Lolita Pille, l'autrice de « Hell » revenue de l'enfer 

En 2002, en publiant son premier roman Hell alors qu’elle n’avait que 19 ans, Lolita Pille avait tout pour devenir la nouvelle Françoise Sagan. Elle s’est à la place retrouvée au coeur d’un scandale littéraire et médiatique long de 20 ans, car trop femme et trop jeune. Récit d’une carrière marquée par la misogynie d'un certain milieu littéraire. 
Misogynie menaces de mort et calomnie  Lolita Pille l'autrice de « Hell » revenue de l'enfer
Aliocha Wallon

Elle a beau « renaître de ses cendres », Lolita Pille cherche du feu. Sur la terrasse bondée du café Le Nemours, dans le 1er arrondissement de Paris, l'autrice salue d'anciennes connaissances et leur taxe un briquet au passage. Le Phoenix de 39 ans s'excuse pour ces interruptions sporadiques dans notre conversation. Elle sort d'un tourbillon médiatique débuté quelques semaines avant notre rencontre, en janvier 2022. La rentrée littéraire était alors marquée par la sortie d'un roman d’autofiction, la sienne : Une Adolescente. Avec ce nouveau livre, les journaux évoquent une écrivaine qui « tourne la page », ou qui effectue un « retour » après un scandale provoqué  malgré elle deux décennies plus tôt. Comme si cet ouvrage n’était que son second. « Pourtant c’est mon cinquième livre, et j’en ai d’autres dans le tiroir », assène-t-elle calmement, en sirotant une menthe à l’eau. Lolita Pille paraît toujours très mesurée ; elle fait de très longues pauses entre les phrases, réfléchit avant de prendre la parole, s'excuse périodiquement. Très loin de l’image médiatique qui lui a été accolée : celle d’une femme frivole adepte du mépris de classe. Image qui collait avec le personnage qu’elle avait créé dans Hell, son premier roman.

Paru en 2002, Hell est le portrait d’une jeune femme originaire du très bourgeois 16e arrondissement de Paris, se gavant de sexe, abusant de drogues et de mépris pour les classes populaires. Le livre est un véritable phénomène littéraire (80 000 exemplaires sont vendus en grand format, 200 000 en livre de poche), les adolescentes se l’échangent à tour de bras, leurs grandes sœurs les imitent. Il sera même très rapidement adapté au cinéma, avec Sara Forestier dans le rôle-titre. Lolita Pille devient alors la nouvelle coqueluche du milieu littéraire qui, à l’époque, ressemble à un boys club pour écrivains de Saint-Germain-des-Prés. Elle reçoit une très (trop) grande attention médiatique. Et le contrecoups ne tarde pas.

Aliocha Wallon

Mauvaise presse

L'autrice de Hell est une adolescente qui rêve d’écriture. Aînée d’une famille de deux enfants, en avance sur son âge, elle écrit des ouvrages dès l'enfance. Elle oscille entre deux mondes : le très chic lycée du XVIe arrondissement de Paris dans lequel elle fait ses études et la cité résidentielle populaire de Billancourt, en banlieue parisienne, dans laquelle elle grandit. « J’ai vécu entre deux classes sociales dans lesquelles je n’ai pas l’impression d’appartenir. Mon père est un enfant de bonne famille, ma mère est une femme vietnamienne de classe populaire. » Au lycée, elle griffonne le manuscrit de Hell, qu’elle envoie à l’auteur dont l’écriture la transperce : Frédéric Beigbeder. « J’étais très épaté par la maturité, la drôlerie, et la cruauté de ce texte. Il y avait une énergie et une insolence folle, rapporte l’auteur. Quand j’ai su qu’il était écrit par une fille de 17 ans, j’ai directement pensé à François Sagan. » Sagan, qui elle-même dans les années 1950, publie son premier roman Bonjour Tristesse, à seulement 18 ans. Ainsi, Frédéric Beigbeder transfère d’emblée le manuscrit de Lolita Pille à son propre éditeur, Manuel Carcassonne, chez Grasset. Là, le texte clive. « Lors du comité éditorial (qui statue sur la publication ou non d’un texte, ndlr) le débat était tellement acharné qu’une collègue a même menacé de démissionner, se souvient Manuel Carcassonne, éditeur historique de Lolita Pille. Généralement, lorsque le débat est vif, c’est bon signe. C’est que le livre suscite un intérêt. » 

