dièses contre les préconçus

L’obligation de soin pour les auteurs d’abus sexuels : une double contrainte


Pour le psychologue Jean Chami, les injonctions de soins imposées par la justice à certains agresseurs ne sont pas sans faille. Elles peuvent néanmoins, sous certaines conditions, permettre de lutter contre les récidives.
par #Jean Chami — temps de lecture : 8 min —

Les soins obligés relèvent du droit pénal. Ils concernent près de 40% des condamnations à une peine probatoire dont les trois quarts sont jugés pour des infractions sexuelles. La loi française du 17 juin 1998 crée « l’injonction de soin » uniquement destinée aux agresseurs sexuels, qu’il ne faut pas confondre avec « l’injonction thérapeutique » qui est une obligation de soins destinée aux toxicomanes usagers avant les poursuites légales, et qui date elle du 31 décembre 1970. Cette loi du 17 juin 1998 condamne les agresseurs sexuels à une peine de suivi socio-judiciaire pouvant comporter selon les cas, et sur avis d’une expertise médicale, une « injonction de soins ». La loi Guigou (2000) donne un sens différent à l’obligation de soin et invite à changer le regard sur les agresseurs sexuels, à l’époque considérés comme des monstres par certains. Elle tente de transformer la vision d’un être condamné en un patient sous traitement, et essaie de le sortir d’un statut d’inhumanité.

Une étude de 2007 du centre Philippe Paumelle, portant sur les suivis en obligation de soins durant l’année 2005 montre que dans une grande majorité des cas (43%), les sujets n’avaient pas envisagé de consulter auparavant, mais le psychiatre trouve la mesure d’obligation intéressante pour eux. Dans 29% des cas, le sujet n’avait jamais envisagé de consulter et le psychiatre ne pense pas la mesure pertinente. Dans 26% des cas, le sujet avait songé consulter et le psychiatre trouve la mesure bénéfique ; et dans 2% des cas, le sujet avait pensé à consulter, mais le psychiatre ne juge pas la mesure intéressante pour lui. On constate donc que dans la majorité des cas, les psychiatres ont le sentiment que l’obligation de soins pouvait apporter quelque chose au sujet, alors que le plus souvent, les sujets eux-mêmes n’avaient jamais songé à consulter.

Des initiatives louables ont été mises en place depuis lors pour accueillir ces patients spécifiques dans certains services publics et assurer leur suivi dans le cadre de leurs obligations légales. Cet intéressement de la profession psychiatrique, son implication objective par le dispositif législatif, pouvait laisser envisager une meilleure prise en charge thérapeutique de ces patients difficiles, mais aussi des recherches plus approfondies et une amélioration significative de la qualité des expertises psychiatriques.

Des obligations qui ont leurs limites

Ces avancées réelles ne doivent pas dissimuler les difficultés : ces soins pénalement ordonnés prennent l’allure de pratiques limites, de plusieurs points de vue.

Tout d’abord, la limite interne des patients et des thérapeutes sollicités pour cette rencontre à laquelle ils sont peu préparés et formés : cette obligation de soins ne concerne que les patients prévenus ou déjà jugés, mais n’oblige pas les thérapeutes, qui très souvent se dérobent aux demandes qui leur sont adressées, en pratique libérale ou en service public. Le principe d’adhésion à un soin librement consenti rentre en contradiction avec l’ordonnance pénale qui vient marquer d’une suspicion la sincérité et l’authenticité de la demande de soin. L’obstacle majeur est en effet l’instrumentalisation de la demande qui apparaît plus difficilement comme émanant d’un vrai désir de changement et peut-être utilisée comme une tentative de marchandage pour une remise de peine ou une amélioration des conditions de détention. L’obéissance et la soumission aux autorités ne peut garantir la sincérité de la démarche intérieure, et peut au contraire renforcer la duplicité et l’adhésion à une « conversion » purement extérieure, dans laquelle la personnalité profonde n’est pas engagée. La généralisation de ces ordonnances de soins crée une inflation de « demandes » qui sont loin de trouver leur répondant du côté des personnels soignants. Dans mon expérience, beaucoup de soignants se dérobent à ces demandes de soins sous des prétextes divers (manque de compétences, manque de temps, mais surtout manque de demande spontanée de la part des patients contraints). Ces résistances dissimulent la plupart du temps un rejet, un dégoût, une stigmatisation inconsciente ou une discrimination consciente pour les auteurs de violences sexuelles. Il n’est pas si facile de venir à bout de ces résistances et de ces rejets qui ne sont pas de pures projections : la prise en charge peut s’avérer extrêmement périlleuse pour le thérapeute qui accepte de s’y engager. Les délits sexuels sont porteurs de charge traumatique intense du côté des victimes et d’une puissance accablante de déni de la part des auteurs, qui enferment ainsi leurs victimes et leurs thérapeutes dans des traumas difficiles à élaborer.

