Sexe, mensonges et EPO : le destin bousculé de l'athlète Ophélie Claude-Boxberger 

Ophélie Claude-Boxberger faisait partie des grands espoirs de l’athlétisme français, avant d’être contrôlée positive à l’EPO en 2019. Depuis ce jour, elle clame son innocence et crie au complot en accusant son ex-beau-père et entraîneur. Hugo Wintrebert a enquêté sur une affaire vertigineuse où se mêlent gloire, jalousie et même accusations de viol.
Sexe mensonges et EPO  le destin bouscul de l'athlète Ophlie ClaudeBoxberger
Derajinski Daniel

Pour elle, la fin du monde a déjà eu lieu. Le 5 novembre 2019, sur les coups de 7 h 30, Ophélie Claude-Boxberger est en train de finir la vaisselle du petit-déjeuner quand on frappe à sa porte. Contrôle antidopage, imagine-t-elle. Encore un médecin avec sa petite mallette et son regard ensommeillé venu le temps de prélever un peu de sang et d’urine. La routine pour une athlète de haut niveau, spécialiste de la course de demi-fond avec obstacles, le 3000 mètres steeple. Devant la porte, elle reconnaît deux dirigeants de l’agence française de lutte contre le dopage. Bizarre. Elle les fait entrer, ils s’installent autour de la table de la salle à manger, puis sortent d’épais dossiers. L’un d’eux se met à lire un procès verbal. Une suite d’articles de lois, des formules juridiques alambiquées et, à la fin, cette sentence lapidaire : « Vous avez été détectée positive à l’EPO lors d’un contrôle réalisé à votre domicile le 18 septembre », soit une semaine avant de partir aux championnats du monde de Doha. Elle encourt quatre ans de suspension. Pas le temps de cogiter. Déjà des gendarmes débarquent pour la perquisition. Durant quatre heures, ils fouillent tout, du congélateur à la litière des chats, à la recherche de seringues et de flacons. Ils ne trouvent rien, repartent quand même avec des téléphones et des ordinateurs. La sportive, elle, jure qu’il s’agit d’une erreur. Pourquoi s’injecter un produit illégal à la veille d’un championnat du monde où elle était certaine d’être contrôlée? « Je n’ai rien dit, se rappelle-t-elle. J’étais sous le choc. » Elle me reçoit un après-midi pluvieux de mai dans sa maison de Montbéliard, cachée entre une zone pavillonnaire et des immeubles défraîchis. Escalier en pierre, grenier plein d’appareils de musculation et de trophées, jardin avec piscine, jacuzzi, sauna extérieur. Depuis deux ans, elle sort à peine de cette prison dorée, hormis pour s’entraîner. « Il n’y a qu’en courant que j’oublie », glisse-t-elle d’une voix mal assurée. Aujourd’hui, elle ne se bat plus contre un chronomètre mais contre l’opprobre. Son histoire a dépassé les colonnes des journaux sportifs pour se poursuivre devant les tribunaux. Elle sait ce qu’on dit à son sujet : elle serait une tricheuse doublée d’une manipulatrice de génie. Elle se voit surtout en fille maudite : une sportive au parcours chaotique qui a tout sacrifié, victime d’un entourage vénéneux et d’un homme capable du pire par jalousie. Qui croire ? Le 7 avril 2021, la commission des sanctions de l’agence antidopage l’a condamnée à deux ans de suspension, reconnaissant « un contexte particulier ». Mais comme elle est interdite de course depuis 2019, elle pourrait en théorie reprendre la compétition ce mois-ci. 

