Des salariés qui empêchent leur patron d’accéder à leur usine. Cette situation cocasse se joue depuis l’automne dans le Val-d’Oise, à Saint-Ouen-l’Aumône, siège de l’équipementier auto Telma. En septembre, la centaine de salariés de cette PME spécialisée dans les freins à induction avait une première fois bloqué l’entrée du site à leur nouveau patron, Benoît Lebrun, devant les huissiers médusés qu’il avait dépêchés. Un mois plus tard, lorsque le DG a tenté à nouveau de se rendre à son bureau, ils se sont mis en grève.

Entendent-ils s’opposer à un plan de licenciement ? Réclament-ils une augmentation générale des salaires ? Rien de tout cela. Ces ouvriers protestent contre le parachutage de ce dirigeant par leurs actionnaires chinois avec qui ils sont en guerre depuis l’été dernier. La PME a beau être modeste, avec 25 millions d’euros de chiffre d’affaires et 250 salariés dans le monde, le dossier a pris un tour très politique. Des agents des services de renseignement surveillent l’usine. Bercy scrute de près le dossier qui doit se dénouer dans les prochains mois devant le tribunal de commerce de Pontoise.

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Le conflit a éclaté en juin dernier lorsque l’ancien patron de Telma, Olivier Saint-Cricq, a placé la société en procédure de sauvegarde judiciaire. Habituellement, ce sont les entreprises au bord de la faillite qui lancent ce type d’appel au secours. Rien de cela ici. Telma n’est pas endetté et dispose d’une trésorerie saine. Il développe une technologie avancée : ses freins à induction ou ralentisseurs électromagnétiques (grâce aux courants de Foucault et aux forces de Laplace), permettent de soulager les systèmes de freinage classique. Il équipe des camions partout dans le monde, mais aussi des véhicules de chantier, des ascenseurs ou des éoliennes.

Une petite pépite, donc, que son ancien patron, alors qu’il était en fonction depuis quinze ans, a voulu mettre à l’abri de ses actionnaires et prédateurs chinois. Ce qui lui a valu d’être débarqué par eux deux mois après avoir saisi la justice.

Cela fait soixante-dix ans que les Techniques électromécaniques de l’Aveyron (Telma) conçoivent et fabriquent des freins à induction. Une technologie française "propre" qui n’émet pas de particules fines comme les freins classiques. En 2001, l’entreprise est entrée dans le giron de Valeo. Mais l’équipementier français, la jugeant trop petite et sur un marché de niche, s’en est séparé neuf ans plus tard et l’a vendue pour 15 millions d’euros à trois investisseurs chinois. Quand en 2017 Edouard Philippe s’est rendu dans les ateliers de la PME pour vendre avec sa ministre du Travail les ordonnances Pénicaud, avait-il déjà connaissance du malaise qui régnait chez le petit industriel ?

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Camions et engins de chantiers, funiculaires ou encore freinage d’urgence des éoliennes : le système de frein par induction (ralentisseurs électromagnétiques) de Telma a de nombreuses applications. © Come SITTLER/REA

Car, dès le départ, le nouveau trio de propriétaires – Chen, Yang et Yu – a donné le ton. "Ils voulaient fermer en France et tout mettre en Chine mais je m'y suis opposé, raconte Olivier Saint-Cricq. Puis les contrefaçons ont commencé dès 2013 en Chine, car nous ne contrôlions pas notre filiale chinoise, même avec 70% du capital."

L’identité des propriétaires reste un mystère. Il y a deux ans, la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) a enquêté sur les trois administrateurs chinois de Telma. Un imbroglio digne des films d’espionnage. L’un d’eux, Yaozhe Chen, est propriétaire d’une société, Dajan, qui a connu 29 procès et a été déclarée en faillite faute de pouvoir rembourser toutes ses dettes.

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L’homme d’affaires est interdit de sortie du territoire chinois et a été condamné à "une limitation à la consommation", d’après des documents que Capital s’est procurés. L’administrateur judiciaire, Daniel Valdman, n’en sait guère plus. "Nous souhaitons d’abord discuter avec les actionnaires, mais nous n’avons aucun contact avec eux et nous ne savons même pas qui ils sont !", s’étonne-t-il. Il n’a rien trouvé sur l’origine de Winner World, la holding de contrôle de Telma. Les trois administrateurs n’en font même pas partie. Un quatrième homme, Denis Chen, signe le plan stratégique de l’entreprise et donne des consignes. Mais aucune trace de lui dans l’organigramme. Les Renseignements généraux ont enquêté sur lui et sont tombés sur un os. Celui que tout le monde appelle "Docteur Chen" est en effet membre du Parti communiste chinois et donc proche du pouvoir. L’avocat du comité social d’entreprise, du cabinet Brihi-Koskas & Associés, a lui aussi essayé d’y voir clair, identifiant des sociétés implantées dans les paradis fiscaux dont certaines ont fait faillite.

