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Dans les archives de Match - Dans les coulisses du 21 avril 2002

Jean-Marie Le Pen, Lionel Jospin et Jacques Chirac, au soir du 21 avril 2002.
Jean-Marie Le Pen, Lionel Jospin et Jacques Chirac, au soir du 21 avril 2002. © SIPA / Getty Images
Clément Mathieu , Mis à jour le

Il y a 20 ans, nos reporters étaient avec Lionel Jospin, Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen pour le séisme du 21 avril, premier tour de la présidentielle 2002... Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers les archives de Paris Match.

Sur France 2, le jeune David Pujadas, au 20h depuis seulement un an, passe rapidement sur le nom de Jacques Chirac, vainqueur attendu de ce premier tour, pour s’empresser de donner l’autre qualifié : «Énorme surprise, Jean-Marie Le Pen semble devoir être le second…» Stupeur, ce 21 avril 2002 : pour la première fois sous la Ve République, le candidat de l'extrême-droite accède au second tour de la présidentielle. Lionel Jospin, Premier ministre et candidat du Parti socialiste, est relégué à la troisième place, victime de l'éparpillement des voix de gauche dans une farandole de candidatures plus ou moins pertinentes. Au long de cette journée historique, nos reporters étaient au plus près des trois principaux acteurs du séisme, dans les coulisses du 21 avril…

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Voici les reportages consacrés au premier tour de la présidentielle du 21 avril 2002, tel que publié dans Paris Match à l'époque.

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Paris Match n°2762, 2 mai 2002

Chirac, amère victoire

«La République blessée, Chirac face au chaos» - Couverture de Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«La République blessée, Chirac face au chaos» - Couverture de Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © Paris Match

Les électeurs tout autant que les abstentionnistes l’ont privé des joies de la victoire. Avec 19,88% des suffrages, Jacques Chirac réalise le meilleur score de la première manche, mais aussi le plus faible jamais obtenu par un président sortant. Si des circonstances exceptionnelles lui permettent d’espérer demeurer à l’Elysée à l’issue du second tour, il n’affrontera pas Lionel Jospin dans le duel démocratique qu’il attendait. Jean-Marie Le Pen est son adversaire. Désormais, le candidat de la droite républicaine se voit contraint d’en appeler à un «sursaut démocratique», avec le soutien forcé de la majorité de la gauche. Son message aux Français tient en une phrase : «La République est entre vos mains.»

Quand il apprend la nouvelle, il reste imperturbable. Puis lâche : « Depuis huit jours, seule Bernadette me l’avait dit : “Vous serez contre Le Pen” »

Par Delphine Byrka

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Chirac pèse ses mots. «La France est blessée.» Le ton est presque ému. Le silence autour de la table, solennel. Lundi matin, devant sa garde rapprochée, réunie au grand complet au Tapis rouge, il sait qu’il a rendez-vous avec l’Histoire. Et qu’il n’a pas droit à l’erreur : «Evidemment, c’est une sanction terrible pour la gauche mais nous devons mesurer la gravité de l’événement : c’est un message de désespoir que viennent de nous envoyer les Français. » Ils sont tous là, Juppé, Sarkozy, Douste, Raffarin, Fillon, Gaymard, Perben, Debré, MAM, Mattei, Devedjian, Barrot, Bédier, Copé. Tous encore groggy. Il poursuit : «Nous n’avons lieu ni d’être fiers, ni d’être pessimistes, mais nous nous devons d’être inquiets... C’est l’image de la France dans le monde qui est entachée.»

