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Ludmila Oulitskaïa : « Les dissidents de la période soviétique sont aujourd’hui présentés comme des démons »

A Moscou, la romancière russe évoque la situation intellectuelle et politique dans son pays.

Propos recueillis par  (correspondante à Moscou)

Publié le 11 juin 2014 à 01h25, modifié le 17 mars 2023 à 17h47

Temps de Lecture 10 min.

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La romancière russe Ludmila Oulitskaïa explique pourquoi elle a choisi, dans Le Chapiteau vert, de revenir sur le rôle des dissidents soviétiques, aujourd’hui pointés du doigt comme « des démons » par le pouvoir en place. Brossant un tableau sans complaisance de la Russie actuelle, elle rappelle le rôle crucial des écrivains « témoins authentiques de leur époque ».

Pourquoi les dissidents et le mouvement de la dissidence sont-ils de moins en moins respectés en Russie ?

Le mouvement de la dissidence appartient à l’histoire. Ses rangs étaient diversifiés mais il s’agissait avant tout d’un mouvement dirigé contre le pouvoir soviétique. Or, que voit-on aujourd’hui ? Les dirigeants actuels font tout leur possible pour rétablir les fondements idéologiques du pouvoir soviétique et discréditer la dissidence.

Le nom de l’académicien Andreï Sakharov est délibérément effacé de l’histoire du pays. Le second idéologue du mouvement, Alexandre Soljenitsyne, qui, avec L’Archipel du goulag, a détruit le mur du silence autour de la répression stalinienne, est utilisé par les dirigeants en place exclusivement au service de leurs intérêts. Sa personnalité, son engagement patriotique, servent à assouvir leurs ambitions impériales tandis que son appel à « vivre sans mensonges » est complètement ignoré.

Les dissidents n’ont jamais voulu accéder au pouvoir. Après l’effondrement de l’URSS, survenu non pas à cause de la dissidence mais en raison du caractère non viable de l’économie socialiste, les anciens communistes, une fois débarrassés de leurs cartes du Parti, ont repris les commandes. Dans les années qui ont suivi la fin de l’URSS, tous ces anciens cadres n’ont pas été écartés. Suite à des intrigues, un représentant du KGB [police politique soviétique et services secrets], l’organisation visée par l’Archipel du Goulag, est devenu l’héritier de Boris Eltsine [premier président de la Russie postsoviétique de 1991 à 1999]. Les dissidents, eux, ont été montrés du doigt comme les responsables de l’échec de la démocratisation du pays. L’idée a bien pris. Une fois les coupables désignés, l’opinion publique était toute prête à acquiescer.

Qu’est ce qui vous a incité à écrire « Le Chapiteau vert », à revenir sur le mouvement dissident de l’époque soviétique ?

C’est venu le jour où j’ai découvert que la jeunesse éduquée et évoluée percevait les dissidents comme les responsables de tous les maux de la Russie post-soviétique. Je me suis demandé pourquoi. Pourquoi la première génération à avoir réalisé qu’il était honteux de vivre dans la peur, à avoir pris conscience du fait que l’absence de libertés altère l’âme humaine et la société, est désignée du doigt par les héritiers comme celle qui a détruit un grand pays ?

Pour moi, cette erreur de jugement, présente dans tous les esprits, est à mettre au compte de la machine de propagande. C’est aussi ce qui m’a poussée à l’écriture du Chapiteau vert. C’est un peu comme un devoir de vérité envers les dissidents qui nous sont présentés aujourd’hui comme des démons.

Vos romans sont parmi les plus lus en Russie, votre parole est respectée, comment percevez-vous votre rôle d’écrivain ?

La Russie s’est toujours perçue comme un pays intrinsèquement littéraire. Malgré sa perte de vitesse, la littérature continue d’exercer un fort pouvoir d’attraction sur la population éduquée. L’un des personnages principaux du Chapiteau vert est d’ailleurs un professeur de lettres. Pour lui, seule la littérature peut montrer à une jeune âme le vecteur de l’existence, lui faire découvrir le sens des choses, lui dévoiler l’échelle des valeurs.