Rien n’a été simple dans la vie d’Ophélie, même pas les premières semaines. Elle est née le 18 octobre 1988 mais son père a attendu sept jours avant de la reconnaître. Être la fille de Jacky Boxberger n’était pas un cadeau. « Box », ancien ouvrier de Peugeot devenu roi du demi-fond dans les années 1970, était aussi un coureur de jupons à la vie sentimentale trépidante. Il collectionnait les conquêtes, refusait de s’attacher, a eu quatre enfants de trois femmes différentes, mais seul le petit dernier, Jérémy, semblait trouver grâce à ses yeux. Dans les années 1990, Ophélie est une gamine solitaire. De son père, elle ne connaît que la légende. Sa mère, Sylvie Claude, est une employée de mairie peu présente à la maison. Alors la fillette s’évade dans le sport. Danse, équitation, gymnastique... elle aime la compétition, enchaîne les succès: « J’avais besoin qu’on me remarque pour ne pas être oubliée. » Elle se met à courir elle aussi et remporte les cross scolaires les uns après les autres. Un jour, elle veut faire la surprise à ce père indifférent en s’inscrivant dans le même club que lui. Mais elle n’aura pas le temps de l’impressionner : le 9 août 2001, il meurt, à 52 ans à peine, lors d’un safari au Kenya. Un éléphant l’a repoussé d’un coup de trompe fatal. À son enterrement, toutes les femmes de sa vie défilent dans une mise en scène digne de Truffaut. La belle image va vite se brouiller. Trois semaines plus tard, Ophélie entame une démarche auprès des services de l’état civil afin d’accoler le patronyme de son père, Boxberger, à celui de sa mère, Claude. La dernière femme de Box, Flora Carillon, s’y oppose : « Ophélie n’avait jamais fait partie de notre famille », me dit-elle sans ménagement. L’affrontement est brutal. Ophélie et le fils de Flora, Jérémy, ont le malheur d’être tous les deux des grands espoirs du club de Montbéliard. Très vite, chacun reproche à l’autre de lui faire de l’ombre. « Flora rayait mon nom des listes de départ et se mettait dans les tribunes pour me dénigrer », raconte Ophélie. Elle l’entend parfois hurler : « Ça ne peut pas être la fille de son père. Regardez comme elle est moche. » En 2010, une compétition de demi-fond baptisée « meeting Jacky Boxberger » vire au pugilat. Flora Carillon enrage de voir la silhouette de sa belle-fille sur les affiches. Les organisateurs reçoivent des lettres d’huissiers et la compétition doit être renommée. Ophélie aussi veut connaître la gloire des stades, être regardée avec admiration. Elle est prête à y consacrer sa vie. 

Un homme va la prendre sous son aile. En 2002, Alain Flaccus a 54 ans, un passé d’ancien sprinteur, une mémoire encyclopédique capable de citer tous les podiums des grandes compétitions. C’est pour lui un honneur d’entraîner la fille de « Box ». Les deux hommes travaillaient ensemble à l’usine Peugeot de Sochaux. Il va donner à la jeune coureuse la considération qu’elle n’a jamais eue, se montrant tout aussi attentionné avec sa mère. Au fil des années, la frontière entre le privé et le sportif s’estompe. En février 2002, l’entraîneur entame une relation avec Sylvie Claude. À chaque compétition, le mentor et beau-père dort dans la même chambre d’hôtel que son athlète de 14 ans, et ça n’étonne personne. Flaccus, qui a quarante ans de plus qu’elle, est un homme protecteur, estiment certains membres du club, presque un père de substitution. Que se passe-t-il pendant ces nuits ? Aujourd’hui, la coureuse rapporte des scènes glaçantes. Les yeux embués, elle parle d’un homme prétextant une aversion pour le port du pyjama pour dormir nu à son côté. Elle évoque des massages qui dérapent, des attouchements, la peur avant chaque course (autant d’allégations que Flaccus a toujours contestées)... À l’écouter, la jeune fille se serait retrouvée coincée dans un conflit de loyauté. Elle avait envie de tout raconter mais refusait de faire souffrir sa mère. « Elle savait forcément... Elle n’a rien dit. » L’ado se réfugie dans le silence mais son corps se met à parler: elle saute les repas, ne veut plus s’alimenter. Un soir, c’en est trop. En marge d’une compétition, elle se confie à un entraîneur sans nommer son agresseur. « Sa réaction a été d’en parler à Alain Flaccus, qui l’a aussitôt coupé sur le thème : “Tu sais, elle dit beaucoup de choses... Il ne faut pas l’écouter.” » 