Et quel intérêt. Le texte divise par la description sarcastique d’une classe sociale dominante. « La première phrase du roman est “Je suis une pétasse. Je suis un pur produit de la Think Pink génération, mon credo : sois belle et consomme”. J’ai écrit ce personnage de femme qui avait à peu près mon âge, et qui parlait à la première personne. Dès le départ il y a eu méprise sur qui j’étais, alors que c’était un roman », analyse avec recul Lolita Pille. Avec une phrase considérée comme aussi provocante, le texte, lui, se retrouve déjà sur toutes les bouches, pour le meilleur et pour le pire. En mai 2002, Hell est donc publié par l’une des plus grandes maisons d’édition française alors que son autrice est à peine majeure. Lolita Pille est un ovni. Elle est alors propulsée dans un monde qu’elle ne connaît que peu, un monde qui n’a pas l’habitude de laisser entrer ceux, mais surtout celles qui s'invitent sans parcours d’excellence. 

Dans la presse magazine, son livre est vilipendé. L’Express demande à la « renvoyer chez papa maman à coup de fessée », précisant qu’elle n’a « sans doute jamais lu un livre ». À la télévision, l'Homme en noir lui demande si elle « fait des orgies », si elle est « nympho ? maso ? », la sexualisant d’une manière à peine voilée devant un public qui se régale. Sur Paris Première, on l’accuse sans sourciller : « La vérité, c’est que vous n'avez pas écrit votre votre livre. » En privé aussi, les critiques fusent : « J'ai tout entendu, se souvient Lolita Pille : “elle a pas écrit son livre, elle a couché avec tout le milieu, elle se drogue, elle méprise les pauvres, elle est arrogante. » Entre diffamation publique, commentaires rabaissant sur ses capacités intellectuelles et slut-shaming, les téléspectateurs assistent à des séquences humiliantes qu'on jugerait choquantes aujourd'hui. « Être une femme jeune, belle, et qui a le malheur de s’appeler Lolita, c’était trop pour ce milieu profondément misogyne. Il y avait une sorte de jalousie libérale et masculine, analyse à froid Manuel Carcassonne, son ancien éditeur. Chez Grasset, nous avons essayé de la protéger du mieux qu’on le pouvait, mais l’époque ne nous permettait pas de comprendre ce qui était précisément en train de se dérouler sous nos yeux. » À savoir détruire la réputation d’une femme car son physique couplé à ce qu’elle écrit ne plait pas à la morale. Lolita Pille est jetée dans une fosse aux lions sans retour en arrière possible. « À l’époque, on n'avait pas l’impression de devoir protéger les auteurs, raconte Vanessa Rautureau, attachée de presse de longue date de l’autrice. Surtout, on ne s'est pas rendu compte à quel point elle était jeune. Ce que l’on voit aujourd’hui n’était pas ce que l’on voyait à l’époque. » À Saint-Germain-des-Prés, épicentre du milieu littéraire, il est quasiment admis qu’elle n’a pas écrit elle-même son roman. Le Ghostwriter ? Frédéric Beigbeder, bien sûr. « J’ai autant que possible démenti cette rumeur auprès de ceux qui la diffusaient. On avait juste des points communs stylistiques comme le sarcasme car c’était une lectrice de mon travail. Cela a toujours été parfaitement assumé », se souvient Beigbeder, qui avoue entendre encore aujourd'hui des réflexions malveillantes à l’encontre de Pille. « Dès qu'une femme écrit, on s'empresse de la rattacher à l’individu de sexe masculin qui écrit aussi », analyse l'intéressée, avec ironie. À travers ce tourbillon, Lolita, elle, subit. Encore et encore et de tous les côtés. « J’ai été détruite sur la place publique par des personnes de 40-50 ans, qui avaient une position sociale enviable, alors que j’en avais 19. Tout ça à cause d’une gué-guerre inter-générationnelle. Ces gens-là déglinguent et pensent à peine aux conséquences. Moi, pendant ce temps, je recevais des menaces de mort », assène l’autrice, dont la boite aux lettres se remplit de courriers effrayants. Des courriers dans lesquels on la traite de mythomane, d’usurpatrice. « Cela m’a marquée et j’en avais peur que ça ne cesse jamais. Face à ça, tu perds les moyens de vivre en harmonie avec la société. Tout ton monde se désintègre. »