Pour ma part, je suis tombée très jeune sous l’influence des auteurs russes. Je me rends compte aujourd’hui combien Pouchkine, Tolstoï et Tchekhov m’ont protégée de la triste propagande soviétique. C’est l’unique antidote face à la propagande, devenue totale dans le monde actuel.

L’écrivain russe d’aujourd’hui n’est pas dans une position facile, il a derrière lui toute cette géniale production littéraire. C’est comme si les grands écrivains du passé paralysaient leurs homologues contemporains. Au-delà de cette sensation permanente d’incommensurabilité, un petit coup de pouce nous est donné par la métaphore du philosophe français du XIIe siècle Bernard de Chartres : « Nous sommes assis comme des nains sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir davantage de choses qu’eux et plus loin qu’eux. Non certes à cause de l’acuité de notre propre vue ou de la hauteur de notre propre corps mais parce que nous sommes élevés à une dimension gigantesque. » Nous, écrivains contemporains, nous voyons un tout petit peu plus loin que l’horizon par rapport à nos prédécesseurs, précisément parce que nous nous sommes nourris de leurs mots, parce que nous avons assimilé leur enseignement.

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Les hommes politiques mentent, les historiens réécrivent parfois l’histoire selon le bon vouloir des puissants, en revanche les écrivains sont des témoins authentiques de leur époque. Les informations fiables sont à chercher dans la littérature, les meilleurs diagnostics sont ceux des écrivains. Personnellement je ne ressens aucune espèce de responsabilité, je suis juste reconnaissante du bonheur que me donne l’écriture.

Pourquoi l’intelligentsia russe, qui a toujours joué un rôle important sur la voie à suivre, reste-t-elle muette sur ce qui se passe en Ukraine ? Comment expliquer un tel manque d’empathie ?

Je ne suis pas d’accord. Je viens de terminer un livre à la mémoire de Natalia Gorbanevskaïa, la femme qui, au moment de l’envoi des troupes soviétiques à Prague en 1968, se rendit avec quelques proches sur la Place Rouge pour manifester. Ils portaient une pancarte qui disait : « Pour votre liberté et pour la nôtre. » Ces courageux manifestants n’étaient pas plus de sept à l’époque !

Mais si vous prenez la manifestation qui s’est tenue à Moscou le 15 mars contre la guerre en Ukraine, des dizaines de milliers de personnes sont sorties dans la rue avec leurs banderoles. L’une d’elle disait : « Ukraine, pardonne-nous ! » Dire qu’il s’agissait d’une manifestation de l’intelligentsia serait inapproprié mais il y avait là pas mal de chanteurs, des acteurs, des écrivains, des scientifiques. Toutes les personnes présentes étaient aussi contre la captation de la Crimée par la Russie ; malgré cette protestation, le rattachement a eu lieu.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés En Russie, sur la question ukrainienne, le choc des générations

La prise de la péninsule, une opération éclair, organisée de façon magistrale et totalement hors la loi, a fait jubiler la population. Des millions de Russes ont salué ce retour. L’opération elle-même a propulsé le président Vladimir Poutine à un niveau de popularité jamais atteint auparavant. La protestation antiguerre de l’intelligentsia a donc complètement échoué. Pire encore, dans les milieux artistiques et littéraires, des dissensions sont apparues à ce propos.

La Crimée est un point de fracture au sein de l’intelligentsia. Comme les intellectuels ne vivent pas isolés, le conflit qui fait rage en Ukraine, surtout à l’Est, a des répercussions douloureuses sur la société russe et sur eux. Le gouvernement russe refuse de considérer la demande de l’intelligentsia de cesser les ingérences dans la vie politique de l’Ukraine.

Alors qu’une large partie de la population se réjouit du rattachement de la Crimée à la Russie et espère que l’est de l’Ukraine suivra le même chemin, une petite poignée d’individus, opposés à la ligne officielle, est dénoncée comme des « nationaux traîtres » [L’expression, employée à l’époque des purges staliniennes, a été ravivée par Vladimir Poutine dans son discours du 18 mars au Kremlin]. Ne nous jetez pas la pierre, nous sommes peu nombreux mais nous existons.