Dès 21 h 30, dimanche, ses amis chefs d’Etat ont cherché à le joindre. Européens et Africains, tous incrédules mais solidaires. Chacun a voulu assurer le président de sa confiance en la vieille République des droits de l’homme. Tony Blair et José Maria Aznar les premiers. Chirac les a fait patienter le temps d’admettre l’évidence : les Français ont osé Le Pen. Quand Dominique de Villepin entre avec la mauvaise nouvelle dans le bureau mansardé, où le candidat attend, en petit comité, les premières estimations, Chirac s’emporte : «Je n’y crois pas, attendons.» Et il reprend, devant Perben, Fillon, Sarko, Raffarin médusés, une démonstration sur les paraboles des civilisations premières, entamée quelques minutes auparavant. Quand il croyait encore au duel annoncé et espéré avec Jospin. Sarkozy tente de le faire réagir: «On est dans une demi-heure sur les plateaux de télé, il faudrait peutêtre revoir nos argumentaires.» Réponse expéditive de Chirac: «On verra quand les 100 premiers bureaux de vote auront été dépouillés.» Dominique de Villepin n’insiste pas. Il s’éclipse pour téléphoner de son portable. Devant la porte du bureau-bunker, le secrétaire général de l’Elysée arpente nerveusement les 4 mètres carrés en soupente. Régulièrement, Patrick Stefanini fait des aller-retour entre son secrétariat et l’étroit refuge de Villepin, scotché à son portable. A 19 h 45, plus de doute : Jospin ne sera pas au second tour. Sans frapper, il entre et annonce : «Ce sera Le Pen.» Un témoin raconte : «Chirac est resté imperturbable, pas même un clignement d’œil pour trahir sa stupeur... Il a encaissé. Une vraie leçon, l’expérience d’un vétéran des scrutins... et des coups durs. Plus d’un type aurait explosé, lui a juste lâché : “Je dois dire que seule Bernadette m’avait dit depuis huit jours: ‘Vous serez contre Le Pen.’»

«19 h 15, au 3e étage du Tapis rouge. Jacques Chirac arrive dans son Q.g. de campagne. Il entre dans le bureau occupé par sa fille Claude. Il vient d’apprendre les résultats.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«19 h 15, au 3e étage du Tapis rouge. Jacques Chirac arrive dans son Q.g. de campagne. Il entre dans le bureau occupé par sa fille Claude. Il vient d’apprendre les résultats.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © Benoît Gysembergh / Paris Match

En retrait de la discussion depuis un moment, Bernadette, assise dans un canapé en cuir, ne fait aucun commentaire. Une fois le choc passé, Chirac laisse tomber : «Pour réagir, il faut comprendre, c’est un rejet de la politique et de la classe politique tout entière. C’est notre système politique qui est en cause... il n’est plus adapté.»

Les uns après les autres, les lieutenants filent commenter en direct le séisme. Chirac s’enferme avec Villepin et Philippe Bas, le secrétaire général adjoint de l’Elysée, pour rédiger sa déclaration d’après premier tour. Le président qualifié appelle son adversaire déchu. Jospin restera Premier ministre jusqu’au 5 mai. La séance à huis clos peut commencer. Quand les poids lourds reviennent au Q.g., Chirac, comme pour chacun de ses discours, a lu plusieurs fois à haute voix son texte, pour s’approprier chaque mot. A 22 h 53, soit une demi-heure après Jospin, le président rejoint le sous-sol pour son intervention. C’est un Chirac, plus grave que jamais, qui lance aux Français : «J’ai besoin de vous.» Il livre ensuite sa nouvelle ambition : «Le gardien de la cohésion nationale».

En remontant, il croise dans les escaliers Devedjian et Douste-Blazy, de retour des chaînes de télévision. Il glisse, soulagé : «Philippe, heureusement qu’on a tous été uni, sinon je n’aurais pas été au second tour. » Chirac a compris qu’il a, lui aussi, échappé de peu à l’éviction électorale. Le vent du boulet contestataire l’a frôlé de très près. Lui que l’on disait encore hésitant, il y a quelques jours, sur la pertinence d’un grand parti unique, a tranché. Dans la nuit. La présidentielle ne sera pas une affaire de partis politiques, il faut bâtir au plus vite une majorité présidentielle.

Il est près de 23 h 30 quand il rentre avec Bernadette, Claude et Dominique de Villepin à l’Elysée. Peu avant minuit, le staff du Tapis rouge reçoit pour mission de convoquer un maximum de parlementaires députés pour le lendemain 18 heures à l’Intercontinental. La cellule argumentaire est, elle aussi, réquisitionnée : il faut refaire le tract de l’entre-deux-tours sur «les 12 bonnes raisons de voter Chirac». Pas de changement sur le fond du programme. Il s’agit de faire appel au sursaut républicain des électeurs : «La France est à la croisée des chemins, à vous de choisir. » Tel est en substance le message à envoyer.

