Dans une reconnaissance sans précédent devant des familles de victimes, dix militaires à la retraite ont reconnu publiquement mardi leur responsabilité dans l'exécution de plus de cent civils en 2007 et 2008 en Colombie, présentés fallacieusement par l'armée comme des guérilleros tués au combat.

Ces aveux se sont déroulés lors d'une audience historique organisée par la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) dans la région même du massacre, dans le département de Norte de Santander (nord), frontalier avec le Venezuela.

Un général, quatre colonels, cinq militaires, tous retraités, et un civil ont reconnu leur participation dans les enlèvements et meurtres de sang-froid de 120 jeunes dans la ville d'Ocaña (100.000 habitants) pour les présenter ensuite comme des membres des guérillas d'extrême gauche opérant dans la zone.

Mardi une cinquantaine de proches des victimes ont pris place dans le théâtre universitaire d'Ocaña pour cette audience de deux jours où les ex-militaires sont appelés à "s'expliquer clairement, répondre aux questions et surtout reconnaître leur responsabilité en direct, face aux victimes et au pays", selon la juge Catalina Diaz.

"Faux positifs"

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L'ancien soldat Guillermo Gutierrez parle près de parents de victimes lors d'une audience de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) à Ocana, en Colombie, le 26 avril 2022

Cette audience publique en forme de catharsis est une étape majeure dans la mise en lumière par la JEP, tribunal spécial issu de l'accord de paix historique signé en 2016 avec la guérilla marxiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), du plus grand scandale de l'histoire récente de l'armée colombienne, connu sous le nom de "faux positifs".

Souvent en larmes, les épouses, mères et s?urs des victimes faisaient face aux ex-militaires, dont le général de brigade Paulino Coronado, plus haut gradé à comparaître.

"Après des années de silence et de peur, l'heure de la vérité est enfin venue d'en terminer avec des décennies d'impunité", a expliqué la JEP dans une vidéo diffusée devant le tribunal composé de cinq magistrats.

"Je reconnais et j'accepte ma responsabilité comme co-auteur de ces crimes de guerre", a déclaré l'ex-caporal Nestor Gutierrez, premier des militaires à s'exprimer.

"Nous avons assassiné des personnes innocentes (...) Je veux le souligner : ceux que nous avons assassinés étaient de simples paysans", a-t-il reconnu, évoquant "la pression du haut commandement" et ses "exigences de résultat".

Autre mis en cause, le colonel Rubén Castro a reconnu l'existence d'une "bande criminelle" parmi ses hommes "créée dans le seul but d'augmenter" les pertes. Il a demandé pardon pour avoir exigé l'assassinat de "bonnes personnes".

Les accusés ont tour à tour précisé les circonstances dans lesquelles ils ont assassiné ces hommes, pour la plupart âgés de 25 à 35 ans, des paysans séquestrés ou des jeunes trompés par des promesses de travail.

Ils étaient ensuite exécutés dans une ferme voisine de la caserne d'Ocaña ou alentour. Une pratique motivée par une "politique institutionnelle de l'armée consistant à comptabiliser les corps" pour gonfler ses résultats dans la lutte contre les guérillas, a fustigé la juge Diaz qui préside l'audience.

Breloques et promotions

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Des familles de victimes écoutent les dépositions d'anciens soldats de l'armée colombienne lors d'une audience de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) à Ocana, en Colombie, le 26 avril 2022

En échange, les soldats recevaient primes, permissions, promotions et médailles, a expliqué la magistrate.

"Je vous demande de réhabiliter le nom de nos proches (...). Ils étaient des paysans qui travaillaient honnêtement, non des criminels ou des guérilleros", s'est émue Eduvina Becerra, compagne d'un des agriculteurs assassinés.

"L'armée nous trompait, ils ont tué nos frères, nos fils", a dénoncé Sandra Barbosa, s?ur d'une autre victime.

Selon la JEP, quelque 6.400 civils ont été exécutés entre 2002 et 2008 dans le pays en échange d'avantages matériels pour les militaires. A ce jour, une vingtaine d'entre eux ont reconnu leur responsabilité dans ces crimes.

Le haut commandement militaire et l'ex-président de droite Alvaro Uribe (2002-2008), alors à la tête du pays, ont toujours démenti une action systématique, parlant de "cas isolés".

La JEP juge les pires crimes du conflit qui a duré plus d'un demi-siècle et fait neuf millions de morts, disparus, kidnappés, mutilés et déplacés.

Selon l'accord de 2016, ceux qui avouent leurs crimes et allouent des réparations à leurs victimes bénéficieront de peines alternatives à la prison.

En janvier, huit anciens chefs des FARC, qui ont reconnu leur responsabilité, ont été inculpés pour l'enlèvement de 21.396 personnes.

Les premières sentences sont attendues courant 2022.