«Les aspirations morales ont un prix», rappelle l'économiste David Thesmar

Combien sommes-nous prêts à payer pour nos valeurs ? Dans son dernier essai coécrit avec Augustin Landier, l’économiste professeur au MIT David Thesmar s’interroge sur les dilemmes moraux des citoyens face à une économie axée sur l’efficacité.

Partager
«Les aspirations morales ont un prix», rappelle l'économiste David Thesmar
Dans "Le Prix de nos valeurs", coécrit avec Augustin Landier, David Thesmar remet en cause la démarche utilitariste des économistes qui fait fi des valeurs morales.

L'Usine Nouvelle. - Votre livre met en lumière une fracture entre les économistes et l’opinion publique. Sur quoi repose-t-elle ?
David Thesmar. - Les économistes ont un système de valeurs assez étroit qui mélange, à différents degrés, une logique d’efficacité économique – « il faut maximiser le PIB » – et une morale universaliste – « il faut minimiser les inégalités ». Or les gens ont un système de valeurs beaucoup plus riche. Ils sont motivés par exemple par la liberté, les plaisirs élevés comme la culture, l’altruisme ou la loyauté à leur communauté. Ces dimensions-là sont peu prises en compte en économie.

Les économistes libéraux ne sont-ils pas des apôtres de la liberté ?
Paradoxalement non. Car la liberté, chez Hayek ou Schumpeter, est très « instrumentale ». Elle permet aux agents économiques de se coordonner efficacement, aux entrepreneurs de disrupter leur secteur... Mais ce n’est pas une valeur en soi. Amartya Sen est une exception qui confirme la règle. En général, pour les économistes, les gens ne sont pas libres de ne pas maximiser leur utilité ou leur plaisir. Ce qui peut conduire, dans une version « hardcore », à les mettre sous tutelle dans leur propre intérêt, à l’image de Britney Spears.

Les économistes sont-ils influencés par leur mode de vie qui, selon vos mots, est davantage « brunchons à New York » que « passons un week-end au Puy du Fou » ?

Cela concerne surtout les économistes universitaires qui vivent dans un monde très international et estiment à juste titre que pour faire progresser la science, il faut prendre les bonnes idées d’où qu’elles viennent. Ils ne doivent pas avoir de biais de loyauté communautaire. Au final, on produit une économie de centre gauche, compassionnelle, raisonnable, universaliste.

Dans « Dix idées qui coulent la France », également coécrit avec Augustin Landier, vous avez remis en cause « la volonté de réindustrialiser » le pays. Faites-vous votre autocritique ?
Au début des années 2000, nous sommes intervenus, avec Augustin Landier, sur des raisonnements qui ne nous semblaient pas corrects sur le plan économique. Par exemple, l’idée qu’il faille réindustrialiser pour créer de l’emploi. Mais nous avons compris qu’avec cette réponse économique, on ne se plaçait pas au bon niveau. Car derrière l’envie de réindustrialiser, il y avait sans doute en réalité des valeurs de dignité, de souveraineté, de fierté nationale... C’est peut-être optimal d’un point de vue du PIB de supprimer un bassin industriel pour le dédier aux services de santé, mais ce n’est peut-être pas ce à quoi les gens aspirent. Il faut donc mettre en balance le prix et les valeurs. Si les gens sont contre le commerce international, les économistes peuvent dire : « Ils sont bêtes, ça maximise le PIB, et puis on peut taxer les gagnants pour subventionner les perdants. » Mais les gens sont peut-être contre pour de bonnes raisons. À l’inverse, les gens ont plein d’aspirations morales non satisfaites, car elles ont un prix.

Quelle est votre méthodologie pour évaluer le prix des valeurs ?
Nous avons produit un sondage qui fait le pont entre des valeurs morales, comme la justice, l’altruisme, la liberté, la loyauté, l’autorité, la pureté, et des questions de politique économique, comme la subvention de magasins de centre-ville, le soutien aux produits locaux. L’autre originalité, c’est de présenter aux gens des arbitrages en leur disant : « Vous pouvez vouloir cela, mais cela va vous coûter tant ». Ils disent s’ils sont prêts à payer 20 % d’impôts locaux pour avoir des centres-villes plus animés ou X euros de plus un agriculteur aux pratiques vertueuses. Ce type de dilemmes moraux a été utilisé dans des réflexions sur la programmation de la voiture autonome en cas d’accident.