Une rencontre va la défaire de ce qu’elle nomme « l’emprise ». Lors d’un meeting, elle croise Laurent Fleury, à peine trois ans de plus qu’elle, beau gosse spécialiste du 400 mètres haies. Coup de foudre. Voyant sa belle-fille lui échapper, Flaccus tente de s’excuser: « Je me suis conduit comme un imbécile quand je te masse par exemple, car pour moi ce sont des caresses dans ma tête mais de vrais massages pour toi, lui écrit-il dans un e-mail envoyé le 14 janvier 2007. Parfois mes mains dérapent un peu et c’est un simple mais grand bonheur même si je ne vais pas plus loin. Lorsqu’on dort ensemble (peut-être plus?), ne dis pas que physiquement je ne suis pas en émoi. Quel homme ne le serait pas? » Il ne le sait pas mais Laurent Fleury tombe sur leur échange. Insultes, coups de poing sur la piste d’entraînement... Le club convoque un conseil de discipline. Le nouveau compagnon explique la raison de son emportement. Le président du club est contraint de signaler les faits auprès du procureur de la République de Montbéliard. Ophélie Claude-Boxberger, elle, dépose plainte. « Il n’y a eu que des écrits, pas d’attouchement ni de viol, juste un e-mail dans lequel je lui expliquais mes sentiments », se justifiera des années plus tard Flaccus. Devant des responsables du club, il reconnaît quand même des gestes « dépassant le cadre d’un entraîneur ». Il avoue aussi avoir montré des vidéos pornographiques à sa protégée quand elle avait 15 ans, « mais dans l’idée de faire son éducation sexuelle ». L’ennui, c’est qu’au moins deux autres filles rapportent des histoires similaires. « C’était le spécialiste pour vérifier si l’eau dans le vestiaire des femmes était assez chaude », m’a confié un ancien pilier du club. Malgré ces témoignages, l’affaire divise le microcosme sportif de Montbéliard. On entend les mêmes insinuations : Ophélie ne serait-elle pas une « croqueuse d’hommes » ? « On m’a dit plusieurs fois: “Toi, tu casses les pieds avec tes histoires” », se souvient-elle. D’ailleurs, en septembre 2011, la plainte est classée sans suite. La parole d’une jeune femme de 18 ans ne fait pas le poids face à celle d’un coach chevronné. Celui-ci voit tout de même sa licence d’entraîneur suspendue. Mais la mère d’Ophélie refuse de rompre avec lui. 

La Machine

Encore une fois, Ophélie se retrouve seule. Heureusement, il y a Laurent. Avec lui, elle enchaîne deux séances quotidiennes de deux heures, court parfois plus de 150 kilomètres par semaine. Elle s’entraîne tous les jours, par tous les temps, même les dimanches, même les durs matins d’hiver quand les forêts du Doubs se couvrent de givre. Le demi-fond est cette discipline ingrate où il faut accoutumer son corps à une intense souffrance, avaler les kilomètres jusqu’au dégoût et compléter avec du renforcement musculaire. Ophélie va ainsi devenir cette sportive ultra-rigoureuse, obnubilée par le chronomètre, surnommée, en équipe de France, « la machine ». Toujours, son corps l’obsède. Elle se pèse cinq fois par jour, se fait vomir au moindre écart. Jamais de soirée, jamais d’excès. « Souvent, les gens me disent que j’ai une vie chiante. » Ces sacrifices en valent la peine, se convainc-t-elle. Elle collectionne les titres de championne de France du 800 et du 1 500 mètres. Ses temps prometteurs lui laissent entrevoir des podiums européens et peut-être mieux, qui sait? Sur une course, tout peut arriver. L’Est républicain puis L’Équipe s’intéressent à elle. À chaque fois, la presse raconte l’histoire de la fille de champion qui court dans les pas de son père, comme si l’endurance et la gagne étaient héréditaires. « C’est quelqu’un de doué mais de très tourmenté, m’explique le président du club de Montbéliard. Elle n’est jamais sûre d’elle, demande toujours à tout le monde comment elle est dans le virage ou dans la dernière ligne droite. » Elle révèle une jalousie maladive envers ses concurrentes. Avec Laurent Fleury, elle forme un couple volcanique qui règle ses comptes sur la piste d’entraînement, prenant tous les licenciés à témoins. 

