TRIBUNE

Présidentielle: métèque, je n’ai pas le luxe de m’abstenir

Election Présidentielle 2022dossier
Journaliste et réalisateur, Nadir Dendoune a grandi et vit en Seine-Saint-Denis. Ce fils d’immigrés algériens explique pourquoi, contrairement à ses amis «blancs», il ne peut pas bouder les urnes le 24 avril.
par Nadir Dendoune
publié le 20 avril 2022 à 9h14

Je n’ai pas le luxe de m’abstenir. Ni mes sœurs, ni mon frère, ni mes cousins, ni la plupart de mes copains de la cité Maurice-Thorez à L’Ile-Saint-Denis. Ni ma mère, pourtant en France depuis 1959, bien avant la naissance de Marine Le Pen en 1968. Ma magnifique daronne et ses 86 printemps, qui porte un sublime foulard kabyle. Laquelle, si la candidate d’extrême droite est élue présidente, ne pourra plus aller faire ses courses au marché de Saint-Denis sans se prendre une amende de 135 euros. Même si la présidente du RN a semblé revenir sur cette promesse électorale, je n’ai aucune confiance en elle.

D’autres, apparemment, vont se payer le luxe de bouder les urnes le 24 avril. D’ailleurs, ils n’hésitent pas à le clamer fièrement sur les réseaux sociaux depuis les résultats du premier tour : «ni Marine ni Macron !» Moi, c’est différent. Je n’ai pas les moyens, vu ma gueule, de ne pas voter Macron. J’aurais bien aimé m’abstenir, car j’ai l’impression, moi aussi, de me faire avoir une nouvelle fois. Mais ni mon nom, ni ma peau, ni ma religion supposée (ma circoncision donc) ne m’autorisent à voter blanc. Pas même mon statut social – je suis journaliste. Rien ne me protégera, surtout pas la Constitution que Marine Le Pen fera évoluer comme elle veut si elle est élue présidente, et qui lui permettra ensuite de faire passer toutes les lois abjectes possibles. Car, avant d’être un Français de classe moyenne, je représente avant tout, pour Marine Le Pen – comme pour son père, le tortionnaire d’Algériens –, un basané, un Arabe, un musulman, un ennemi intérieur.

La droite et l’extrême droite, ce n’est pas pareil

J’envie les intellectuels qui savent tant qu’ils mélangent tout et peuvent se permettre d’élaborer, de théoriser et de conclure par de l’idéologie, de la doctrine. Moi, c’est dans mes tripes que j’appréhende la réalité, que je sens l’arrivée du loup, auquel, oui, on a déjà crié deux fois, alors que c’est maintenant que vous n’y croyez plus qu’il arrive…

Voter, ce n’est pas une posture sociale, pour paraître intelligent, se faire plaisir, c’est un acte collectif, pas individuel, car il engage l’avenir de tous. Je comprends, pour la partager, la colère suscitée par le quinquennat de Macron. Mais l’important, c’est demain, notre futur, celui des jeunes, des basanés, des juifs, des différents, des faibles, des précaires, etc. Or, une chose est sûre : en vous abstenant, vous aidez Le Pen à gagner. Parce qu’aucun de ses soutiens à elle ne lui fera défaut le 24 avril.

Pour les abstentionnistes, il n’y aurait donc aucune différence entre l’ultralibéralisme autoritaire de Macron et l’extrême droite raciste et néolibérale de Le Pen. Pourtant, la droite et l’extrême droite, ce n’est pas pareil, même si, depuis quelques années, les éléments de langage de l’extrême droite ont été banalisés par certains médias et politiques, pour que Zemmour devienne le seul épouvantail.

Marine Le Pen n’est pas seulement un danger pour les basanés de ce pays, elle l’est aussi pour tous les Français, surtout pour les plus précaires à qui elle a promis monts et merveilles et qui risquent de se réveiller avec une gueule de bois lundi matin. Certains disent : «on n’a jamais essayé l’extrême droite». Bordel, ouvrez les livres d’histoire ! Les Allemands comme les Italiens s’en souviennent encore très bien, les Américains aussi récemment. Et les Hongrois, les Polonais et les Brésiliens en font aujourd’hui l’amère expérience.

La réalité est plus flippante qu’en 2017

On peut entendre aussi : «De toute façon, même élue présidente, elle n’aura pas la majorité». Mais Marine Le Pen a déjà tout prévu, comme l’a assumé crânement il y a quelques jours l’un de ses proches, le député européen RN Gilles Lebreton : «Si la nouvelle Assemblée nous est hostile, nous changerons la loi électorale par un référendum organisé dès l’été prochain, puis la présidente dissoudra l’Assemblée.» Sur son programme, il est indiqué que les députés seront élus «à la proportionnelle intégrale», dotée d’une «prime majoritaire de 30 % des sièges à la liste arrivée en tête». Je résume : avec seulement 20 % des voix aux législatives, Marine Le Pen pourrait alors disposer d’une majorité…

Certains abstentionnistes promettent de se battre si Le Pen est élue. On a vu ces dernières années le niveau de résistance dans notre pays ! Et puis, résister face à une armée et à la police, qui ont prouvé lors des précédents scrutins leur amour pour Le Pen, risque d’être un peu compliqué, non ? Nous ne sommes pas en 2017. Il y a cinq ans, s’abstenir, ce n’était pas dangereux. Aujourd’hui, la réalité est plus flippante. Dans quelques jours, nous pourrions nous réveiller avec une Le Pen présidente. Une telle éventualité est inconcevable.

Pour les étrangers, elle a préparé un menu complet 100 % anti-halal. Par exemple, une fois élue, elle mettra un terme au droit du sol, va enterrer les lois antiracistes, dénaturaliser certains Français, expulser un million de locataires étrangers de leur HLM pour y foutre des Gaulois, arrêter le regroupement familial, couper les allocations familiales, bloquer l’accès à certains emplois… et ce n’est qu’un apéritif.

Un crachat au visage

Des amis «blancs» avec qui j’ai grandi à la cité Maurice-Thorez ont prévu de s’abstenir eux aussi, ne comprenant pas mon angoisse. Ni que leur «neutralité» est pour moi une trahison, un crachat au visage. Ont-ils oublié notre enfance commune ? Ont-ils oublié les «sales Arabes» qu’on essuyait de la part des racistes de la cité et ces carabines pointées sur nous ? Ont-ils oublié ces humiliations à l’entrée des discothèques, pour nous qui avions la peau pas assez blanche ? Ont-ils oublié les refus des patrons de nous embaucher alors qu’eux avaient le droit de travailler ? La préférence nationale à la sauce Marine, priorité de son quinquennat, cela veut dire que les non-blancs, les étrangers, seront des citoyens de seconde zone. Tout est écrit dans son programme, il suffit de le lire.

Au premier tour, j’ai donné ma voix à Mélenchon alors qu’il n’était pas mon premier choix. Le 24 avril, je voterai Macron avec ma tête, pas avec mon cœur, parce que j’essaie d’être un adulte et que je sais prendre mes responsabilités. Je voterai Macron pour que les passages à l’acte racistes ne puissent pas devenir légion.

Je voterai Macron en toute vitesse et après j’irai à la piscine pour me détendre.

Nadir Dendoune est journaliste et réalisateur (Des figues en avril, un portrait de sa mère). Il a notamment publié Lettre ouverte à un fils d’immigré, adressée à Nicolas Sarkozy, Un tocard sur le toit du monde, qui a été adapté au cinéma sous le titre l’Ascension, et Nos rêves de pauvres, qui retrace le parcours de sa famille.

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