rue Fontaine, il y a foule, Pour les petits gars de Liverpool ».

Dans les années 1980, le club change encore d’équipe, opte pour une programmation plus pointue et tente de prendre part à la vague new-wave. Mais le public est de plus en plus épars. « À partir de l’ouverture des Bains Douche, en 1978, le Bus Palladium a commencé à décliner », rembobine Philippe Manoeuvre, ancien habitué des lieux. « Je me souviens d’un soir où j’ai voulu m'asseoir à une table, et où on m’a demandé de déguerpir parce qu’on y attendait des joueurs du PSG. C’était devenu un endroit où se montrer, payer sa table et commander des bouteilles de champagne », témoigne l’ancien rédacteur en chef de Rock & Folk, qui publie Flashback Acide chez Robert Laffont. À la même époque, Sylvie Jouffa, journaliste chez Europe 1, crée les Bus d’Acier, prix décerné chaque année par la presse musicale au meilleur groupe de rock du moment. En 1988, les Bérurier Noirs hésitent à l’accepter, de peur d’« entrer dans le système » ; Carte de Séjour reçoit le trophée de la main de Jack Lang en 1987, juste après la sortie de Douce France en version raï.

Aliocha Wallon

Ex-fan des sixties

Tombé dans l’oubli au cours des années 1990, le club est repris par une nouvelle équipe en 2010, dans l’objectif de renouer avec l’esprit des débuts. L’étage est redécoré avec du mobilier des années 1950, de la moquette à motifs façon Shining et un grand tableau représentant Serge Gainsbourg. Cyril Bodin, alors désigné directeur artistique du Bus Palladium, s’emploie à programmer des groupes de rock de tous les styles, du rockabilly au metal en passant par Pete Doherty et quelques bébé rockeurs. Son meilleur souvenir reste ce soir de décembre 2013, quand Jean-Louis Aubert, Richard Kolinka et Louis Bertignac montent sur scène à l’improviste, rejoints par Axel Bauer à la basse, et commencent à chanter Un autre monde. Voilà vingt ans que les musiciens de Téléphone ont annoncé leur rupture. Un mois plus tard, le groupe se reforme partiellement sous un nouveau nom : les Insus.

De nouveau populaire auprès de jeunes Parisiens collectionneurs de vinyles, habillés en fripes achetées dans le Marais et fascinés par la musique des années 60-70, le Bus Palladium joue désormais à fond la partition vintage. Tous les samedis et les vendredis, les DJs passent aux mêmes heures Bohemian Rapsody de Queen, Peace Frog des Doors et Let’s Dance de David Bowie. Parmi les nouveaux habitués, on compte Pierre Niney, Vincent Lacoste, Izïa Higelin ou encore Aurélie Saada, moitié du groupe Brigitte. Pour cette soirée de fermeture, elle est venue interpréter au piano sa chanson Palladium, hymne aux chagrins d’amour consolés sur la piste du Bus. Cyril s’est installé dans les coulisses pour la filmer, et sent malgré lui des larmes lui monter aux yeux. Il se reprend : Catherine Ringer vient de faire son entrée, impassible, grande tresse grisonnante dans le dos et trait de liner bleu sous les cils. La foule s’électrise dès les premières notes de C’est comme ça, et reprend en hurlant : « Je ne peux pas t’abandonner, mon bébé ». Dans le public, on croise ce soir beaucoup de musiciens, des gens du cinéma, mais aussi des avocates, des traders et des ingénieurs, venus pour l’occasion habillés comme dans un remake de la série The Deuce, avec leurs chapeaux en feutre, leurs pantalons pattes d’eph et leurs chemises à imprimés fleuris.

Symbole funeste

23 heures. Faustine Berardo, crâne à moitié rasé, piercing sur la tempe et imposante barrette à fleur blanche accrochée au-dessus de l’oreille, est restée postée derrière la console des techniciens, bouteille de Bud à la main. La chanteuse vient de se rappeler qu’à 41 ans, elle a déjà joué six fois au Bus Palladium, avec « pleins de groupes différents, du métal, de l’électro, du trip hop ». Le Bus restera pour elle l’une des rares salles de rock parisiennes « tenue par une équipe qui aime vraiment la musique et les musiciens, où l’on peut jouer très fort, jusque très tard ». Elle vient de Seine et Marne, et assiste depuis des années à la disparition de nombreuses petites salles de banlieue. « Si même le Bus est menacé, il n’y a plus grand chose à espérer » soupire-t-elle. Et si dans deux ans, une boîte de nuit est reconstruite au même endroit, « cette patine, cette odeur constituée avec le temps aura disparu », observe-t-elle, pensive.

Les groupes de rock existent encore par centaines à Paris, mais partout autour d’eux, le paysage a changé. Depuis l’interdiction de fumer dans les lieux publics, les plaintes pour nuisances sonores se sont multipliées, et les bars de l’Est parisien sont asphyxiés par les fermetures administratives, à l’instar de la Mécanique ondulatoire et de l’Espace B. « Le rock s’est toujours développé grâce à ces petites salles où les jeunes groupes pouvaient faire leurs armes. Aujourd’hui, il n’y a presque plus d’espaces pour eux », regrette Philippe Manoeuvre. Si quelques salles comme le Supersonic ou le Truskel offrent encore une scène aux groupes avides de conquérir un public, la fermeture du Bus résonne comme un énième signal funeste. Voilà des années que le rap est le genre le plus écouté en France, et que la house et la techno ont envahi le monde de la nuit parisienne.

Aliocha Wallon

Les habitués présents pour cette dernière soirée semblent déjà savoir que l’histoire du Bus appartient au passé. Emma Esmenard, 25 ans, croisée au fumoir, est prise d’un élan de nostalgie. « Quand j’ai dit à ma mère que j’allais au Bus Palladium ce soir, elle m’a rappelé qu’elle y avait ses habitudes quand elle avait mon âge. J’aime bien la musique électronique, mais il y avait quelque chose d’émouvant à s’inscrire dans un héritage, à danser sur les mêmes chansons que nos parents, à se dire qu’on transmettra aussi ça à nos enfants », assure la styliste vêtue d’un pantalon à imprimé léopard, en empruntant un briquet à un inconnu. Elle a l’impression qu’une étape de sa vie se termine ce soir, celle des nuits d’insouciance, « quand je rentrais au petit matin et me réveillais avec le souvenir d’avoir faire partie d’un grand tout, et de m’être sentie totalement libre le temps d’une nuit. » Il est déjà 6 heures passées, justement, et Elvis, toujours vêtu de sa veste en cuir de motard, prie gentiment les fêtards de rejoindre la sortie. La plupart se dépêchent d’aller dormir, mais une troupe de noctambules hagards est restée agglutinée devant la boîte. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? L’un d’eux brandit une enceinte portative, y connecte son téléphone, et lance un dernier morceau. « Feel the city breakin' and everybody shakin’ And we’re staying’ alive, stayin’ alive » Les derniers passagers du Bus chantent à tue-tête ce vieux tube de 1977 dans la ville encore endormie. Avant de se disperser, chacun chez soi, dans les premières lueurs du jour. Dans quatre semaines, les pelleteuses feront leur travail dans la rue Pierre Fontaine.