Chronique

Tamara de Lempicka : garçonne intrépide et artiste art-déco

le 18/04/2022 par Emmanuelle Retaillaud
le 13/04/2022 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 18/04/2022
"L'esclave enchaînée", tableau de Tamara de Lempicka paru dans Comoedia, 1930 - source : RetroNews-BnF
"L'esclave enchaînée", tableau de Tamara de Lempicka paru dans Comoedia, 1930 - source : RetroNews-BnF

Star des salons des Années folles, créatrice d’un art puissamment érotique, la peintre polonaise Tamara de Lempicka fit frissonner la presse du début des années trente. Oubliée, elle ne sera redécouverte qu’à la fin du XXe siècle.

On identifie immédiatement son style : une garçonne androgyne au volant d’un bolide, une brune opulente voluptueusement renversée sur un lit, la chanteuse lesbienne Suzy Solidor levant un bras nonchalant sur son casque de cheveux d’or…

Tamara de Lempicka a peint la femme fatale des années folles, libre, indépendante, puissamment sensuelle, d’un pinceau néo-cubiste à la fois « féminin » et moderniste qui n’appartient qu’à elle. Aujourd’hui, ses héroïnes art-déco font le miel des éditeurs de gender studies, et son portait de Suzy Solidor orne l’affiche de l’exposition « Pionnières », au Musée du Luxembourg du 1er mars au 10 juillet. Comment la presse de l’époque at-t-elle accueilli la peinture mi-mondaine, mi-trangressive de cette artiste d’origine polonaise, installée à Paris depuis 1918 ?

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C’est en 1927 que la grande presse commence à parler d’elle, même si elle expose depuis 1922, et a déjà conquis une petite notoriété. À propos de ses portraits exposés au Salon des Indépendants, Le Petit Journal du 21 janvier 1927 souligne par exemple :

« Dans un arrangement d’une rare qualité, une Polonaise, Tamara de Lempicka, qui n’a pas complètement oublié le cubisme, mais qui s’en dégage avec élégance, a composé et réussi un portrait d’homme jeune au costume bleu et surtout une image de fillette blonde à la robe rose, à la peau cuite d’une exceptionnelle qualité. »

Le modèle n’est autre que Kizette, la fille de Tamara, et c’est cette illustration qu’a retenue le journal.

L’artiste va alors sur ses 31 ans. Née à Varsovie, sous le nom de Tamara Gurwick-Gorska, dans un milieu aisé, elle a passé ses années d’adolescence chez une riche tante à Saint-Pétersbourg, avant d’épouser à 18 ans le séduisant et influent avocat Tadeusz Lempicki. Le couple a fui la Révolution russe, d’abord pour la Finlande puis pour Paris où, très vite, Tamara, jeune femme fantasque au caractère bien trempé, se fait fort de devenir mondaine en vue et artiste acclamée.

Déjà formée au dessin, elle fréquente l’atelier de la Grande Chaumière, puis ceux de Maurice Denis et d’André Lhote. En 1922, elle est déjà une habituée du Salon d’automne et s’est spécialisée dans le portrait, si possible de gens célèbres – par exemple celui d’André Gide, en 1924. Très vite identifiable, son style combine néo-cubisme, maniérisme italien et modernisme art-déco, inspirant à Comoedia ce commentaire plutôt élogieux :

« La peinture de Tamara de Lempicka a un caractère très particulier. C’est, si l’on veut, du Greuze 1930.

Une peinture très poussée, où le moindre détail est prisé, où tout est caressé amoureusement par un pinceau méticuleux et en même temps une conception assez hardie de la déformation décorative, le goût des lignes pures, des formes simples, un dessin précis, net, sur une peinture lisse, modelé extrêmement adroit (…).

Son art n’est pas froid, malgré sa précision (…). Ce n’est pas une peinture réaliste, nous dirions plutôt que c’est une peinture surréaliste si ce mot n’avait déjà été employé dans un sens différent. »

Tamara n’a en effet pas grand-chose à voir avec le mouvement d’André Breton, même si ses fausses ingénues évoquent parfois Balthus ou Picabia. Elles distillent une puissante charge érotique, souvent ouvertement lesbienne, Tamara ne faisant pas mystère de sa bisexualité et de ses multiples aventures.

Bridée par les conventions de l’époque, la presse se contente, sur ce sujet, de commentaires aseptisés. Ainsi, en 1930, à propos du tableau « Les jeunes femmes » exposé au Salon d’Automne : « Le double nu de Tamara de Lempicka (…) est remarquable aussi bien par la grâce des lignes que par le beau métier », a noté platement Beaux-Arts du 20 novembre 1930. Remarquons, plus largement, que l’œuvre trouble et forte de cette peintre atypique a souvent été accueillie avec le vocabulaire réservé aux œuvres féminines « mineures ».

