Non, féminicides et filicides ne sont pas des “homicides altruistes” et voici pourquoi

Dans la presse, cette semaine, les notions d’”homicide altruiste” ou de “suicide altruiste” ont servi de grille de lecture à un féminicide conjugal et à deux filicides paternels. Trois expertes des mécanismes des violences de genre et de leur médiatisation, Patrizia Romito, Nathalie Grandjean et Sarah Sepulchre, nous apportent un éclairage alternatif et grandement nécessaire.

CC Ittmust

Depuis le 1er janvier 2022, 7 femmes et au moins 3 enfants ont perdu la vie dans un contexte de violences conjugales exercées par le conjoint ou ex-conjoint (cet article a été écrit le 4 mars 2022). Des féminicides et des filicides paternels qui prouvent, s’il le fallait encore, que la gestion des violences conjugales et leur prise en charge sont insuffisantes. Certains des auteurs étaient connus de la Justice pour des faits de violences. Certaines victimes avaient déjà appelé à l’aide. Candice H. n’en a pas eu l’occasion. Michel M., son ex-conjoint avec lequel elle partageait toujours son domicile, a décidé de la tuer, de tuer leurs deux enfants et de se donner la mort ensuite. C’était à Awans, en Province de Liège, ce dimanche 27 février.

Comme c’est habituellement le cas dans le traitement médiatique des féminicides conjugaux, ce que pointions déjà dans cet article, les titres de presse se suivent et se ressemblent : “drame”, “horreur”, “conflit conjugal” ; le contenu des articles et des sujets décrit  un couple gentil et calme, un homme charmant. Ce qui est relativement nouveau cette fois, ce sont des termes que nous avons pu retrouver dans au moins deux articles (Le Soir et la RTBF), celui de “suicide altruiste” ou d’”homicide altruiste”. Quelle est cette notion ? Quel crédit lui donner ? Et pourquoi ce terme a-t-il été jeté dans la presse, sans aucun travail critique ? Décryptage.

“Ça n’est pas autre chose que de la violence conjugale”

Dans l’article de la RTBF, daté du 1er mars, un criminologue de l’Université de Liège, Serge Garcet, explique : “C’est cette idée d’homicides altruistes qui serait de considérer qu’à partir du moment où j’ai tué la mère de mes enfants et que je compte me donner la mort, l’avenir des enfants et la souffrance qui va en découler pour eux est insupportable et je ne peux pas, puisque j’aime mes enfants, leur infliger cela. Et donc à ce moment-là, le fait de les tuer, ce qui peut évidemment paraître paradoxal, peut aussi se comprendre dans une logique de protection, d’évitement de la souffrance pour les enfants.”

Je suis tombée de ma chaise quand j’ai lu cette interview.

Cette explication a fait bondir les expertes des mécanismes des violences faites aux femmes et les associations féministes. Parmi elles, Nathalie Grandjean, chargée de recherches à l’Université Saint-Louis et professeure au Master Genre. “Je suis tombée de ma chaise quand j’ai lu cette interview, nous confie-t-elle. Je me suis demandé si on parlait de suicide ou d’homicide altruiste dans d’autres situations ? Est-ce que, dans le cas d’un enleveur d’enfants par exemple, on accepterait la théorie qui serait de dire :” Oui mais, il les a enlevé·es, il les a torturé·es… C’était trop dur de les laisser vivant·es, pour éviter les traumatismes, il les a tué·es, c’était généreux de sa part.” Personne n’accepterait cette hypothèse ! Mais dans le cadre de la famille, dans une situation parentale, on l’explique.”

“Ça n’est pas autre chose que de la violence conjugale, nous explique Patrizia Romito, professeure de psychologie sociale à l’Université de Trieste (Italie), spécialiste des violences faites aux femmes et auteure de nombreux ouvrages sur le sujet, en particulier Un silence de mortes. La violence masculine occultée, qui fait référence. “Cette confusion m’étonne. D’autant plus que dans les articles que j’ai pu lire sur ce qui s’est passé à Awans, les journalistes écrivent qu’il [le criminel, ndlr] a laissé une lettre. On n’en connaît pas le contenu, mais c’est une situation que je connais bien, malheureusement, puisque nous avons déjà eu des cas similaires en Italie. Généralement, dans ces lettres, l’homme dit clairement : “Je veux que ma femme souffre autant que je souffre, elle ne doit pas vivre sans moi, les enfants non plus” ou des paroles équivalentes. De manière très explicite, ils écrivent qu’ils veulent punir la femme.” En tuant ce qu’elle a de plus cher au monde, ses enfants. Acte ultime de domination.