«Il est 23 h 15 quand Jacques Chirac, accompagné de Bernadette, fend la foule des sympathisants réunis à son Q.g. du Tapis rouge pour aller lancer son appel au rassemblement.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«Il est 23 h 15 quand Jacques Chirac, accompagné de Bernadette, fend la foule des sympathisants réunis à son Q.g. du Tapis rouge pour aller lancer son appel au rassemblement.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © Eric Hadj / SIPA

Lundi, comme tous les matins depuis le début de la campagne, Antoine Rufenacht s’est rendu à l’Elysée. Avec aujourd’hui Patrick Stefanini, fidèle défenseur de la création, comme son mentor Alain Juppé, d’un grand parti d’union de la droite. Il confie : «Il faut tourner la page de l’impuissance publique et pour cela il faut complètement changer de méthode. Le vote Le Pen, c’est le résultat de l’immobilisme, il faut engager le combat pour l’action.» A 10 heures, le président téléphone à Balladur : «C’est vous qui avez raison, Edouard. Il faut mettre en place un rassemblement pour l’union.» Puis c’est le tour de François Bayrou. Mais là, le candidat U.d.f., venu avec l’intention de proposer une ouverture à gauche, refuse toute idée d’un grand parti d’union. Chirac s’en doutait. Il n’a pas du tout apprécié que le candidat centriste n’ait pas appelé à voter pour lui. Juste avant de le recevoir, il appelle Douste-Blazy, qui a rejoint le camp de Chirac depuis des mois. «Ce sera Le Pen ou moi, explique le président, s’il veut des primaires à droite, il faudra qu’il en assume toutes les conséquences!»

Quelques instants plus tard, il reçoit Alain Madelin, le temps de s’assurer de son soutien. Une heure après, au Q.g., Chirac dresse un constat sans nuance : «Les querelles partisanes sont dépassées, les partis fatigués, il est désormais nécessaire de bâtir une majorité présidentielle.» Dans l’assistance, les tenants de l’Union en mouvement observent du coin de l’œil la réaction de Michèle Alliot-Marie, la présidente du R.p.r. Elle acquiesce. Pourtant, le matin même, l’entourage de la présidente espérait encore faire entendre son analyse : «La déficience de voix vient de l’électorat de droite.» Nicolas Sarkozy en est, lui aussi, persuadé : «La France a quitté le centre droit», affirme le député-maire de Neuilly à un visiteur. Tellement sûr d’ailleurs que c’est à Charles Pasqua qu’il consacre son premier déjeuner de la semaine. «Si Pasqua avait été candidat, je ne suis pas sûr que Chirac passait le premier tour», lâche un de ses proches. Sarkozy espère donc rallier le R.p.f. à ce grand parti unique que Chirac, en ce lendemain d’électrochoc électoral, appelle fermement de ses vœux. Jean-Pierre Raffarin a déjeuné lui avec Dominique de Villepin et de son côté Alain Juppé a réuni autour de lui, Douste, Fillou, Perben, Barnier et Barrot pour discuter stratégie.

Le nouveau président n’est pas encore élu que plane déjà le spectre d’une cohabitation. Tous les esprits sont absorbés par la préparation des élections législatives. «Il ne faut pas tomber dans le piège des socialistes, c’est avec un rassemblement autour d’un projet unique que nous sortirons vainqueurs», répète Chirac. Et il ajoute devant les députés et sénateurs réunis lundi soir : «Ce projet, il existe, c’est celui élaboré à Toulouse. Désormais, il faut aller aux législatives avec une organisation cohérente et moderne.» Face à son pupitre, il poursuit, pour répondre à Bayrou qui rêve d’un gouvernement d’union nationale : «Il ne faut pas avoir la tentation d’un front républicain. Il est dans la nature d’une démocratie d’avoir une droite et une gauche. Un front républicain, ce serait un mélange des genres qui ne marcherait pas.» Pourtant, dès lundi matin, les experts électoraux du R.p.r. calculaient déjà le nombre des triangulaires avec le Front national : 30 de plus qu’en 1997; Le Pen avait alors, avec un score de 15%, maintenu 131 candidats. «La gauche va essayer de nous faire tomber dans ce piège, avec cette fois environ 160 triangulaires. Sur le papier, certains députés savent qu’ils seront sacrifiés sur l’autel des valeurs républicaines.»

Lundi soir, si un doute persistait encore, Chirac l’a levé : «Il ne faut faire aucune concession à tous ceux qui sont porteurs de mauvais courants. Il n’y aura aucune compromission d’aucune espèce avec l’extrême droite.» Même si Mégret est prêt à se désister dans toutes les circonscriptions, si la droite lui permet de se maintenir à Vitrolles et d’entrer à l’Assemblée nationale? Chirac s’est engagé, devant témoins. «Aujourd’hui, c’est l’âme de notre pays qui est mise en cause.» Ainsi, Chirac s’érige en seul gardien de la République face aux périls extrémistes.