Un accès à la honte variable

L’affect dominant qui joue comme facteur de répulsion de la part des soignants me semble être la honte accablante dont devraient être recouverts les auteurs de crimes sexuels, mais qui atteint surtout les victimes dont l’intégrité physique est entamée – et dont la cohésion psychique est ravagée par une honte sous-jacente qu’elles s’efforcent de dissimuler. L’accès à la culpabilité et à la honte de la part des auteurs d’agressions sexuels est quelque chose de très variable selon les cas. Les ressentir l’une et l’autre sont des conditions indispensables pour effectuer un véritable travail en intériorité et amener le changement. Mais d’un autre côté, l’excès de cette culpabilité ou de cette honte, lié à la gravité de la faute, empêche leur élaboration progressive et tend à maintenir le caractère « sacré », hors-normes, dépassant toute mesure, toute compréhension et réparation possible, de ces violences. La violence sexuelle dépasse ainsi le registre de la faute pénale, ou bien encore d’une maladie dont on aurait le remède, pour atteindre la zone obscure de la souillure et du tabou. On a l’impression que ce type de transgression touche à des limites qui sont capables de faire sortir coupables et victimes de leur humanité respective, et de les faire entrer dans un lieu sans rédemption.

L’autre limite, liée à la précédente, est aussi l’acceptation sans réflexion d’une prise en charge de patients qui dépasse manifestement les capacités psychiques des thérapeutes. L’approche thérapeutique des violences sexuelles ne se situe pas seulement sur le plan physique. Elle implique une violence psychique intense qui met à rude épreuve l’organisation mentale du thérapeute, qui ne sait pas à l’avance s’il pourra mener à bien son entreprise, ou être contraint à abdiquer (Chami, 2013). Le thérapeute a beau se dire qu’il n’est pas tenu à une obligation de résultats, il n’en reste pas moins que si on lui adresse une demande de soins, pour quelles raisons valables pourrait-il refuser ou se soustraire à une évaluation ?

Le déplacement de la peine au soin, le cumul des deux, n’évacue pas pour autant l’obligation à soigner et à porter assistance à personne en danger. L’obligation à se soigner appelle en contrepartie celle de soigner et fait de la prise en charge un problème de santé publique.

Des soins qui ne peuvent être pensés seuls

La question la plus épineuse pour les professionnels de santé est celle de la demande (et de son absence apparente). Derrière le consentement aux soins se pose le problème d’une demande forcée, assortie de la peur d’une sanction ou du désir d’une gratification (ici, une remise de peine). Le champ de la demande n’apparaît pas suffisamment dégagé à un grand nombre de professionnels, qui ont l’habitude d’exercer en service public comme s’ils étaient en pratique libérale et n’étaient pas tenus eux-mêmes à ce genre d’obligation. Ce refus d’exercer les responsabilités spécifiques du service public contribue à occulter la dimension sociale et institutionnelle qu’implique ce type de soin. L’approche des délinquants sexuels ne peut se limiter à une compréhension purement individuelle (et par conséquent morale) du problème. Certaines violences sexuelles (abus sur mineurs, incestes) sont aussi les symptômes violents d’une grave maladie sociale qui désintègre et désaffilie les membres du corps social. Par ailleurs, les psychiatres et thérapeutes qui exercent dans les services publics comme s’ils étaient en cabinet privé comprennent mal la dimension institutionnelle essentielle qui est en jeu dans cette prise en charge. La prison, les hôpitaux psychiatriques, les lieux d’éducation surveillée ne sont pas seulement des opportunités pour exercer la médecine ou la psychologie ; ils ne sont non plus pas seulement des lieux de rétention et de protection sociale ; ils sont aussi des lieux de vie (provisoirement peut-être les seuls) où ces personnes délinquantes peuvent vivre, nouer des liens sociaux, établir des échanges et des liens de coopération et de solidarité.

Devant la privatisation accrue du système de santé et la libéralisation croissante des pratiques de soins, les obligations pénales à se soigner soulignent encore davantage la dimension institutionnelle et sociale de tout soin, quel qu’il soit. Le praticien thérapeute ne peut ignorer le travail des magistrats, celui des personnels pénitentiaires, celui des travailleurs sociaux qui interviennent dans la réinsertion. Son travail ne peut se limiter à un face-à-face avec son patient dans un lieu a-social, dans une intimité artificiellement protégée. Même si le secret professionnel doit être particulièrement défendu et protégé, les contacts et la communication avec les autres acteurs de la prise en charge (magistrats, éducateurs, personnels pénitentiaires) sont indispensables.

À cette condition de prise en compte de tous les acteurs du dispositif de mise en place du soin, en respectant chaque fonction et chaque place assignée, il est possible de faire un travail efficace et profitable aux patients dans une proportion importante. Même si ces obligations de soins ne garantissent pas une absence de récidive, elles semblent être un moyen permettant d’engager les auteurs d’agressions sexuelles sur la voie d’une réhabilitation.

Pour aller plus loin :
  • Enquête sur les sujets ayant été suivis en obligation de soins durant l’année 2005 au centre Philippe-Paumelle, Nelly Gaillard-Janin. Dans L’information psychiatrique 2007/1 (Volume 83), pages 29 à 34.
  • Mary Douglas : de la souillure. Essais sur les notions de pollution et de tabou. Préface de Luc de Heusch. Paris. F. Maspero. 1971.
  • Jean Chami, « La contrainte aux soins, enjeux et difficultés ». Revue Connexions, n°99. De la sécurité au sécuritaire. Le paradoxe de la sanction-réinsertion. Érès 2013.
  • Questions à Daniel Zagury. Crimes pervers : « penser conjointement la sanction et le soin », propos recueillis par Sarah Chiche, Revue Sciences humaines 2012/5 n°237.

Jean Chami est psychologue à Noyon.


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