  • À lire / “Après ces vagues de violences, il redevenait gentil et me disait qu’il ne pourrait jamais nous faire du mal. J’avais envie d’y croire, je suis donc restée mais il avait identifié mon point faible : les enfants. Je suis hyper-protectrice envers elles, il ne faut pas y toucher. Et donc il a joué avec ça”. Dans notre enquête “Enfants exposé·es aux violences conjugales”.

D’où vient le terme de “suicide altruiste” ?

Pour comprendre, nous avons pris le temps de lire articles et théories, très peu référencées, autour du “suicide altruiste”. Cette notion a notamment été abordée dans un article du journal La Croix de 2013 intitulé “Les psychiatres tentent d’expliquer les suicides altruistes” – article qui parle non pas d’un suicide individuel, mais bien d’un suicide précédé par l’assassinat de toute la famille par celui qui se suicide par la suite. On peut y lire : “L’auteur est le plus souvent un homme, marié, âgé de 41 à 60 ans et sans activité professionnelle. Il commet son acte à domicile et sa principale motivation est la non-acceptation de la séparation. Quand l’auteur est une femme, elle est le plus souvent âgée de 31 à 50 ans. La principale cause du passage à l’acte est la volonté de mettre fin aux violences subies. Les auteurs femmes sont en effet souvent des victimes de violences conjugales.”

Mais il faut remonter au sociologue français Émile Durkheim et à sa typologie des suicides de 1897 pour voir apparaître ce terme de “altruiste”. Durkheim oppose en particulier deux types de suicides : l’”égoïste” et l’”altruiste”. Il explique qu’un “suicide égoïste” interviendrait lors d’un défaut d’intégration : l’individu ne serait pas suffisamment rattaché aux autres. Le suicide altruiste serait quant à lui déterminé par un excès d’intégration. Les individus ne s’appartiendraient plus et pourraient dans ce cas en venir à se tuer par devoir : on peut avoir en tête les suicides dans l’armée, dans des sectes, etc.

Dans le cas du féminicide et des filicides paternels à Awans, cette notion représente-t-elle une grille de lecture pertinente ? Selon Patrizia Romito, non. “Le suicide altruiste de Durkheim, c’est toi qui te tues pour sauver les autres, explique la chercheuse. La personne qui fait ça pense que sa mort va aider la communauté ou va aider une cause supérieure. Ou alors ce sont des situations pathologiques complètement différentes.”

Nathalie Grandjean abonde dans ce sens : “Cette notion de “suicide altruiste” est déjà très contestable, selon moi. Mais ici, ce genre de propos, c’est de l’aveuglement, du déni des rapports sociaux de domination. On ne traite pas les violences faites aux femmes et aux enfants comme on traite les autres types de violences. Les violences faites aux femmes et aux enfants font l’objet d’un travail scientifique depuis plus de trente ans. Cette criminologie-là [citée par la RTBF, ndlr] est incapable de voir les rapports de domination. En plus, cela se base sur Durkheim, c’était donc il y a plus d’un siècle… En un siècle, les choses, l’analyse des relations, ont évolué ! Ces propos sont datés.”

C’est une technique grossière d’occultation des violences.

Patrizia Romito ajoute que l’utilisation de cette notion est “une technique d’occultation des violences. Mais une technique grossière, qui ne tient pas debout, ajoute-t-elle. Il faut faire une lecture réelle des faits : un homme et une femme se séparent, l’homme ne l’accepte pas, il la tue et tue les enfants avant de se tuer. Point. On n’a pas besoin de s’appuyer sur des catégories psychanalytiques qui sont, en plus, assez problématiques.”

Tenter de qualifier ces crimes d’”homicides altruistes”, ou en retenir l’idée du “suicide altruiste”, rend invisibles les actes criminels posés par le conjoint/ex-conjoint et masque les trois victimes – et non pas les “autres” victimes. Qu’est-ce qui pèse si lourd sur les représentations pour qu’on en vienne à utiliser des expressions montrant un tel déni ? “C’est la figure du Pater Familias, selon Nathalie Grandjean. Il a le droit de vie et de mort sur les personnes qui vivent dans sa maison.” 