Jospin, le grand battu

«A son arrivée, des centaines de sympathisants socialistes rassemblés dans la rue l’ont acclamé avec enthousiasme. Lionel Jospin franchit encore confiant la cohue des journalistes et des militants. Il vient attendre les résultats à l’Atelier, son Q.g. de campagne de la rue Saint-Martin dans le IIIe arrondissement de Paris.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«A son arrivée, des centaines de sympathisants socialistes rassemblés dans la rue l’ont acclamé avec enthousiasme. Lionel Jospin franchit encore confiant la cohue des journalistes et des militants. Il vient attendre les résultats à l’Atelier, son Q.g. de campagne de la rue Saint-Martin dans le IIIe arrondissement de Paris.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © Patrick Bruchet / Paris Match

Son destin politique va se briser dans quelques minutes en haut de ces marches. Dimanche, vers 19 heures, le candidat socialiste qui pénètre dans son Atelier de campagne ignore tout du cataclysme. Persuadé qu’il sera présent au second tour, il a programmé, pour la semaine suivante, des meetings à Montpellier, Lyon, Paris, Toulouse, Nantes... Mais au 5e étage de son Q.g., son conseiller pour les sondages et tous les caciques du parti l’attendent la mine défaite: «Lionel, tu n’es pas au second tour.» Les premières estimations tournent autour de 16%, une chute de plus de 7 points par rapport à son score de 1995, mais surtout la troisième place derrière Chirac et Le Pen. Au fil des heures, l’espoir d’un retournement de situation s’éteint en même temps que toutes les ambitions politiques du Premier ministre. Jospin ne réapparaîtra devant les militants que deux heures et demie plus tard pour « assumer pleinement la responsabilité de cet échec».

Jean Glavany, directeur de campagne, dimanche matin, à Cintegabelle : “Je n’exclus pas que, ce soi, Lionel soit en tête”

Par Valérie Trierweiler

D’abord accuser le choc. S’asseoir. Comprendre. Lorsque Lionel Jospin arrive dans son bureau de l’Atelier, il ne sait pas. Il ne se doute pas que, dans un instant, un gouffre s’ouvrira sous ses pieds. Le porteur de mauvaises nouvelles ne cherche pourtant pas à le ménager. «Lionel, tu n’es pas au second tour.» Le coup est rude. Asséné. La phrase résonne dans son esprit. Ça tourne vite. Gérard Le Gall lui explique que Chirac est en tête, suivi de Le Pen. Lui donne les chiffres. Jospin est aussitôt envahi par un sentiment d’amertume, il ne pensait pas mériter cela. D’incompréhension aussi face au travail exercé pendant cinq ans.

Dix minutes plus tôt, vers 19 heures, il montait, grimpait même, les grands escaliers de pierre de l’Atelier. Sylviane à ses côtés, un mur de caméras devant eux. Et l’insouciance. Celle des grands jours. Il faut se frayer un chemin dans cette forêt de micros. Les officiers de sécurité tentent de protéger le couple qui réussit à s’engouffrer dans le petit couloir, là à gauche. Celui qui mène au cinquième étage. L’étage réservé. Là où les autres savent déjà. Les mines sont défaites. Certains espèrent toujours. L’écart n’est pas si grand. Même Sylviane, peu de temps après avoir appris la terrible nouvelle, tente encore : « Mais il n’est que 19h30, il faut qu’on appelle tous nos amis, ceux qui n’auraient pas voté et les fédérations.»

«De jeunes militants s’effondrent en larmes, d’autres sont au bord de la crise de nerfs. Pendant ce temps, chaque apparition de Jean-Marie Le Pen sur l’écran géant de télévision dans la salle déclenche des salves de sifflets et les slogans scandés repris en chœur.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«De jeunes militants s’effondrent en larmes, d’autres sont au bord de la crise de nerfs. Pendant ce temps, chaque apparition de Jean-Marie Le Pen sur l’écran géant de télévision dans la salle déclenche des salves de sifflets et les slogans scandés repris en chœur.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © HALEY/SIPA

