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Journalistes en Ukraine : mourir pour informer

Il avait 40 ans, quatre enfants, et couvrait la guerre chez lui, en Ukraine. il s’appelait Maks Levin. En août 2014, dans le Donbass, près de Popasna.
Il avait 40 ans, quatre enfants, et couvrait la guerre chez lui, en Ukraine. il s’appelait Maks Levin. En août 2014, dans le Donbass, près de Popasna. © MARKIIAN LYSEIKO
De notre envoyé spécial en Ukraine Nicolas Delesalle

De Fox News à Reuters, déjà une vingtaine de reporters pris pour cibles en Ukraine.

Après plus d’un mois d’occupation, les troupes russes se sont retirées des localités au nord de Kiev. Elles laissent derrière elles un paysage de désolation, des ruines, des blindés tordus par le feu et des centaines de cadavres au teint cireux. À Boutcha , les forces ukrainiennes ont découvert des corps de soldats russes abandonnés par leurs camarades, mais aussi des civils gisant par dizaines dans les rues, abattus comme des chiens d’une balle dans la tête, parfois les mains liées derrière le dos. Elles ont aussi découvert des cadavres de femmes brûlés dans un tas de pneus en bord de route. Des crimes de guerre dont Moscou nie la responsabilité, mais dont la documentation précise, par les journalistes sur place, servira peut-être, un jour, de preuve devant un tribunal.

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À l’heure des vérités alternatives, quand une partie du public ne croit plus rien d’autre que sa propre suspicion, il est devenu plus facile de massacrer des civils que de prouver la réalité de ces crimes. Rarement les témoignages des journalistes de terrain n’auront été plus essentiels. Les forces russes le savent et les prennent pour cibles. Depuis le début du conflit, plusieurs reporters ont été enlevés, torturés, malmenés, contraints de produire de faux témoignages. « Ils voulaient me briser, me piétiner, montrer ce qui arrivera à chaque journaliste : vous serez écrasés, vous serez tués », a raconté Oleg Baturin, du journal « Novy Den », détenu huit jours par les forces russes. Un Ukrainien de 32 ans, collaborateur de Radio France, a, lui, été torturé pendant neuf jours. Âgé de 75 ans, le père de la journaliste Svitlana Zaliztska a été enlevé par l’armée russe, le 23 mars, à Melitopol.

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Contre sa libération, les Russes exigent que la directrice du principal site d’information de la ville se présente à eux. Plus d’une vingtaine d’employés de médias, dont seize étrangers, ont été visés par des tirs depuis le début de l’invasion ; une équipe de Sky News s’en est tirée miraculeusement, le 28 février, en banlieue de Kiev. Six autres reporters ont eu moins de chance : Evgueni Sakoun, cameraman de la chaîne locale Kyiv Live TV, est mort dès le 1er mars dans le bombardement de la tour de télévision de la capitale ukrainienne. Quelques jours plus tard, le journaliste ukrainien Viktor Doudar est tué lors de combats près de Mykolaïv. Le 13 mars, l’Américain Brent Renaud meurt à Irpin. Le lendemain, le Franco-Irlandais Pierre Zakrzewski et l’Ukrainienne Oleksandra Kuvshynova, qui travaillaient pour Fox News, sont également tués. Le décès du documentariste lituanien Mantas Kvedaravicius a été annoncé le 2 avril. Arrêté par les forces russes, il a été retrouvé mort à Marioupol. La veille, les autorités ukrainiennes déclaraient avoir découvert dans un village au nord de Kiev le corps de Maks Levin, photographe ukrainien de 40 ans disparu le 13 mars. On ignore s’il a été exécuté ou tué lors de combats. On sait simplement qu’il ne portait pas d’arme, qu’il arborait un signe « presse » sur son gilet et que deux balles ont été retrouvées dans son corps.

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Par les hasards de la guerre, j’ai travaillé deux jours aux côtés de Maks Levin. Je sais qu’il voulait se trouver à l’épicentre des combats pour témoigner, lutter vaille que vaille contre la propagande, les dénégations partisanes, les rumeurs. Il prenait des risques fous pour raconter l’histoire des gens. La veille de l’invasion, nous avons dormi dans le même gourbi, sans eau, ni chauffage, ni électricité, en première ligne dans les tranchées du Donbass, dans l’est du pays. On s’attendait au Chemin des Dames dans la nuit ; mais, à l’aube, on s’est réveillés sans recevoir la monnaie de notre trouille. Comme le monde entier, nous sommes restés sans voix en apprenant que tout le pays était touché, sauf ce lieu où nous étions. Je me souviens de son visage blême quand il a reçu la nouvelle : « Il faut que j’aille mettre mes enfants en sécurité ! » a-t-il soufflé.