“Partout dans le monde, poursuit Patrizia Romito, il y a cette idée patriarcale que les hommes ont le droit de décider pour leur famille parce que la famille leur appartient. Jusqu’à récemment, c’était le père qui “possédait” les enfants après la séparation. Pour beaucoup d’hommes, ce n’est pas tolérable qu’on leur “enlève” parce que, sociétalement, c’est intolérable. Il y a donc le niveau individuel et le niveau social. Finalement, comme dans le cas du syndrome d’aliénation parentale, où l’on donne tous les droits aux pères, même s’ils sont violents.”

La responsabilité médiatique

“On constate aujourd’hui que des journalistes récoltent des interviews sans les discuter, nous explique Sarah Sepulchre, professeure à l’École de Communication de l’UCLouvain et autrice d’une étude sur le traitement médiatique des violences envers les femmes en Belgique francophone. On oublie que les journalistes doivent analyser et critiquer les discours qu’ils reçoivent.”

Les journalistes, en utilisant des mots qui ne sont pas appropriés, décriminalisent ce qu’il s’est passé.

Comme le précisent la Convention d’Istanbul, les études de l’Association des Journalistes Professionnels et les recommandations du Conseil de Déontologie (voir plus bas), la responsabilité des journalistes dans le traitement des violences faites aux femmes et aux enfants est pourtant importante. “Elle est même majeure, insiste Sarah Sepulchre. Je ne suis pas certaine que tous et toutes s’en rendent compte. Malgré les études et les formations que nous donnons dans les rédactions sur ces thématiques, ce n’est pas une priorité pour certaines et certains. C’est dommage. C’est d’autant plus dommage que le public, la société civile est de plus en plus imprégnée de ces questions. Si les journalistes n’écoutent pas l’AJP, etc., ils devraient au moins être à l’écoute de ce qui se passe dans la société. C’est la base du journalisme.”

Pour étayer ses propos, Sarah Sepulchre donne cet exemple : “Quand un journaliste parle de “gestes déplacés” au lieu d’attentat à la pudeur ou d’agressions sexuelles, il minimise l’acte criminel. C’est fort, ce que je dis, mais c’est la réalité. Les journalistes, en utilisant des mots qui ne sont pas appropriés, décriminalisent ce qu’il s’est passé. Un viol, une agression sexuelle, c’est du ressort de la Justice pénale. Mais un geste déplacé, c’est quoi ? Ça va où ?”

Bien que la question des violences faites aux femmes soit plus présente dans les médias qu’auparavant, la manière d’aborder ces violences reste problématique, selon Sarah Sepulchre : “Toutes les recherches montrent que, malgré la médiatisation grandissante, il y a une invisibilisation complète des violences. On en parle, mais on le fait mal. Et en le faisant mal, on fait l’inverse de ce que l’on voudrait peut-être faire, c’est-à-dire qu’on renforce ces violences en les rendant invisibles.”

On parle des violences, mais on le fait mal.

Cette incapacité de certaines rédactions ou de certain·es journalistes à analyser adéquatement le phénomène des violences de genre, et donc à les traiter correctement, est négative pour le lectorat est pour la société, qu’elle contribue à nourrir de représentations biaisées. Elle l’est aussi pour les victimes : elle peut contribuer à leur victimisation secondaire  définie au Québec par le fait de “faire face à des réactions négatives, à des attitudes de minimisation ou à de l’insensibilité de la part d’une personne ou d’une institution, en regard de l’acte de violence dont elle a préalablement été victime.”

Mais la “maltraitance médiatique” a également un impact négatif pour les médias eux-mêmes, estime Sarah Sepulchre : “Les médias sont en crise de lectorat, de public, mais ils doivent peut-être se demander si [le traitement médiatique inadéquat des réalités vécues par les femmes] ne joue pas un rôle aussi. En 2003 déjà, la chercheuse Sylvie Debras expliquait que les femmes ne lisaient pas ou peu la presse parce qu’elle était faite par les hommes, pour les hommes. Elle disait également déjà que les jeunes hommes lisaient moins la presse également parce qu’ils ne se retrouvaient pas dans le traitement médiatique réalisé, tout sujet confondu. Ça revient à ce que je disais au début : les rédactions ne prêtent pas attention à un phénomène qui devient de plus en plus important pour toute une partie de la société et de la sorte, elles se font du mal, elles se coupent d’une partie importante d’un lectorat ou d’un audimat.”

Responsabilité sociale, sujets de société, enjeux démocratiques et même enjeux économiques pour eux-mêmes : les médias ont tout intérêt à s’adapter à ces réalités.

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