Quel est votre lien avec la Crimée ?

J’aime passionnément la Crimée. Les sœurs de ma grand-mère y vivaient. Dès l’enfance je suis tombée amoureuse de cette terre. L’action de mon premier roman, Médée et ses enfants (Gallimard, 1 998), se déroule précisément en Crimée et l’héroïne est une Grecque de Tauride [nom donné par les Grecs à la presqu’île].

Je voudrais que cette terre ancestrale soit foulée par tous les peuples qui l’ont habitée. Je voudrais que le gouvernement de Crimée soit soucieux de cet endroit, qu’il ne permette pas son appauvrissement. Il doit faire en sorte que les vignes y poussent à nouveau, que les brebis paissent dans les montagnes. En toute franchise, il m’est égal que la Crimée dépende de tel ou tel Etat. Je voudrais simplement que le transfert se fasse de façon légitime et non pas par la force et la filouterie. Je crains pour ma part que ni la Russie, ni l’Ukraine ne soient capables de parvenir à un tel résultat.

Vous étiez le 24 avril à Kiev avec de nombreux intellectuels aux côtés de l’ancien prisonnier politique russe Mikhaïl Khodorkovski pour une « main tendue » vers la société civile ukrainienne. Cette rencontre a-t-elle abouti ? Y a-t-il quelque chose à sauver dans les relations russo-ukrainiennes ?

J’ai beaucoup de respect pour Mikhaïl Khodorkovski, pour son action en faveur de cette rencontre à Kiev qui s’est avérée très utile pour maintenir des liens entre Russes et Ukrainiens. Toutefois je pense qu’elle a été plus utile à la partie russe. Pourquoi ? Parce que nous avons pu constater que si nous étions en effet très peu nombreux, nous avions le mérite d’exister. Nous avons compris qu’ensemble, avec les collègues ukrainiens, nous pouvions trouver des solutions à nos problèmes, mieux nous comprendre. Tout ceci, nos dirigeants sont incapables de nous le donner.

Pas facile d’appréhender ce qui se passe actuellement entre la Russie et l’Ukraine. Une chose est sûre, il ne s’agit pas d’un film en noir et blanc, la couleur est partout. Seulement, les médias russes déforment ce qui se passe en Ukraine. S’informer de façon objective est tout bonnement impossible. Nous avons battu le record mondial du mensonge. Ainsi, avons-nous récemment appris que les images d’un enfant blessé, puis d’une femme gisant dans une mare de sang, présentées par certains médias comme la preuve de la barbarie militaire ukrainienne à Donetsk, avaient été prises, la première en Syrie, la deuxième au Venezuela. Détournées, ces images sont censées alimenter la haine entre les forces russes et ukrainiennes. Cette propagande est d’une efficacité redoutable.

Nous sommes en train d’assister à une manipulation sans précédent de la conscience collective. La responsabilité des journalistes n’a jamais été aussi grande, surtout pour ceux qui essaient de respecter une certaine objectivité malgré les pressions des dirigeants. Certains sites d’informations ont été fermés, les blogueurs sont étroitement contrôlés, la liberté d’expression est étouffée comme jamais ces derniers vingt ans.

Etre un journaliste honnête relève aujourd’hui de l’exploit. Beaucoup se sont fait taper sur les doigts. L’événement le plus choquant reste l’arrestation en Crimée [en mai 2014 et libéré en septembre 2019] du réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, transféré secrètement dans une prison moscovite et inculpé de terrorisme, une affaire montée de toutes pièces. Son avocat a dû signer une lettre selon laquelle il ne communique pas sur le dossier. Est-on en train d’assister au retour des procès à huis clos ?

