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Au Japon, les villes sont si bien faites que les enfants de 3 ans peuvent marcher seuls

L'émission de télé-réalité de Netflix «Comme les grands» montre à quel point elles sont adaptées à l'autonomie des tout-petits.

Dans chaque épisode de «Comme les grands», un bambin part faire ses premières courses tout seul. | Aleister Kelman <a href="https://www.flickr.com/photos/aleisterkelman/38289308832/in/photolist-5ZDSi2-7TFaSg-9M831F-21irEYS-21irEk7-21kuHx7-Zi47X7-7YXTFQ-DfBZdW-21kvcRm">via Flickr</a>
Dans chaque épisode de «Comme les grands», un bambin part faire ses premières courses tout seul. | Aleister Kelman via Flickr

Temps de lecture: 4 minutes

Le principe de «Comme les grands», une émission de télé-réalité japonaise qui vient d'arriver sur Netflix, est d'une simplicité enfantine. Dans chaque épisode de dix minutes, un bambin part faire ses premières courses tout seul (enfin, tout seul avec les caméramans.) Les enfants trottinent d'un pas mal assuré dans le quartier, oublient ce qu'ils sont censés faire, éclatent en sanglots et, mission accomplie, finissent par retourner chez papa et maman les bras chargés de sacs en plastique.

«Hajimete no Otsukai», émission basée sur un livre pour enfants du même nom datant de 1977, est diffusée à la télévision japonaise depuis plus de trente ans –suffisamment longtemps pour que les parents de certains enfants des derniers épisodes y aient figuré aussi!

Dans le premier des vingt épisodes proposés aux abonnés Netflix, un petit bonhomme de 2 ans va à l'épicerie de la ville faire des courses pour sa maman. Dans le quatrième, Yuka, 3 ans, traverse une cinq-voies à Akashi, une ville de la taille de Cincinnati [le double de Paris en superficie, ndlr], afin de se rendre au marché aux poissons. «Tu es capable d'aller jusqu'à Uonotana sans te faire renverser par une voiture?» lui demande sa maman.

Question de choix

Inutile de préciser que si l'émission se déroulait aux États-Unis, les parents auraient les services de protection de l'enfance sur le râble et les enfants seraient immédiatement placés. Comme beaucoup de choses japonaises, il serait facile d'attribuer «Hajimete no Otsukai» (littéralement «les premières commissions») à certains clichés sur l'essentialisme japonais. Mais les Japonais ne sont pas si différents de nous. Ils ont juste fait des choix qui permettent aux enfants d'aller faire les courses tout seuls dix ans avant leurs homologues américains.

«Au Japon, beaucoup d'enfants vont à l'école du quartier tout seuls et à pied, c'est assez habituel», explique Hironori Kato, qui enseigne la planification des transports à l'université de Tokyo. L'enfant japonais moyen ne va généralement pas faire les courses en ville pour papa et maman à 2 ou 3 ans, souligne-t-il, comme c'est le cas dans l'émission. Ceci dit, le principe de base comique et adapté pour la télévision ne fait que forcer le trait d'une vérité de la société japonaise: dès un très jeune âge, les enfants y jouissent d'un inhabituel degré d'indépendance.

Les écoles de quartier sont à l'origine d'une bonne partie de ces trajets, et nombre d'entre elles ont recours à des «pédibus».

«Les routes et les rues sont organisées de sorte que les enfants puissent y marcher en toute sécurité», explique Kato. Voici ses arguments: au Japon, on apprend aux conducteurs à céder le passage aux piétons. Les limites de vitesse sont basses. Les quartiers ont de petits pâtés de maisons avec une foule de carrefours. Cela signifie que les enfants doivent beaucoup traverser la rue, mais aussi que les voitures sont obligées d'aller doucement, ne serait-ce que dans leur propre intérêt.

Même les rues sont différentes. Beaucoup de petites voies n'ont pas de trottoirs surélevés, et les piétons, cyclistes et automobilistes sont supposés partager l'espace. Rares sont les voitures à se garer le long des trottoirs, et les places de stationnement sont peu nombreuses, ce qui donne une meilleure visibilité aux automobilistes et aux piétons et contribue à fournir aux petites rues des grandes villes japonaises leur ambiance si caractéristique.