Le succès en librairies et l’adaptation cinématographique de Hell permet toutefois à Lolita Pille de jouir d’une stabilité financière. Elle qui aurait pu creuser le sillon de ce roman scandaleux décide de prendre la tangente, et de publier un second texte en 2004, Bubble Gum. Cette fois-ci on suit Manon, jeune femme de province, qui rêve de Paris et de célébrité. Les critiques demeurent violentes, et ramènent Lolita Pille à son premier roman et son personnage principal : « Certaines critiques estiment qu’elles peuvent s'exprimer sans filtres. Et pour Lolita, c’était trop tard. Le personnage médiatique s’était créé. Les commentaires étaient donc d’autant plus violents, parfois terriblement violents », rapporte Vanessa Rautureau, qui l’a suivie durant toute cette tournée promotionnelle. 

Prise dans un maelström médiatique, Lolita Pille peine à se construire en tant que jeune adulte. « Je pense qu'il y a une dissociation qui s'effectue entre ta personne publique et ta personne privée, c'est la seule façon de continuer à exister. D'une certaine manière tu laisses et tu désertes ta personne publique. » L'autrice continue pourtant d'écrire. En 2008, elle publie son troisième roman Crépuscule Ville, un récit policier d’anticipation. Sur les plateaux télé, on sous-entend une nouvelle fois qu’elle n’a pas écrit cet ouvrage. On parle « d’imposture ». Dans la presse, on évoque à peine son texte. « Les critiques littéraires parlent très peu de mon écriture, mais plutôt de tout ce qu’il y a autour. Comme si ce que je m’évertue à créer ne compte pas, et que le personnage qui m’était imputé devait continuer à vivre », se rappelle l'autrice. « Plus le temps avançait, plus je me sentais complètement dépossédée de ma personne. Cela m’a fait beaucoup de mal. J’ai senti que je devais me couper du monde. » 

Aliocha Wallon

Rest in Brest 

À 27 ans, Lolita Pille claque tout : elle retourne vivre chez ses parents et quitte Paris avec eux pour Brest, estimant que sa personne publique devient « inhabitable ». Elle prend radicalement ses distances avec les mondanités, la fête et l’alcool. Durant ces huit années, où elle tente presque de se faire oublier, Lolita Pille se réfugie dans l'écriture. « Ces années n’ont pas été une parenthèse, mais une métamorphose. Elle a renoué avec la solitude, la nature, la lecture, s’est plongée dans la philosophie, la poésie, s’y est consacrée totalement. Elle n’a jamais cessé d’écrire », a observé son amie écrivain Georgina Tacou. À Brest, Lolita Pille travaille plusieurs textes de manière acharnée. De la fiction, de l’autofiction, du roman, des scenarii… « Elle écrivait tous les jours, lisait de la philo de manière très intense, nous en conseillait. Elle s’est coupée de ce milieu mondain qui l’avait tant brutalisée, analyse sa cousine Suzanne Duval, dont elle s’est rapprochée durant ces années. Elle cherchait un moyen de pouvoir s’exprimer, de pouvoir enfin être elle-même, sans que personne ne vienne lui enlever quoi que ce soit ». Mais il lui faut du temps afin de retourner sur le sérail du monde littéraire. Alors qu’en 2013, son éditeur historique Manuel Carcassonne quitte Grasset prend les rênes de la maison d’édition Stock, il embarque de nombreux contrats, dont celui de l’autrice. Sa prochaine publication ne sera pas pour tout de suite, pense-t-il. « Et puis tout d’un coup, elle est revenue. » 