De g. à d. et de h. en b.: Pierre Zakrzewski, 55 ans, photojournaliste de Fox News, tué le 14 mars dans un bombardement à Horenka. Ici avec trois de ses confrères à Kiev. Brent Renaud, 50 ans, journaliste et réalisateur américain de documentaires, tué à Irpin sous les balles russes, le 13 mars. Blessé à Irpin, ce reporter américain a été transporté dans l’un des hôpitaux de Kiev, le 12 mars. Oksana Bauline, journaliste russe, victime d’un bombardement à Kiev.
De g. à d. et de h. en b.: Pierre Zakrzewski, 55 ans, photojournaliste de Fox News, tué le 14 mars dans un bombardement à Horenka. Ici avec trois de ses confrères à Kiev. Brent Renaud, 50 ans, journaliste et réalisateur américain de documentaires, tué à Irpin sous les balles russes, le 13 mars. Blessé à Irpin, ce reporter américain a été transporté dans l’un des hôpitaux de Kiev, le 12 mars. Oksana Bauline, journaliste russe, victime d’un bombardement à Kiev. © REUTERS, EPN/Newscom/SIPA, REUTERS, @oksana_baulina via REUTERS

Maks Levin vivait à Kiev, entouré de quatre fils âgés de 2 à 12 ans, de sa femme, Inna, documentaliste, et de ses parents. « Il aimait la montagne, la nature, l’aventure, son travail, qui était vraiment sa vie, et ses enfants », se rappelle son amie Alina Sheremeta, brisée par l’émotion. La journaliste ukrainienne raconte un homme joyeux, espiègle, qui chérissait les chemins de traverse : « Une fois, nous tournions ensemble un reportage sur les grottes. Maks n’aimait pas beaucoup le journalisme classique, alors il était plus intéressé par ma peur panique des chauves-souris que par l’entretien avec un géologue local. On n’avait que des photos de moi rampant devant les chauves-souris ! »

Levin couvrait la guerre en Ukraine depuis 2014 pour Reuters, la BBC, AP ou le média ukrainien Hromadske. Il a aussi créé des dizaines de projets photo et vidéo pour d’importantes organisations humanitaires. C’était un photographe et un documentariste indépendant, reconnu pour la qualité de ses images poétiques et décalées. Au cœur des combats, il évitait de photographier le sang et la mort. Ce 23 février, il travaillait avec nous parce qu’il y avait pénurie de fixeurs, ces guides et traducteurs qui aident les reporters étrangers à se repérer en zone de guerre. Il avait accepté de nous trimballer, le photographe Patrick Chauvel et moi, à travers le Donbass, ce grand volcan qu’on croyait sur le point d’exploser. Il prenait mille précautions pour garer sa « voiture sacrée », une vieille japonaise qui ne justifiait pas son attachement, dans des endroits qu’il espérait à l’abri des tirs de mortier.

Maks ne supportait pas les journalistes qui, à peine arrivés sur une zone de guerre, se prennent en selfie

On arrive de Kiev en train. Il nous attrape à la gare. Il est sale, crevé. Il n’a pas mangé, pas dormi, ne s’est pas lavé depuis plusieurs jours. Il travaille sans relâche. On dévore une soupe, il prend une douche dans ma chambre à l’hôtel, et on part. Maks conduit pied au plancher. Il connaît la route par cœur. La ligne de front est à portée de tir sur certains tronçons à découvert. Soudain, Maks éteint les phares. Il roule quelques kilomètres, puis bifurque sur un chemin forestier. Maks était ce genre de type qui avance dans une nuit d’encre et s’y retrouve en glissant la tête hors de la voiture. Chauvel et moi avons tout de suite aimé ce gaillard. Sa dégaine de chat maigre, ses longs cheveux blonds de surfeur tanné par les vagues, ses silences… Maks avait les yeux bleus et, dans le cristallin, ce truc un peu noir, qu’on retrouve chez ceux qui ont vu la guerre de trop près. Une sorte de scanner qui vous balaie le fond de l’âme en quelques secondes : cette personne est-elle digne de confiance ? La réponse induit les risques qu’on est prêts à prendre pour elle, avec elle. Maks ne supportait pas les journalistes qui, à peine arrivés dans une zone de guerre, se prennent en selfie. C’était un bon indice pour deviner à qui il avait affaire.