Personne n’a le cœur à ça. Jospin serre les dents. Pendant près de trois heures, il s’enferme dans son bureau avec ses proches. Retarde le moment de sa déclaration. Pour la première fois, il demande à l’équipe qui le filme depuis le début de la campagne de sortir. «C’est comme ça. C’est comme ça », répète-t-il. Il fait quelques aller et retour dans le bureau d’à côté. Ne prendra même pas la peine d’écouter la déclaration de Chirac. Eva Jospin, qui affiche désormais fièrement ses nouvelles rondeurs, est en pleurs. C’est son père et Sylviane, toujours souriante, qui se mettent à réconforter les unes, les uns et les autres. Un peu plus tard, c’est Eva qui tente de soutenir son père. « Allez, souris papy, tu vas être grandpère! » Gagné, il lui décoche un sourire. Un vrai, un franc. Un défilé est organisé. Les membres du comité de soutien sont amenés auprès du désormais vaincu. Pierre Arditi, Cristiana Reali, Elie Semoun, François Ozon et bien d’autres viennent prendre leur part du chagrin. Les accolades et les embrassades se succèdent comme après un décès. Lionel Jospin s’efforce de sourire. Il y parvient. Il semble même avoir repris le dessus. Les siens sont même surpris de cette force qu’il affiche. «Digne», c’est ce qu’ils disent tous. Jospin sait qu’en bas les militants sont au désespoir. Son fils Hugo, venu avec quelques-uns de ses copains, s’accroupit dans un coin, comme prostré. Plus tard, Noëlle Châtelet, sa sœur, craque. Elle part en pleurant. «Je ne veux plus voir personne!»

Au P.s. comme dans l’entourage de Jospin, on n’avait pas imaginé un seul instant ce scénario-catastrophe. La journée avait pourtant bien commencé. Il était arrivé au Bourget, détendu et serein, vers 9 heures. Il avait renoncé à la grasse matinée qu’il aime tant s’offrir le dimanche matin. Le seul moment où il pouvait se prélasser depuis cinq ans. Les employés de l’usine A.z.f. et les douaniers menaçaient de venir perturber son vote à Cintegabelle. Alors l’horaire avait été avancé, et le déjeuner, prévu là-bas, annulé. Ça tombait bien, il pourrait ainsi retrouver Sylviane pour le déjeuner. Des rayons de soleil percent à travers les vitres du Falcon. En vol pour Toulouse, il évoque le second tour sans imaginer une seconde qu’il pourrait en être exclu. Jamais cette hypothèse noire n’avait été envisagée ni même évoquée dans une réunion. Jamais. Il feuillette la presse du jour qui prévoit un score serré entre le président et le Premier ministre...

«Après avoir avec dignité assumé sa défaite devant les militants et les caméras, Lionel Jospin repart aussitôt dans ses bureaux.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«Après avoir avec dignité assumé sa défaite devant les militants et les caméras, Lionel Jospin repart aussitôt dans ses bureaux.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © REMY DE LA MAUVINIERE/AP/SIPA

A l’arrivée, il retrouve son fidèle Kader, le responsable de la fédération socialiste de Haute-Garonne. Ce dernier lui a amené sa 605 grise. Jospin avait envie de conduire lui-même et puis cela promettait de faire de belles images, lui au volant. D’autant plus qu’aucune manifestation ne menace. La route est libre. Jean Glavany, le directeur de campagne, est déjà sur place. Venu en voisin, il attend, confiant, le candidat devant sa permanence. «Je n’exclus pas que Lionel soit en tête ce soir.» Seul l’écart entre les deux principaux candidats l’obsède. Et encore, tout est rattrapable, pense-t-il. Non pas tout, mais ça, il ne le sait pas encore. La petite commune est en liesse. Une femme l’attrape par le cou et lui explique qu’elle est venue spécialement de la région parisienne pour le voir. Dans le bureau de vote, le candidat prend encore le temps de plaisanter. Multiplie les gestes de galanterie, ramasse le bulletin de vote d’une vieille dame, baise la main de l’«assesseure». Deux heures à peine sur place, et ils repartent tous.