Son quatrième roman, Elena et les Joueuses, Lolita Pille le publie en 2019, onze ans après son précédent. Elle y dresse le portrait de femmes trentenaires désabusées par leur quotidien. Il est là encore question de femmes, de leur âge, et de leur place dans la société. À la radio, des critiques littéraires disent de Lolita Pille que « le storytelling autour d’elle est toujours plus intéressant que ce qu’elle écrit. » Durant cette période, dans un monde déjà secoué par le mouvement #meToo, Lolita arrive à reprendre son histoire, comme d’autres l’ont fait de diverses manières : « J’ai compris ce qui m'est arrivé comme un scientifique. Les femmes supportent les violences. Elles sont complètement lucides quant aux mécanismes qui autorisent et banalisent les violences. J’ai écrit un état des lieux qui avait pour message : “maintenant que vous savez ce que l’on subit en tant que jeune femme, vous allez continuer ?” » Cet état des lieux, écrit durant deux ans à Brest, devient son cinquième roman, Une Adolescente.

Droit de réponse 

« La première fois que j’ai lu le nouveau texte de Lolita, j’ai su que l’on tenait un grand roman féministe, dont le titre est tellement universel qu’il parle à toutes », se souvient Léa Marty, son éditrice actuelle. Pour la première fois en 20 ans, l’autrice décide réellement de parler d’elle, avec ses mots et à son rythme. « J’ai écrit ce livre en deux ans. C’était une manière pour moi de parler à ces jeunes filles qui sont dans un entre-deux, qui ne se reconnaissent dans aucune classe ». Dans ce livre, elle couche sur papier tout ce qu’elle n’a pas pu raconter il y a 20 ans. Soit son adolescence, et les conséquences de naître comme fille dans un monde qui n’aime pas les filles. Un viol, le harcèlement scolaire, une IVG, mais aussi l’hypersexualisation de son corps d’ado par les autres. « C'est un peu mon histoire de la violence. Avec le milieu d’où je viens, le prénom que j’ai, le physique que j’ai… C’est un apprentissage du féminin. Ce serait une histoire entièrement subie si ce n’était pas une histoire pensée. » Elle décrit ce livre comme un texte qui pense la violence à l'intérieur de cadres sociaux, et qui dévoile des mécanismes de neutralisation de la parole des personnes au poids social le plus faible. « Je l'ai écrit pour deux raisons, précise-t-elle : d’abord pour dénoncer quelque chose de clair sur ce que vivent les adolescentes. Ensuite, j’ai compris que si je devais continuer à écrire, il fallait me situer, car il est toujours très important de dire d'où l’on parle. Je ne l'avais pas fait avant, et ce quiproquo autour de Hell devenait impossible ». Dans un ultime chapitre, intitulé « La diffamation », l'autrice revient sur l’épisode chaotique de sa vie qu’a été la sortie de son premier roman. « Elle ne voulait pas en faire un revenge-book, il n’y a d’ailleurs dans ce livre aucune amertume, mais au contraire beaucoup de tendresse », analyse son amie écrivain Georgina Tacou. Ce chapitre, long d'une dizaine de pages seulement, monopolise l'attention médiatique. Et même si son attachée de presse parle d’une « promo réparation », Hell a de nouveau pris le dessus sur le reste. « Encore une fois, il n’était que très peu question de mon écriture, mais plutôt de mon personnage. Et si je ne suis plus la pétasse, je suis désormais la victime », déplore Lolita Pille. Puis, calmement, elle confie : « J'aime bien l'idée que Hell soit une petite partie d'Une adolescente, et j’aimerais bien qu’à terme, Hell devienne qu’une petite parcelle de mon œuvre ».