Le Petit Journal du 23 janvier 1932 parle ainsi, à propos de « La jeune fille à la robe verte », aujourd’hui l’un des tableaux les plus connus de Lempicka, d’« un art un peu formulaire mais fort charmant », tandis que Comoedia du 8 mars 1933 use du même adjectif minorant pour évoquer la « charmante Tamara de Lempicka ». Quant au Crapouillot du 1er mars 1932, il constate plus globalement, à propos de l’exposition « Femmes artistes modernes », à la Galerie Pigalle :

« Elles sont une soixantaine et forment un ensemble ravissant. Y a-t-il un caractère féminin général qui vous saisisse à l’entrée de l’exposition ?

Certes une impression de douceur et de charme que l’examen de chaque envoi ne détruit pas. Aucune révolutionnaire ! »

Beaucoup de critiques ont pourtant perçu et souligné l’originalité de l’artiste polonaise, quoique sur un mode souvent ambivalent. Si Le Figaro du 24 janvier 1931 avait repéré au Salon des Indépendants, « une étrange figure de jeune fille par Tamara de Lempicka, dans le genre à la fois serré et hardi qui n’est qu’à elle », L’Avenir du 17 juin 1932 évoquait de manière plus ambiguë, à propos de ses toiles exposées au Salon du Néo-Parnasse :

« Aimons le métier net et préférons par mesure d’hygiène – quitte à implorer d’elle plus tard un fléchissement de ses rigueurs – la propreté vernissée, l’éclat métallique, le poli implacable des belles jeunes femmes dures et saines de Mme Tamara de Lempicka. »

Le Petit Parisien du 23 mai 1931 affectait carrément de méconnaître le sexe de l’artiste :

« Si on voulait se moquer de M. de Lempicka [sic] on pourrait le citer comme une sorte d’imitateur munichois de Dominique Ingres. Mieux vaut apprécier son indiscutable habileté et son impeccable élégance. »

Il est vrai que la peintre brouillait les pistes en affichant dans les plus élégants salons de Paris sa blondeur sophistiquée, ses tenues de grand couturier, ses amants et maîtresses, dont l’étourdissant va-et-vient avait fini par provoquer son divorce, en 1928 – elle se vengea en n’achevant pas le beau portrait de Tadeusz, dont la main gauche, celle de l’alliance, resta informe.

Habituée depuis sa plus tendre adolescence aux salons de la haute société russo-polonaise, Tamara s’était vite liée, en arrivant à Paris, avec le gratin artistique et mondain de la capitale, Chanel, Cocteau, Misia Sert, Foujita ou Van Dongen, et sa présence dans les soirées huppées de la capitale était souvent signalée par la presse : par exemple, le 1er avril 1931, chez Mme Alfred de Lambsberger pour une grande soirée musicale (voir Le Figaro du 3 avril), ou à l’occasion des brillants vernissages qu’elle donnait, depuis 1930, dans son propre atelier-appartement de la rue Méchain (14e arrondissement), aménagé par Robert Mallet-Stevens (voir Le Figaro du 13 mai 1932).

S’il avait fallu trouver une incarnation à la garçonne de Victor Margueritte, nul doute que Tamara de Lempicka aurait pu prétendre au rôle. Cette réputation d’artiste mondaine légèrement sulfureuse contribua sans doute à entretenir autour d’elle une certaine méfiance de la critique.

En 1933, abordant la quarantaine, elle s’était remariée avec le baron Kuffner, et son style marqua un tournant : portraits de vieillards, de Bretonnes, d’une Vierge bleue, de Jeanne d’Arc… Pour Le Journal, Lempicka renouvelait tout simplement l’art des icônes ! Plus noble, peut-être, ce nouveau registre ne connut pas le même succès que la première période, et à la fin des années 1930, la carrière de Lempicka était déjà en reflux.

En 1939, au moment du déclenchement de la guerre, elle préféra se réfugier à New York puis à Beverly Hills, où elle devait passer l’essentiel du conflit. Devenue portraitiste des stars hollywoodiennes, elle aurait pu trouver dans la Mecque du cinéma l’occasion d’un rebond, mais pour la critique d’art Gioia Mori, son style est désormais froid, mécanique, privé d’élan. Installée à New York, puis au Mexique, elle en vint même, à la fin de sa vie, à recopier ses propres tableaux des années vingt !

Après sa mort en 1980, il fallut l’essor du féminisme de la troisième vague et des gender studies, pour qu’on redécouvre en elle la traductrice visuelle de l’amazone des années folles, pionnière de la modernité féminine, sinon féministe.

Pour en savoir plus :

Gioia Mori, Tamara de Lempicka, Paris 1920-1938, Herscher, 1995

Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité, de la mode et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon. L’exposition « Pionnières » est quant à elle visible au Musée du Luxembourg du 1er mars au 10 juillet 2021.