Les dirigeants d’entreprise disent aussi qu’ils défendent des valeurs. Est-ce possible et crédible ?
Le patron n’est pas un roitelet qui peut décider d’agir au nom du bien. Si les actionnaires souhaitent orienter les objectifs de l’entreprise de manière plus équilibrée entre le profit à tous crins et la préservation de la biodiversité ou de la communauté, c’est légitime. Le prix Nobel Muhammad Yunus défendait cela : des entreprises avec une rentabilité inférieure, mais une action pro-sociale. Nous n’y sommes pas encore sur le marché boursier, mais c’est une réalité assumée pour les fonds à impact. Sur les fonds cotés diversifiés, malgré les discours, on n’y est pas. Ils servent la rentabilité du marché. Si Emmanuel Faber, l’ex-dirigeant de Danone, s’est fait éconduire, c’est que les actionnaires n’adhéraient pas à sa démarche, il le reconnaîtrait sûrement.

Dans vos analyses, les gens de gauche ont-ils une propension plus forte que les gens de droite à payer pour leurs valeurs ?
Non. Il y a des gens attachés aux valeurs collectives, à droite comme à gauche, et des gens plus individualistes. Le vrai clivage se situe là. Il y a d’ailleurs une gauche chevènementiste plutôt collectiviste, et une « deuxième gauche » qui mise plus sur l’individu. L’adhésion aux valeurs collectives conditionne ainsi celle à la politique industrielle et à la responsabilité sociale de l’entreprise quelle que soit la position sur l’échiquier politique. Cela ne veut pas dire que les valeurs de gauche et de droite n’existent pas. Les gens de droite valorisent l’autorité, la loyauté, les gens de gauche la compassion et la justice. Le revenu des personnes joue aussi, mais moins que les valeurs.

Selon vos travaux, les questions identitaires mobilisent davantage les Français que les Allemands ou les Américains ?
Sur le recours à l’immigration de travail, notre enquête montre une résistance beaucoup plus forte en France. Mais c’est aussi vrai sur l’identité culturelle. Ainsi, la solution du financement d’un musée par une fondation étrangère demandant en contrepartie de masquer la nudité de certaines statues fait l’objet d’un violent rejet. Cela ne m’étonne pas qu’on parle beaucoup d’identité dans cette campagne présidentielle, le phénomène n’est pas si nouveau. Quand Alain Juppé évoquait l’« identité heureuse », c’est bien qu’il se sentait obligé d’aborder ce sujet. Idem quand Emmanuel Macron fait son premier discours en 2016 à la fête de Jeanne d’Arc à Orléans ou lorsqu’il rencontre Philippe de Villiers.

Est-ce la fin de l’idée d’une mondialisation heureuse, où l’individu globalisé porte du Benetton et boit du Coca-Cola ?
Cela n’est pas l’aspiration de tout le monde. Certains ont envie d’autre chose que de choisir le ton pastel de leur pull-over. Le sujet du Brexit est d’ailleurs à la genèse de notre livre : le ton sentencieux des économistes à l’époque nous a frappés. Si une partie du peuple anglais a envie de sortir de l’Union européenne, c’est son choix. Ce n’est pas la fin du monde, ni pour lui ni pour nous. Les économistes estimaient que la fin des accords de libre-échange allait coûter très cher. Des modèles évaluaient que la sortie de l’UE entraînerait pour le Royaume-Uni une perte de 2 points de PIB, ce qui est très supportable. L’autre argument que je combattais était que les gens s’étaient laissés embobiner par des démagogues. Je pense que le peuple est souverain. Je crois en sa sagesse. Ce n’est pas à l’économiste technocrate de définir le bien commun. La liberté et la souveraineté intègrent le droit de faire des bêtises. Ce n’est pas parce que les gens sortent du cercle de la raison qu’il faut leur attacher les mains.

L’économiste peut-il aider à définir les meilleurs outils ? Pour protéger l’emploi par exemple, faut-il mieux taxer aux frontières ou subventionner les entreprises ?
Oui. La machinerie, c’est le job des économistes. Pour définir la bonne politique industrielle, on peut s’appuyer sur des travaux économétriques intéressants aujourd’hui. En déterminant par exemple les activités clés à sauvegarder dans une filière ou s’il y a des industries à privilégier parce que l’impact global est plus fort. Cela permet de sortir de la logique d’emplois promus par telle ou telle filière sans grande rigueur scientifique. Les industriels manient très bien le lobbying et ont tendance à faire coller leurs intérêts avec des valeurs. Par ailleurs, même moi qui suis un économiste libéral, j’ai toujours considéré que l’État pouvait intervenir si la souveraineté était en jeu. Encore faut-il ensuite être rigoureux pour déterminer les secteurs économiques qui concourent à la souveraineté. Est-on plus souverain parce qu’on a un producteur d’avions ? Et à quel prix ?