Cette fois, Lionel Jospin prend le temps de dédicacer son livre à l’hôtesse de l’air. Puis il rejoint, à grandes enjambées, ses appartements de Matignon pour retrouver Sylviane. Il a déjà fait savoir qu’il n’a pas envie de sortir. Il veut rester tranquille avec elle en attendant les résultats. Ils en ont parlé souvent tous les deux de cet après, de cet ailleurs qui les attendait quoi qu’il arrive. Mais pas si vite, pas si brutalement. Le couple aimait cette incertitude de l’après-5 mai. «Lionel» le disait : «Je ressens une excitation de ne pas savoir ce que sera ma vie dans deux mois et demi. Evidemment, je serai toujours le même homme avec la même femme, mais j’aurai une vie différente. Forcément puisque c’est un parcours qui s’achève.» L’excitation est retombée. Forcément, comme il dit. Il n’a pas encore réfléchi sur cette nouvelle vie qui l’attend, mais il s’y était psychologiquement préparé. Comme un sportif, il s’était mis dans la condition. Prêt pour la compétition. Prêt aussi pour l’échec mais pas en pleine course.

«Une heure après le discours de Lionel Jospin, l’Atelier ressemble à un vaisseau fantôme. La fête est finie. Une poignée d’irréductibles ne peut se résoudre à partir.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«Une heure après le discours de Lionel Jospin, l’Atelier ressemble à un vaisseau fantôme. La fête est finie. Une poignée d’irréductibles ne peut se résoudre à partir.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © Patrick Bruchet / Paris Match

Lundi, il a bien fallu continuer. L’amertume s’est dirigée du côté de Jean-Pierre Chevènement. Lionel Jospin s’est demandé comment l’ancien ami à qui il était allé tenir la main durant son coma avait pu prendre une telle responsabilité dans la défaite. Il a encore éprouvé de la colère en songeant que ce dernier n’avait pas eu le moindre mot de sympathie dans sa déclaration de dimanche soir. Méthodiquement, le Premier ministre s’est remis au travail. Il a pris le temps de s’occuper de ses collaborateurs désormais sans emploi. Il est allé faire ses adieux au Parti socialiste. Il leur a expliqué à tous qu’il s’agissait d’une épreuve politique, pas «personnelle ». Il leur a parlé de la majorité plurielle : «Chacun a fait mal à soi-même en faisant mal à l’ensemble.» Il a encore justifié sa décision de retrait : « Elle était la seule conforme à l’événement. La seule qui me permette d’être en accord avec moi-même.» Puis le « je » a laissé place au « vous ». Plus de « nous ». Plus d’aventure commune. « Vous devez vous battre, je vous souhaite une bonne bataille pour les législatives.» L’émotion de la veille au soir ne se lisait plus sur son visage. « C’était le propos introductif le plus conclusif que j’avais jamais entendu », témoigne Pierre Guelman.

Personne n’a tenté de le faire revenir sur sa résolution. Mais certains ont songé à sa défaite de 1993 et son retrait de la vie politique d’alors. On parlait du baroud d’honneur de Lionel Jospin, de l’état de choc. Il y eut pourtant Jospin, le retour. Cette fois, ses proches en sont convaincus : il n’y en aura pas. « Il restera un militant du Parti socialiste dans son cœur. Il deviendra une figure morale de la gauche. Mais il prend définitivement du champ », assure Marie-France Lavarini, qui l’a accompagné dans cette aventure depuis plus de vingt ans. Il lui faut oublier ce défi avorté. Il ne saura jamais s’il aurait battu Chirac au second tour. Pour ne pas vivre avec cette obsession, il préfère tourner la page. Définitivement. Le 5 mai, le « quetzal » s’envolera de sa cage. Il sera libre. Libre de réfléchir aux causes profondes de ce séisme politique et à ses propres failles. Certains se demandent si, au fond, inconsciemment, il n’est pas soulagé. Soulagé de n’avoir pas à repartir pour cinq ans. De vivre simplement, sans contraintes, libre.


Le Pen, l'attaque surprise

«À Lyon, le 17 février dernier, devant une haie de tee-shirts à son effigie et une forêt de drapeaux tricolores, le leader du F.n. harangue ses supporters.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«À Lyon, le 17 février dernier, devant une haie de tee-shirts à son effigie et une forêt de drapeaux tricolores, le leader du F.n. harangue ses supporters.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © Antonio RIBEIRO/Gamma-Rapho via Getty Images

«Diabolisé» depuis trente ans, comme il prétend l’être, Jean-Marie Le Pen atteint enfin le but qu’il s’est fixé : disputer le pouvoir à «l’établissement» qui rassemble, dans l’esprit du président du F.n., les représentants des principaux partis républicains de droite comme de gauche. L’ancien para d’Indochine et d’Algérie, plus jeune député de France en 1956 (27 ans), dans les rangs poujadistes, avant de soutenir Tixier-Vignancour contre de Gaulle, est en mesure de soumettre au suffrage universel son programme basé sur la « préférence nationale ». Donné pour battu d’avance dans son face-à-face avec Jacques Chirac, le « Menhir », comme l’ont baptisé ses supporters, en référence à ses origines morbihannaises, est décidé à lutter pied à pied jusqu’au 5 mai. À 73 ans, cette élection présidentielle est sans doute l’ultime grande confrontation politique démocratique à laquelle prendra part le leader du Front national, dernier chef charismatique d’une extrême droite française qu’il a phagocytée.