La situation est difficile dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine. Il faudra du temps, beaucoup de temps avant que l’Ukraine ne parvienne à maîtriser ce fléau et ne revienne à de meilleures relations avec la Russie. A mon grand regret, l’Etat russe est responsable de cette situation.

Que pensez-vous de l’apparition, ces derniers temps, dans la langue russe de mots et de tournures fortement idéologisées, telles le « national-traître », la « junte de Kiev », les « bandes fascistes », etc. ?

Vous avez oublié la « cinquième colonne ». Ces termes ne sont pas spécifiquement liés à l’histoire russe, il s’agit d’une rhétorique qui est un pur produit de la globalisation. Nous avions, à l’époque stalinienne une expression bien à nous, celle d’« ennemi du peuple ».

Petit à petit, l’esprit du stalinisme revient, par exemple on a introduit le terme « agent étranger », utilisé dès qu’une organisation non gouvernementale (ONG) reçoit des fonds de l’étranger. Il est proposé à ces ONG de s’enregistrer auprès de l’administration en tant qu’« agents étrangers ».

L’association Memorial [pour la défense de la mémoire du goulag et des droits de l’homme, fondée par Andreï Sakharov après son retour d’exil en 1988] a été la première concernée. L’étape suivante pourrait être une loi qui forcerait toutes ces ONG à fermer leurs portes. La campagne de propagande à laquelle nous assistons en ce moment est une plateforme idéale pour préparer une telle loi.

Pendant des siècles, la Russie a oscillé entre ouverture et isolement. Est-on en train de revenir à une Russie qui se détourne de l’Occident ? Quelle pourrait être sa voie ?

Je ne peux pas vous répondre. Il y a une longue histoire en Russie de concurrence entre deux traditions différentes : les « occidentalistes » et les « slavophiles ». Je ne pouvais pas supposer que les slavophiles allaient conduire notre pays aussi loin vers l’Est. Le choix « chinois » pourrait mener à l’autodestruction de la Russie. Je ne suis pas une politicienne, mais pour être tout à fait franche, la politique menée actuellement par l’Union européenne ne me séduit pas non plus.

Je ne pense pas qu’il s’agisse pour la Russie de faire un choix entre l’Europe et l’Asie, il s’agit plutôt du choix d’une vision d’un monde bipolaire, qui me paraît dangereuse du point de vue de la survie de l’espèce humaine.

Vous avez dit un jour dans une interview que la jeunesse russe est obéissante, prête aux compromis, notamment matériels et financiers. Est-ce là son principal problème ?

Je ne me souviens pas avoir dit exactement cela. J’aime la jeunesse, en tout cas les jeunes avec lesquels je communique. En ce qui concerne cet empressement à faire n’importe quoi pour de l’argent, cette tentation concerne tout le monde, à l’Ouest comme à l’Est, les jeunes comme les vieux. La Russie n’a rien d’une exception, la dégradation morale touche aussi les Américains, les Français, les Chinois. Elle est comme la grippe, elle ne connaît pas de frontières.

Vous dites que la dissidence était « une école de sortie de la peur totale ». Pourriez-vous expliquer à quelle peur vous faites allusion ? Est-ce que cette peur revient aujourd’hui ?

En Russie, la parole coûte très cher, une interpellation, un passage a tabac, un emprisonnement. Quand quelqu’un dit : « Je ne soutiens pas la politique de notre Etat », il risque sa liberté. La liberté dont parlent les philosophes et aussi la liberté quotidienne, quand la milice débarque au milieu de la nuit pour te mettre les menottes aux poignets pour avoir participé à une manifestation pacifique. Ça fait peur.

Hormis les acteurs et les chanteurs, nombreux sont ceux qui sortent dans les rues pour exprimer leur mécontentement. Avons-nous le droit de juger ceux qui ne le font pas ? La peur est un sentiment humain très compréhensible. Mais il ne faut pas oublier que la plupart des représentants de la jeune génération ont des grands-parents, voire des parents qui ont connu les camps staliniens. En Russie, la peur est dans le sang ! Les dissidents ont été les premiers à tenter de nous en débarrasser, merci à eux.

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