Maks avait survécu au massacre d’Ilovaïsk, bataille sanglante et célèbre. Au début du mois d’août 2014, encerclées par les séparatistes soutenus par la Russie, les troupes ukrainiennes parviennent à un accord permettant une évacuation. Mais sur le chemin de sortie convenu, les assiégés sont anéantis sous une pluie de feu. Plus de 1 000 soldats sont tués, selon une enquête parlementaire ukrainienne. Maks a posé son appareil photo, abandonné sa « neutralité » journalistique pour porter des cadavres, et il est parvenu à s’échapper, fonçant en voiture sous les balles. « On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté », écrivait Céline. Blessé, Maks a laissé une part de lui à Ilovaïsk. Plus tard, il a fondé le projet « After Ilovaisk » (afterilovaisk.com) pour préserver la mémoire de ces événements. Il détestait les chiffres, les bilans, mais voulait témoigner des histoires de ces centaines de personnes massacrées dont on ne sait rien.

Il détestait la guerre, mais les soldats étaient ses «frères»

Je n’ai pas beaucoup échangé avec Maks. Je me souviens d’une balade nocturne dans un froid glacial, à 200 mètres des tranchées séparatistes, et des geysers de vapeur sortis de sa bouche. Il murmurait quelques indications sur les lieux où il faudrait se planquer en cas d’attaque. En me documentant, j’ai découvert cette interview donnée à un média ukrainien : il y racontait qu’il n’a jamais voulu être reporter de guerre. Quand le conflit a éclaté en Géorgie, beaucoup de ses confrères russes et ukrainiens s’y étaient précipités. Pas lui : « Pourquoi je serais allé risquer ma vie là-bas ? Ces mecs photographient la guerre depuis des années, mais rien ne change, la guerre est toujours là. » Quand elle surgit chez lui, en Ukraine, à l’été 2014, Levin n’a plus le choix.

Dans une nature follement belle, il croise des êtres pleins de vie, de force, qui deviennent ses amis. Beaucoup n’ont plus vu d’autres étés après celui-là. « Ces gens étaient vrais, disait Maks. Tout était vrai. C’est ce que j’ai découvert à propos de la guerre. » La guerre creuse l’homme à l’os, gratte le gras des relations sociales, et en comparaison, le monde normal apparaît comme un tas de faux-semblants, d’hypocrisie. Maks détestait la guerre, mais les soldats étaient ses « frères » : « On rêve tous de faire la photo qui mettra fin à la guerre », disait-il sans plus y croire. Nos chemins se sont séparés au soir de l’invasion. Il est parti placer ses enfants à l’abri, avant de continuer à documenter le conflit. Avec Patrick Chauvel, nous avons tracé notre route, restant en contact avec lui, via WhatsApp, pour s’assurer que tout allait bien.

Le 11 mars dernier, Maks et son ami Alexeï Chernyshov, ancien photographe devenu militaire, sont allés près de Vichgorod, au nord de Kiev, où des combats faisaient rage. Ils ont fait décoller un drone pour rendre compte des destructions. Mais quelqu’un en a pris le contrôle. L’appareil a atterri loin d’eux, et Maks et Alexeï sont partis sans demander leur reste. Deux jours plus tard, hélas, ils ont décidé d’y retourner pour retrouver le drone. Ils ont garé la voiture de Maks près du village de Gouta-Mejigirska puis sont partis à pied. Ce matin du 13 mars, à 11 h 23, Maks a envoyé un message au photographe Markiian Lyseiko. Son dernier signe de vie. Après sa disparition, Gulnoza Said, coordinatrice du programme Europe et Asie centrale du Comité pour la protection des journalistes (CPJ), a énoncé une évidence : « Toutes les parties au conflit devraient veiller à ce que la presse puisse travailler en toute sécurité et sans crainte d’enlèvement. » D’autres organisations ont mis en garde les autorités russes. En écoutant ces admonestations polies, j’ai eu l’impression d’entendre chuchoter des haïkus devant l’océan, sous le grondement des tempêtes. Je préfère me rappeler cette funeste phrase de Maks que tous les reporters devraient relire dix fois avant de partir : « La guerre de l’information n’est pas moins sale que celle qui se déroule sur le terrain. Nous devons être moins effrayés à l’idée de dire la vérité. » 

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