Depuis 1998, on a « lissé » son image. Oubliées les blagues douteuses, voire abjectes. Aucun dérapage n’est autorisé. On l’a rendu presque fréquentable.

Par Aurélie Raya

A 19 h 30, Jean-Marie Le Pen débarque au Q.g. du F.n. à Saint-Cloud, surnommé «le Paquebot». D’une voiture aux vitres fumées noires, il s’extirpe. Pas un sourire. Etrange : malgré la nouvelle, l’homme semble serein, limite déçu. Jany à ses côtés, il ne cesse de parler sur son portable. «Je ne suis pas surpris», déclare-t-il, sobre. En bas, Marine, l’une de ses trois filles, verse une larme : «“Excitée” n’est pas le terme. Là, je souffle!» Yann aussi pleure : «C’est l’aboutissement de quinze ans de travail pour moi. C’est incroyable. Mon seul regret est de ne pas voir ma sœur Marie-Caroline ce soir. Elle a pourtant partagé tous les mauvais moments avec nous.» Il est vrai que la fille aînée de Le Pen a renoncé à la politique, pour l’instant, après avoir rejoint les rangs des mégretistes. Jany, quant à elle, parade dans le hall. A quelques journalistes encore médusés, elle confie : «Je me sens émue et très impressionnée, au bord d’être très heureuse.»

«Après sa déclaration de 22 heures, dans son bureau, au siège du F.n., à Saint-Cloud, Jean-Marie Le Pen savoure sa performance en compagnie de son épouse Jany et de ses filles Marine, 33 ans (à g.), et Yann, 39 ans (à dr.). Seule son aînée, Marie-Caroline, 42 ans, est absente.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«Après sa déclaration de 22 heures, dans son bureau, au siège du F.n., à Saint-Cloud, Jean-Marie Le Pen savoure sa performance en compagnie de son épouse Jany et de ses filles Marine, 33 ans (à g.), et Yann, 39 ans (à dr.). Seule son aînée, Marie-Caroline, 42 ans, est absente.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © Alvaro Canovas / Paris Match

A 73 ans, après cinquante ans de vie politique, le vieux marin sait profiter des bonnes vagues. Comment expliquer ce tremblement de terre politique du 21 avril 2002? Une campagne bien orchestrée, certes : Le Pen laboure la France, de banquets nationaux en meetings discrets, depuis des lustres. «On s’est aperçu tout à coup qu’on était en campagne depuis plus d’un an», sourit Martine Lehideux, vice-présidente du Front. «On s’est beaucoup appuyé sur la presse régionale et ses articles», explique Louis Alliot, son jeune coordinateur de campagne. Ainsi, subrepticement et insidieusement, Le Pen s’est infiltré dans la France rurale, au point de ne même plus se faire remarquer. La difficulté de trouver des parrainages a aussi influé. Peu à peu, il remplit des salles sans l’air d’y toucher. «A Toulouse, en mars, on a dépassé les 1 000 personnes pour la première fois; la salle était même trop petite», se souvient un des organisateurs. A chaque fois, Battling Le Pen fait son show : une heure trente de speech, sans notes. Tout y passe : des diatribes contre Chirac et Jospin, contre le système des élites, des énarques, sa victimisation sur le modèle «Moi, je n’ai pas eu un centième de la médiatisation de Chevènement». Sans oublier la promesse du retour au franc et à l’Europe des nations. Evidemment, il a souvent évité les marchés et autres réunions publiques, pour ne pas avoir maille à partir avec les militants «gauchistes».