Droit à la ville

En fait, la première fois que j'ai entendu parler de «Hajimete no Otsukai», c'était de la bouche de Rebecca Clements, chercheuse à l'université de Sydney qui a écrit un mémoire sur le stationnement au Japon: pour avoir le droit de finaliser leur achat, les acheteurs d'automobiles doivent fournir la preuve qu'ils disposent d'une place de parking qui ne soit pas sur la route. Pour Clements, l'émission est une preuve de la manière dont le Japon donne aux enfants «un droit à la ville».

Les enfants japonais marchent beaucoup en semaine –surtout les 7 à 12 ans, dont presque quatre trajets sur cinq se font à pied. Les écoles de quartier sont à l'origine d'une bonne partie de ces trajets, et nombre d'entre elles ont recours à des «pédibus» –un défilé de gamins où les plus grands guident les plus petits. Et les sorties scolaires permettent aussi de faire découvrir leur quartier aux enfants, ce qui peut faciliter d'autres sortes de trajets.

«J'y suis allé en disant “Est-ce que c'est une question d'infrastructure ou de culture?”» se rappelle E. Owen Waygood, enseignant à Polytechnique Montréal, dont la thèse de doctorat réalisée à l'université de Kyoto porte sur les trajets et l'utilisation de l'espace par les enfants japonais. «Il y a une valeur culturelle sous-jacente –les parents japonais estiment que les enfants doivent être capables de se déplacer tout seuls. Et ils mettent en place des politiques pour le permettre. Les villes japonaises sont construites sur le concept selon lequel chaque quartier doit pouvoir fonctionner comme un village. Ce paradigme de planification signifie que vous avez des boutiques et des petits commerces dans des quartiers résidentiels, donc des endroits où aller –des lieux où ces enfants peuvent se rendre à pied.»

Les recherches de Waygood révèlent qu'au Japon, les enfants sont davantage susceptibles de se déplacer de façon autonome dans des quartiers urbanisés et à usage mixte. C'est en partie parce que les lieux à atteindre sont proches, mais aussi, contrairement à un stéréotype courant sur les villes prétendument aliénantes et anonymes, parce que les enfants des villes sont plus susceptibles de croiser des gens qu'ils connaissent pendant ces trajets.

Une ville qui libère les enfants libère aussi leurs parents.

Non que les parents japonais n'aient pas peur du danger que représentent les inconnus dans la rue; si le taux de criminalité y est bas, selon les standards occidentaux, il arrive qu'il y ait des enlèvements. C'est d'ailleurs le sujet de Six-quatre, le roman policier publié en 2012 par Hideo Yokoyama, qui a connu un immense succès au Japon et à l'étranger.

Mais au lieu de dire aux enfants de ne parler à personne, observe Waygood, on leur enseigne à saluer les gens qu'ils croisent, ce qui fait partie de la culture japonaise des salutations, l'«aisatsu». Avec les événements de voisinage tels que les fêtes des voisins et les festivals, cela contribue au tissage d'un réseau social dense qui peut aider le cas échéant, comme dans l'épisode 7 de «Hajimete», quand le quincailler du coin de la rue aide Miro à traverser. Dans une enquête menée dans quatorze pays, les parents japonais se sont avérés les plus susceptibles d'être d'accord avec l'idée que les adultes du quartier doivent veiller sur les enfants des autres.

Délester les mères

La plus grande gagnante dans ce système, c'est peut-être maman. Quand les enfants ont besoin d'un chaperon, la plupart du temps c'est sur elle que ça tombe, aux États-Unis comme au Japon. Or les enfants japonais de 10 et 11 ans, a découvert Waygood, effectuent juste 15% de leurs trajets en semaine avec un parent, contre 65% pour leurs homologues américains. Une ville qui libère les enfants libère aussi leurs parents.

Certes, c'est une différence culturelle. Mais c'est une différence profondément associée à une approche différente de la conception des villes et des quartiers –approche que nous pourrions aisément copier, si nous le voulions.

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