L’athlète se montre aussi indécise sur le plan sportif. Elle s’aligne sur des 400 mètres haies mais finit par se spécialiser en 3000 mètres steeple. « Ce n’est pas comme ça qu’on atteint le très très haut niveau », tance Patrice Gergès, ancien directeur technique national de la Fédération française d’athlétisme. Mais voilà : elle veut être la meilleure en tout, sur la piste comme dans les études. Après un bac S avec mention, elle devient professeure d’EPS et obtient un master à l’université de Besançon, sans oublier d’être une pianiste accomplie. Elle commence ses journées à 5 heures et les termine à 23. Quand elle arrive en compétition, elle est souvent épuisée. En 2015, la championne court après une qualification aux mondiaux de Pékin en 3 000 mètres steeple. La fédération française ne sélectionne que des athlètes capables de figurer parmi les 16 premiers de la planète. Ophélie compte sur une compétition à Monaco pour obtenir le chronomètre requis – moins de 9 minutes 36 –, mais on lui refuse l’accès au meeting : les organisateurs ont préféré sélectionner deux coureuses plus jeunes. Moment de panique. Elle saute dans une voiture pour participer au meeting de Ninove en Belgique. Là-bas, poussée par l’énergie du désespoir, elle explose son record: 9 minutes 35. C’est bon ? Non, répond la fédération: la date limite pour se qualifier est dépassée de deux jours. Elle va jusqu’à solliciter Pierre Moscovici, ancien député du Doubs, pour qu’il use de son entregent. Rien n’y fait. Le sport de haut niveau sait se montrer cruel. Surtout quand, la saison suivante, une légère entorse à la cheville la prive d’une participation aux championnats d’Europe d’Amsterdam. Quelques semaines plus tard, elle manque de réaliser les minima pour les jeux de Rio, pour neuf minuscules dixièmes de seconde. Sa progression est constante mais trop lente. Elle a 28 ans déjà, l’apogée d’une carrière pour la plupart des coureuses de demi-fond. Mais elle semble condamnée à l’anonymat des meetings de second rang. Professeure d’EPS à mi-temps, elle émarge à 1200 euros par mois plus 5000 euros versés chaque année par la ville de Montbéliard et la région, et 6000 euros de son sponsor, Adidas, dont il faut soustraire le prix des nombreux déplacements. Suffisant pour sa vie ascétique ; ridicule au regard de la carrière qu’elle s’imaginait. Ses rêves s’éloignent. Elle s’embourbe dans une lourde dépression, rompt avec Laurent, décide de travailler seule. Comme thérapie, elle redouble l’intensité de ses entraînements et passe des nuits entières dans une tente hypoxique, raréfiant l’oxygène pour stimuler la production de globules rouges. Mais personne ne l’attend plus. En 2018, pourtant, elle se relève : une victoire à la Prom’classic à Nice, une honorable 9e place sur 3000 mètres steeple au championnat d’Europe de Berlin et surtout un triomphe aux 20 kilomètres de Paris, trente-six ans après son père. Le clin d’œil de l’histoire est sa plus belle récompense. « J’ai terminé les derniers mètres en larmes. » De joie, cette fois. 

Elle sent les regards changer. Un mélange de considération et de suspicion. L’athlétisme fait partie de ces sports où chaque victoire s’accompagne de doutes. Les contrôles antidopage redoublent. Certains week-ends, elle subit trois prélèvements sanguins. En octobre 2018, elle s’en inquiète auprès du respecté médecin de la fédération, Jean-Michel Serra. Celui-ci demande par e-mail à l’agence de lutte contre le dopage pourquoi les contrôles d’Ophélie sont si fréquents. Aucune réponse. Malgré les victoires, le mental de l’athlète demeure fragile. Elle ne supporte plus la solitude de son pavillon. Après dix Noël passés loin de sa famille, elle décide de renouer avec sa mère qui est toujours avec Flaccus. « Il m’a appelé un jour en me disant: “Je suis désolé. J’ai conscience du mal que j’ai fait, mais si tu veux, je peux t’aider” », se rappelle-t-elle. Son beau-père propose de l’accompagner à vélo lors de ses entraînements. « Il ne m’entraînait pas; il servait juste d’assistant. Si j’avais trop chaud, il me donnait un bidon d’eau... » 