Et surtout, il y a la fameuse nouvelle image qu’offre Jean-Marie Le Pen. Plus lisse. Voire adoucie. Un recadrage opéré dès 1998. Oublié le monstre des années 80, aux blagues égrillardes, douteuses ou carrément abjectes. Il ne s’autorise plus aucun dérapage verbal. Jean-Claude Martinez, proche du leader frontiste et rédacteur de sa première profession de foi, décèle alors un tournant : «La scission du 5 décembre 1998 avec Bruno Mégret, que j’ai orchestrée, nous a beaucoup aidés. On a pu alors faire le ménage, et tout doucement c’est Mégret qui s’est diabolisé.» Avec cette équipe restreinte, à laquelle s’ajoutent le directeur de campagne Bruno Gollnisch et Louis Alliot, est peaufinée la mise en scène du candidat : on présente le «menhir breton» comme un «héritier de la IIIe République», tenant de la «droite sociale, nationale», comme Le Pen aime à se définir. Qui se préoccupe des « petites gens négligés par le système». Bref, il est devenu un personnage presque fréquentable. Jean-Claude Martinez va même plus loin : «Jean-Marie Le Pen a tout d’un grand leader de gauche. Je le pousse à surfer sur les idées antimondialistes. Il ne faut pas laisser kidnapper le phénomène Porto Alegre par les seuls tenants de l’ultragauche.» Stratégie de pure forme. «Sur le fond, mon père n’a pas changé. Il est toujours pour la peine de mort, pour la préférence nationale, contre l’Europe», constate, entre deux bouffées de cigarette, Yann. Propos non démentis par Louis Alliot : «Les Français voulaient du changement. La situation sur le terrain se dégradait. Sur la sécurité, on n’avait pas besoin d’en rajouter, la droite s’en chargeait. On a joué sur le ras-le-bol.»

«Sur la feuille, sous son coude : "La France est en train de vivre un événement politique de première grandeur. On peut même parler d…" Il débutera son discours en exprimant sa gratitude "à l’égard de toutes celles et de tous ceux qui viennent ce soir de faire naître un grand espoir…"» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«Sur la feuille, sous son coude : "La France est en train de vivre un événement politique de première grandeur. On peut même parler d…" Il débutera son discours en exprimant sa gratitude "à l’égard de toutes celles et de tous ceux qui viennent ce soir de faire naître un grand espoir…"» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © Alvaro Canovas / Paris Match
«Dimanche, avant de prononcer son discours devant les caméras de télévision, le fondateur du Front national s’isole un court instant dans une petite salle attenante à son bureau, au siège de campagne du F.n. Il semble visiblement déterminé à en découdre au second tour.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002.
«Dimanche, avant de prononcer son discours devant les caméras de télévision, le fondateur du Front national s’isole un court instant dans une petite salle attenante à son bureau, au siège de campagne du F.n. Il semble visiblement déterminé à en découdre au second tour.» - Paris Match n°2762, 2 mai 2002. © Alvaro Canovas / Paris Match

Et voici que s’organise la campagne du second tour. Avec quelle stratégie? «Que Le Pen fasse au second tour 0 ou 25 % n’a pas d’intérêt, précise Jean-Claude Martinez. Son objectif, c’est d’élargir son électorat.» Comment? «En surprenant là où l’on ne l’attend pas. Par des propositions de référendum sur la fiscalité, sur la création d’une communauté francophone de 400 millions d’habitants avec un siège à Paris notamment, pour dépasser notre modèle européen dramatique.» Au sein du Front, ce discours de rassembleur n’est toujours pas officiel. D’ailleurs, la nouvelle profession de foi de Le Pen, rédigée le lendemain soir des résultats, ne reprend que partiellement ses idées. Le thème central : «Le Pen contre le système et pour un renouveau de la France». «Jean-Marie n’ose pas encore», jure Martinez. Et pas question de revoir Mégret dans l’entourage.«Sur l’organisation de l’entre-deuxtours, nous avions prévu un budget restreint mais on a une réserve», soutient un membre du staff. De quoi organiser au moins un grand meeting à Marseille, le 3 mai. Et surtout un important défilé le 1er mai, pour fêter leur sainte patronne Jeanne d’Arc.

Jean-Marie Le Pen a donc enfin réussi son pari. Après quatre campagnes présidentielles. Il a cette fois fini par figurer au second tour. La question maintenant est de savoir quelle sera sa tactique lors de la campagne des législatives. Cherchera-t-il, avec l’arme des triangulaires, à casser la droite parlementaire et dès lors, à hisser une fois de plus la gauche dans le train d’une nouvelle cohabitation?


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