Selon votre livre, les citoyens cherchent plutôt des compromis raisonnables. Comment expliquez-vous le succès des partis extrémistes ?
Je ne crois pas qu’il faille rejeter en bloc les aspirations des gens, même si des partis extrémistes les captent. Il faut savoir écouter avec intelligence et subtilité, on ne peut pas tout balayer d’un revers de main. Le travail des politiques, c’est de métaboliser de manière intelligente. Il faut comprendre la colère des gens plutôt que la juger. Une sociologue américaine de gauche a fait ça très bien. Elle a passé un an chez les électeurs du Tea Party en Louisiane. Elle ne les a pas pris de haut, les estimant idiots car votant contre leurs intérêts. Elle montre que le ressentiment vient du fait qu’ils ont suivi les règles, ont pris leur place dans la file d’attente et ont l’impression in fine que des gens leur sont passés devant. Ils vivent comme une injustice le fait de s’être fait doubler. Il y a une rationalité chez des gens qui finissent par voter pour Trump. Il faut accoucher ce qu’il y a derrière tout ça. On ne peut pas laisser le discours identitaire aux seuls extrêmes.

Comment pourrait-on réconcilier les économistes et les citoyens, faire en sorte que l’économie redevienne la science du bien gouverner ?
Cela passe pour moi par un retour à l’interdisciplinarité. Les économistes ne peuvent pas avoir raison tout seuls en ignorant les autres. Un économiste doit aussi s’intéresser à la philosophie morale, à l’éthique, à la psychologie, à la sociologie, lire Aristote, Simone Weil, Durkheim... On n’en est pas encore là dans les bonnes écoles doctorales en France ou aux États-Unis. Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner l’approche mathématique qui permet d’avoir un raisonnement cadré. Pour le traduire ensuite en politiques publiques, il faut savoir agréger les avis des gens et les pondérer. Ce qui compte, c’est d’admettre la pluralité des avis et d’arriver à converger.

 

Vous lisez un article du magazine 3705 d'avril 2022

Lire le sommaire

 

Sujets associés

NEWSLETTER Economie Social et management

Nos journalistes sélectionnent pour vous les articles essentiels de votre secteur.

Votre demande d’inscription a bien été prise en compte.

Votre email est traité par notre titre de presse qui selon le titre appartient, à une des sociétés suivantes...

Votre email est traité par notre titre de presse qui selon le titre appartient, à une des sociétés suivantes du : Groupe Moniteur Nanterre B 403 080 823, IPD Nanterre 490 727 633, Groupe Industrie Service Info (GISI) Nanterre 442 233 417. Cette société ou toutes sociétés du Groupe Infopro Digital pourront l'utiliser afin de vous proposer pour leur compte ou celui de leurs clients, des produits et/ou services utiles à vos activités professionnelles. Pour exercer vos droits, vous y opposer ou pour en savoir plus : Charte des données personnelles.

LES ÉVÉNEMENTS L'USINE NOUVELLE

Tous les événements

LES PODCASTS

Ingénieur, un métier au coeur de la souveraineté

Ingénieur, un métier au coeur de la souveraineté

Dans ce nouveau podcast de La Fabrique, nous recevons Anne-Sophie Bellaiche, rédactrice en chef de L'Usine Nouvelle et du Guide de l'ingénieur. Comme son nom l'indique, cette publication annuelle s'intéresse aux différentes...

Écouter cet épisode

L'inventrice du premier lave-vaisselle

L'inventrice du premier lave-vaisselle

L’épouse d’un bourgeois de l’Illinois décide de prendre les choses en main et d’inventer elle-même l’outil dont les femmes ont besoin.

Écouter cet épisode

Qui recrute dans l'industrie en 2024 ?

Qui recrute dans l'industrie en 2024 ?

[Podcast] Dans ce nouvel épisode de La Fabrique, Cécile Maillard, rédactrice en chef adjointe de L'Usine Nouvelle, revient sur l'enquête annuelle consacrée au recrutement dans l'industrie. La cuvée 2024 s'annonce...

Écouter cet épisode

L'étrange disparition d'un Airbus en Chine

L'étrange disparition d'un Airbus en Chine

[Podcast] Dans ce nouvel épisode de La Fabrique, Olivier James, grand reporter suivant le secteur aéronautique à L'Usine Nouvelle, revient sur une bien étrange affaire. Un avion fabriqué par Airbus et livré à la Chine a...

Écouter cet épisode

Tous les podcasts

LES SERVICES DE L'USINE NOUVELLE

Trouvez les entreprises industrielles qui recrutent des talents

Lighting Developpement

Responsable Achats Groupe H/F

Lighting Developpement - 17/04/2024 - CDI - ST PRIEST

+ 550 offres d’emploi

Tout voir
Proposé par

ARTICLES LES PLUS LUS

SOUTENEZ UN JOURNALISME D'EXPERTISE ET ABONNEZ-VOUS DÈS MAINTENANT À L'USINE NOUVELLE

Rejoignez la communauté des professionnels de l’industrie et profitez d'informations et données clés sur votre secteur.

Découvrez nos offres