Rhum et anxiolytiques 

Fréquenter celui qu’elle accusait de viol dix ans plus tôt ne va pas de soi et elle le sait: « C’est fou, ça me faisait vraiment mal. » Elle décide de consulter un psychiatre qui lui prescrit des anxiolytiques et des antidépresseurs. Certains soirs, elle en prend des poignées entières mélangées avec du rhum. « Je voulais arrêter de penser. » Trois fois, elle termine aux urgences. Forcément, la saison 2019 démarre mal. En avril, nouveau coup du sort : le fameux e-mail de Jean-Michel Serra, envoyé six mois plus tôt, fuite dans la presse. Nouveaux soupçons. Pourquoi un médecin fédéral écrit-il à l’agence antidopage pour défendre une athlète ? Demande-t-il un traitement de faveur ? Et puis, il y a ces rumeurs de liaison entre elle et lui, son aîné de vingt-cinq ans. Oui, ils entretiennent bien une relation, avouent-ils, mais elle a commencé en mars et pas avant. « En 2018, je l’appelais “monsieur” dans mes messages, soutient Ophélie. C’est la preuve qu’on n’était pas ensemble. » Jean-Michel Serra le jure : il aurait fait la même chose pour n’importe quel athlète de l’équipe de France. Il reçoit tout de même un blâme pour ne pas avoir prévenu sa hiérarchie avant d’envoyer l’e-mail. Pour se défendre, la coureuse publie sur les réseaux sociaux des photos d’elle avec une pancarte « I run clean ». C’est l’effet inverse qui se produit : les internautes tournent les images en dérision. Pour ne rien arranger, sa santé se dégrade : une hémorragie gastrique la surprend pendant les championnats de France où elle doit se contenter d’une troisième place. Sa qualification pour les mondiaux de Doha n’est pas assurée. La fédération lui demande de prouver sa motivation lors d’un stage d’un mois à Font-Romeu, dans les Pyrénées Orientales. Elle accepte à contrecœur. Pourquoi l’envoyer à 2 000 mètres d’altitude quand une compétition au Qatar demande d’habituer son corps à une chaleur intense ? « C’était une manière de la détruire », affirme Jean-Michel Serra. En plus, elle n’a pas de voiture et elle se voit mal passer un mois seule dans une station de sport d’hiver en été. Alain Flaccus propose de l’accompagner. L’histoire semble bégayer : ils se retrouvent dans le même logement, mais dans des lits séparés. L’ambiance est pénible. Quand Jean-Michel Serra vient lui rendre visite, Alain Flaccus explose. « Il m’a déchiré une robe, balancé un bouquet de fleurs et n’arrêtait pas de me répéter: “Qu’est-ce que tu fous avec un vieux?” » assure Ophélie. Mais quand Serra repart, elle accepte d’être massée par son ancien agresseur. « Il n’y avait pas de staff médical et j’avais les ischio’ [les muscles des cuisses] et tout le bas du dos enflammés. Au départ, il utilisait une machine et il ne me touchait pas. Mais ça endormait les muscles et, à la fin, il me massait à la main. » Après un mois d’un stage harassant, on lui accorde enfin son ticket pour Doha. Au Qatar, des membres de la délégation française cherchent à en savoir plus sur sa relation avec Jean-Michel Serra. Ils sont scrutés, pris en photo... Leur couple fait ricaner. 

Ophélie a le sentiment d’être maltraitée par les entraîneurs de l’équipe de France. L’un d’eux lui ordonne de courir sous 40 °C quand ses concurrentes ont droit aux salles climatisées. Le jour de son entrée en compétition, elle se présente, hagarde, sur la ligne de départ, court au ralenti comme dans un cauchemar. Elle est très vite distancée et termine dernière de sa série. Le rêve a viré à l’humiliation. Elle est inconsolable et passe la soirée à errer entre les gratte-ciel de Doha. Le lendemain, sur un coup de tête, elle publie des photos de son couple sur Instagram. La fédération la prie de supprimer les clichés et de quitter le Qatar au plus vite. Et deux jours plus tard, exige la même chose de Jean-Michel Serra. « Le corps médical m’a expliqué que ce n’était plus possible de bosser avec lui, se justifie Patrice Gergès, ancien directeur technique national. Ça mettait en difficulté le reste de l’équipe et moi, je ne regarde que l’intérêt de l’équipe de France. » De retour chez elle, la coureuse retrouve la routine de l’entraînement. Aux désillusions succède l’espoir de la prochaine échéance : les jeux Olympiques de Tokyo. Le 5 novembre 2019, Jean-Michel Serra prend le premier train de Montbéliard en direction de Paris. 