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Si les actionnaires sont difficiles à saisir, leur intention semble en revanche très claire : piller une technologie. Des contrefaçons ont été observées très rapidement après le rachat : en Chine, mais aussi en Afrique et au Brésil, le premier marché d’export de Telma. "La filiale chinoise a commencé à copier les modèles de Telma France sans autorisation puis les a exportés, confie Daniel Valdman. C’est de la concurrence déloyale." Le comité social d’entreprise (CSE) a signalé toutes ces dérives. A chaque fois, les actionnaires chinois ont temporisé, avant de repartir de plus belle. "Ils nous ont imposé des stagiaires de chez eux en finance et en R&D, tout le monde s’interrogeait, confie Maurice Fauchadour, ancien secrétaire du CSE qui vient de quitter l’entreprise après y avoir passé trente-cinq ans. Notre filiale chinoise était devenue notre premier concurrent."

Loin d’aider au développement de Telma, les nouveaux propriétaires semblent avoir aussi cherché à l’asphyxier financièrement. Depuis six ans, ils refusent de remonter les dividendes de la filiale chinoise vers la France. Entre 1 et 2 millions d’euros par an en moins, 10% du chiffre d’affaires, si bien que le budget R&D a été sacrifié. Autre étrangeté, cette filiale avait accumulé 12 millions d’euros de trésorerie fin 2019. L’administrateur judiciaire n’en a retrouvé que 3 millions dans ses comptes… qui semblent bien mal tenus. En 2020, ils ont demandé au patron de Telma de gonfler le chiffre d’affaires en reprenant des provisions sur des congés et en augmentant les commissions de vente de la filiale américaine. L’auditeur de l’entreprise, KPMG, a même alerté d’un "risque de fraude" dans un document consulté par Capital. Pour Olivier Saint-Cricq, la situation est devenue intenable. "Les contrefaçons, les demandes de falsification des comptes, les promesses verbales de compensations financières pour endosser les responsabilités et fermer les yeux… Je ne pouvais plus tenir, la sauvegarde était la seule solution", explique-t-il aujourd’hui, encore sous le choc.

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Il a bien cherché à sortir par le haut de cet imbroglio. Dès 2016, les nouveaux actionnaires ont étudié l’hypothèse d’une revente. Olivier Saint-Cricq a saisi la balle au bond, en montant une offre de rachat de 3 millions d’euros avec BNP Paribas. Chen, Yang et Yu ont refusé, privilégiant une introduction en Bourse de Telma en Chine. Pour amadouer le jeune patron, ils lui ont promis la direction de tout le groupe et des parts du capital. Mais les salariés ont pris peur lorsqu’ils ont appris que les autorités boursières chinoises, jugées plus souples qu’en Europe, avaient retoqué plusieurs fois le projet.

L’Etat français est depuis entré dans la partie. Olivier Saint-Cricq a alerté dès 2019 le président Emmanuel Macron et a aussi pris langue avec les ministères des Transports et de l’Economie. La DGSE, on l’a vu, a aussi été mise sur le coup. Cette reprise en main est bien sûr dénoncée par le camp chinois, qui fait passer ses messages par un intermédiaire. Selon leur version, Saint-Cricq a tout simplement été défaillant. "Il a tout organisé de peur d’être viré, car il y avait des problèmes de gestion chez Telma."

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La suite se jouera au tribunal de Pontoise avec lequel le Sisse (Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques) à Bercy et le délégué interministériel aux restructurations d’entreprises Guillaume Cadiou sont en contact permanent. L’administrateur judiciaire a proposé un plan de sortie consistant à "couper" la filiale chinoise de Telma. Une proposition inacceptable pour les propriétaires. Une manière de les pousser à revendre l’entreprise. "C’est de l’expropriation, ni plus ni moins", estime une source proche des intérêts chinois. Le gouvernement tente de son côté de trouver un industriel français pour reprendre l’entreprise. Valeo a déjà décliné. Des fonds d’investissement sont sur les rangs. Et les Chinois hurlent au complot de l’ancien patron. "Il voulait déjà racheter l’entreprise il y a deux ans, il a envoyé Telma en sauvegarde pour la racheter ensuite à prix cassé", argumente un proche des actionnaires. On devrait connaître l’été prochain l’épilogue de ce bras de fer, symbolique des enjeux de souveraineté industrielle.

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Un incroyable feuilleton politico-judiciaire

2010 : Telma est cédé par le groupe Valeo à Torque Industry, au capital duquel figurent des investisseurs chinois.

2016 : Les actionnaires chinois veulent vendre Telma mais refusent l’offre de reprise de son patron Olivier Saint-Cricq. Ils envisagent ensuite une introduction en Bourse, en Chine.

2019 : Les contrefaçons se multiplient en Chine mais aussi en Afrique et au Brésil. Les Chinois bloquent les remontées de dividendes de la filiale chinoise vers Telma.

2020 : Le patron de Telma alerte l’Etat. Les services de renseignement s’en mêlent. Des détectives privés enquêtent sur les actionnaires chinois. Lesquels tentent de trafiquer les comptes.

2021 : Le patron de Telma appelle la justice à la rescousse. L’entreprise est placée en procédure de sauvegarde. Un administrateur judiciaire est nommé.

2022 : L’Etat français cherche une solution de reprise de la PME tandis que le tribunal de commerce de Pontoise est appelé à rendre sa décision avant l’été.

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