Une heure après le départ, son téléphone crépite. « Les gendarmes me préviennent qu’une athlète est contrôlée positive et qu’en tant que médecin fédéral, je dois être auditionné. » La conversation est hachée, il ne comprend pas tout. On lui demande de descendre au prochain arrêt. Le voilà à la gare de Dijon. Deux gendarmes l’emmènent pour l’interroger. Il est sommé d’expliquer ses méthodes de travail. Petit à petit, il comprend qu’il est soupçonné. « À la fin, ils ont pris mes empreintes digitales et une photo de profil, comme si j’étais un terroriste. » Le droit sportif ne connaît pas la présomption d’innocence. L’athlète testé positif doit prouver son « absence de faute », prévient le code mondial antidopage. Si Ophélie Claude-Boxberger nie avoir triché, elle doit expliquer comment une substance interdite a pu se retrouver dans son corps. Elle soupçonne d’abord Serra. Se serait-il trompé lors d’une séance de mésothérapie, ces injections de microdoses de médicaments réalisées pour soigner ses blessures ? Impossible de confondre, jure ce médecin, lui-même passé par l’agence antidopage. Neuf jours plus tard, la coureuse reçoit un appel de sa mère, affolée. Alain Flaccus vient de sortir de chez elle ; il lui aurait tout avoué. « J’ai fait une connerie », aurait-il confessé. 

Le contrôle positif d’Ophélie s’étale dans la presse. Déflagration. Les gendarmes perquisitionnent le siège de la fédération. Son président est convoqué par la ministre des sports. De son côté, Ophélie tente un message sur ses réseaux sociaux : elle demande un peu de patience, assurant que la vérité finira par triompher. « Menteuse », « une honte pour le sport », lui rétorquent des centaines d’anonymes. Cloîtrée chez elle, elle lit chaque commentaire et cesse de s’alimenter. En quinze jours, elle perd 7 kg. Le 29 novembre, elle est placée en garde à vue pendant quarante-huit heures. Aux gendarmes, elle raconte une scène troublante : un soir à Font-Romeu, pendant que son beau-père la massait, elle s’est assoupie, assommée par les somnifères et les tranquillisants, quand elle a soudain ressenti un picotement dans le bas du dos. Et si Flaccus lui avait injecté de l’EPO à ce moment-là? Le 30, l’entraîneur est à son tour entendu par les gendarmes. Coup de théâtre : il reconnaît avoir dopé Ophélie malgré elle. Il explique ce moment de folie par la jalousie qu’il éprouvait à l’égard du docteur Serra. Dans sa logique, les déboires d’Ophélie rejailliraient sur le médecin et sur leur couple. « J’avais du mal à supporter sa relation avec quelqu’un qui pourrait être son père, confie-t-il aux enquêteurs, sans rappeler lui-même son âge. Je trouvais qu’elle perdait sa jeunesse. » 

Il déroule son récit. Un fournisseur d’EPO l’aurait approché aux abords du stade de FontRomeu « vers le 26 ou 27 août ». Rendez-vous une semaine plus tard sur un parking discret à la frontière avec Andorre. Contre 450 euros, deux seringues « cachées dans une glacière orange ». Il aurait attendu qu’elle s’endorme pour la piquer. « C’est allé très vite, raconte-t-il. Je ne sais même pas si j’ai tout injecté. J’ai continué à la masser comme si de rien n’était pendant deux ou trois minutes. » Puis il ajoute: « Ce n’est que le lendemain que j’ai mesuré la bêtise que j’avais faite. Je me suis dit: “Pourvu qu’il n’y ait rien du tout.” » Pas grand monde ne croit à son scénario. Ne milite-t-il pas depuis des années pour l’exclusion à vie des tricheurs ? Et si Flaccus voulait enfin protéger sa belle-fille? Ophélie est suspendue de toute compétition, mais court les médias pour clamer son innocence, au risque parfois de commettre un lapsus : « J’ai toujours lutté contre la lutte antidopage... » lâche-t-elle sur France  3. 

Histoire de marquer ses distances avec son beau-père, elle dépose plainte pour empoisonnement. Flaccus le prend-il mal ? Au début de l’été 2020, il change d’avocat et de version. Il s’était accusé pour sauver la carrière de sa belle-fille. A-t-il pris conscience que ses premières déclarations pouvaient lui valoir trois ans de prison et 45 000 euros d’amende ? De son côté, Ophélie Claude-Boxberger dépose une nouvelle plainte pour viol aggravé. Lundi 15 mars 2021, la commission des sanctions de l’agence antidopage convoque tous les protagonistes dans un amphithéâtre assez grand pour contenir la foule des journalistes. La parole est à l’accusation. L’agence ne croit pas à la thèse de l’empoisonnement. Elle avance la possibilité que l’athlète ait bénéficié d’une cure complète d’EPO. Sa conviction se fonde sur le témoignage d’un expert suisse qui a analysé le prélèvement sanguin effectué sur la sportive lors de son arrivée aux championnats du monde, le 23 septembre 2019. Au vu des résultats, il conclut qu’il est « fortement probable » qu’elle ait reçu de multiples injections. Les avocats de l’accusée minorent le témoignage : voilà un simple avis de médecin, si renommé soit-il. « On a de gros doutes sur cette expertise ordonnée dans des conditions mystérieuses, sans possibilité de demander une contre-expertise », s’agace Me Laurent Clauzon, avocat de la coureuse. Quand elle prend la parole, Ophélie Claude-Boxberger se montre combative, sûre de son fait. Pourquoi aurait-elle eu recours à une substance aussi facile à détecter? Si elle avait voulu cacher quelque chose, il lui aurait suffi de ne pas ouvrir la porte au médecin venu prélever son sang: les athlètes ont droit à trois absences à un contrôle inopiné. En revanche, son phrasé est plus hésitant quand il s’agit d’expliquer pourquoi elle a renoué avec son beau-père, au point de vivre avec lui durant un mois et de solliciter des massages. Je n’avais pas le choix », bredouille-t-elle. 

Alain Flaccus apparaît en visioconférence. Il a demandé une audition à huis clos. Les journalistes sont priés de quitter la salle. L’entraîneur, mal à l’aise, fait souvent répéter les questions. À côté de lui, son avocat semble souffler les réponses. L’histoire de l’empoisonnement serait une fable imaginée par sa belle-fille dix minutes avant le début de sa garde à vue. Et ses aveux à la mère d’Ophélie, quelques jours plus tôt ? « Je suis venu dire à Sylvie ce que j’avais fait », lance-t-il à l’assemblée, sans s’apercevoir de la maladresse de son propos. L’avocate de l’athlète le reprend de volée: « Depuis un an et demi, ma cliente n’a pas varié d’un iota dans ses déclarations; de l’autre côté vous avez une girouette. » L’agence n’en démord pas et demande huit ans de suspension pour Ophélie. «Et pourquoi pas la peine de mort? » répond-elle en lançant un regard assassin. La décision tombe trois semaines plus tard: deux ans de suspension. Il n’y a pas de preuve irréfutable, note la commission des sanctions, juste un principe à appliquer: tout sportif est responsable des substances présentes dans son organisme. La décision détaille néanmoins un étrange contexte : « L’état de fragilité psychologique de madame Claude-Boxberger, son adolescence marquée par la mort de son père dans des circonstances dramatiques, les relations difficiles avec sa mère et les atteintes sexuelles de M. Flaccus, les problèmes avec l’alcool, les tentatives de suicide, la pression particulière à laquelle elle était soumise lors du stage à Font-Romeu alors même qu’elle ne bénéficiait de la part de la Fédération française d’athlétisme que d’un faible soutien humain et financier et d’aucun soutien médical. » Tout cela, mêlé à l’incertitude au sujet du rôle exact d’Alain Flaccus, s’est transformé en circonstances atténuantes. Pour l’accusée, cette faible condamnation est une manière de reconnaître ce qu’elle a subi. Dans quelques jours, ce sera la fin de sa période de suspension et elle pourra concourir à nouveau. Reste le versant judiciaire de l’affaire. Le 23 septembre, le tribunal de grande instance de Montbéliard a relaxé Flaccus du chef d’empoisonnement et condamné la coureuse à 3500 euros de dommages et intérêts. 

À l’énoncé du verdict, elle a éclaté en sanglots. Ophélie Claude-Boxberger vit aujourd’hui avec Jean-Michel Serra qui, licencié par la fédération, a retrouvé un poste dans une clinique de Montbéliard. Les jeux de Tokyo, elle les a regardés à la télévision – sans souffrir, jure-t-elle : « Quand je vois qu’il n’y avait pas de public, pas le droit de se déplacer, des tests PCR quotidiens... » Elle continue de s’entraîner deux fois par jour pour préparer d’hypothétiques compétitions. En 2024, aux JO de Paris, elle aura 36 ans et rêve de participer au marathon. Pas pour monter sur le podium, juste pour laver son honneur.