Fières de lettres

Louise Ackermann, «Satan féminin» et poétesse trop libre pour son siècle

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Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière l’œuvre d’une écrivaine, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui «Ma vie» et «Poésies philosophiques» de Louise Ackermann, décriée et saluée pour son athéisme et la puissance de ses poèmes, derrière lesquels on voyait un «génie mâle».
par Christine Genin, Bibliothèque nationale de France
publié le 6 mai 2022 à 15h42

Louise Ackermann est une figure singulière dans le paysage littéraire du XIXe siècle. Elle est très différente des autres femmes de lettres de son temps : trop solitaire, veuve mais vertueuse, sans enfant, et son corps est en décalage avec l’audace de ses écrits : «C’était une vieille dame d’humble apparence. Le grossier tricot de laine, qui enveloppait ses joues, cachait ses cheveux blancs, dernière parure qu’elle dédaignait comme elle avait dédaigné toutes les autres. […] elle ressemblait à une loueuse de chaisesCette poétesse que l’on traite de «génie mâle» ou de «démon» reste largement incomprise de ses contemporains tant son style et ses propos vont à l’encontre des idées reçues sur la poésie féminine.

«Ma vie peut elle-même se résumer tout entière en quelques mots : une enfance engourdie et triste, une jeunesse qui n’en fut pas une, deux courtes années d’union heureuse, vingt-quatre ans de solitude volontaire.» Louise-Victorine Choquet, née à Paris le 30 novembre 1813, passe son enfance à la campagne, entre un père libre-penseur et une mère plus traditionnelle. Après leur mort, résolue à rester «vieille fille», elle rencontre à Berlin Paul Ackermann, ex-séminariste devenu athée et linguiste. Cédant à ses avances, elle l’épouse début 1844 et trouve contre toute attente le mariage «exquis». Mais Paul est malade : après deux ans de bonheur, la phtisie l’emporte à 34 ans, en 1846. Très éprouvée, Louise achète à Nice une propriété dominicaine isolée, y fait construire une tour d’où la vue est magnifique et cultive ses terres. Les beautés de la nature l’apaisent peu à peu, réconfort qu’elle évoque dans In Memoriam (1850-1852). Mariée, Louise s’est conformée aux préjugés sociaux et a cessé d’écrire. Son deuil terminé, l’envie revient : elle adapte des contes orientaux et slaves en vers légers.

«Les plus belles horreurs littéraires qu’on ait écrites depuis les Fleurs du mal»

Si ces Contes (1855) ne rencontrent pas beaucoup d’écho, il en va tout autrement des Poésies philosophiques. Publiés d’abord en plaquette à Nice en 1871 puis chez Lemerre en 1874, ces vers puissants expriment ses convictions de libre penseuse. Le recueil s’ouvre par un manifeste, Mon livre où elle revendique son droit à la parole : «Quoi ! ce cœur qui bat là, pour être un cœur de femme, /En est-il moins un cœur humain ? […] Au lieu de m’enfermer tremblante en fond de cale, /J’ai voulu monter sur le pont.» Elle glorifie les luttes de l’humanité contre la religion : Satan prend la parole, qui s’enorgueillit d’avoir arraché l’homme à son ignorance. Elle s’adresse à Pascal pour l’admirer dans son combat contre le Sphinx mais regretter sa soumission à la croix. Les Malheureux évoque indirectement son deuil, pour rejeter l’illusoire consolation de l’immortalité et des retrouvailles dans l’au-delà. Elle fait écho aux drames de son temps : la Guerre, écrit en février 1871, est dédié à son neveu tué à Gravelotte. Son pessimisme radical prend des accents frappants, par exemple dans les derniers vers du Déluge.

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Avec ce recueil, Louise Ackermann accède à une notoriété de scandale : la poésie, à moins d’être lyrique, n’est pas alors un domaine féminin ; qu’elle ose faire profession publique d’athéisme augmente le scandale, tant il est entendu que le sentiment religieux est «inné chez la femme». Après un article d’Elme Caro qui fait du recueil un événement, il est largement commenté par tous les journaux, dans une polémique qui fait intervenir les grands noms de la critique. La presse conservatrice la traite de «pythonisse proudhonienne» ou de «Satan féminin», tout en se moquant de son apparence et de son âge. Dans le camp progressiste, on ne tarit pas d’éloges mais le lexique utilisé reste très masculin. Jules Barbey d’Aurevilly opère une synthèse en écrivant son admiration pour ces poésies «impies, athées, – résolument athées, – navrantes, navrées et superbes», tout en se montrant stupéfait que ce soit cette «matrone simple et grave», qui écrive les «plus belles horreurs littéraires qu’on ait écrites depuis les Fleurs du mal de Baudelaire. Et même c’est plus beau, car dans le mal, – le mal absolu, – c’est plus pur». Elle en devient presque un homme («cette Origène femelle, est parvenue à tuer son sexe en elle et à le remplacer par quelque chose de neutre et d’horrible, mais de puissant») ou l’une de ses Diaboliques («quelque chose comme un démon, et, moralement comme esthétiquement, c’est intéressant, un démon !») publiées la même année et qu’il lui dédicace : «A la grande diabolique, les petites.»

«C’est au nom de l’homme collectif que j’ai élevé la voix»

L’écrivaine donne ensuite à lire en 1874 ses Premières poésies aux thèmes plus attendus. Pour répondre à ceux qui mettent son athéisme sur le compte du désespoir, elle rédige aussi des textes autobiographiques et des fragments en prose, genres considérés comme plus féminins. Elle publie en 1882 Pensées d’une solitaire, des extraits de son journal qui mêlent des aphorismes et quelques notations plus intimes. Ma vie, rédigé en janvier 1874 et publié en 1885, ne se soumet qu’en apparence à la norme : cette «autobiographie» très mince, d’à peine 20 pages apporte un démenti au stéréotype de l’épanchement féminin. Le récit dessine une figure originale de femme et de poète, qui se défend d’avoir été aussi malheureuse qu’on veut le croire : «Les grandes luttes, les déceptions amères, m’ont été épargnées. En somme, mon existence a été douce, facile, indépendante. Le sort m’a accordé ce que je lui demandais avant tout ; du loisir et de la liberté.» Il constitue aussi un guide de lecture et un manifeste, où la poétesse revient sur ses motivations : «Le genre humain m’apparaissait comme le héros d’un drame lamentable qui se joue dans un coin perdu de l’univers, en vertu de lois aveugles, devant une nature indifférente, avec le néant pour dénouement. L’explication que le christianisme s’est imaginé d’en donner n’a apporté à l’humanité qu’un surcroît de ténèbres, de luttes et de tortures. […] c’est au nom de l’homme collectif que j’ai élevé la voix.»

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L’écrivaine poursuit sa vie solitaire, mais pas si austère, à Nice ; elle voyage, reçoit des amis cultivés, puis revient vivre rue des Feuillantines à Paris à partir des années 70 et meurt à Nice le 2 août 1890.

Une large et solide érudition

Il est aujourd’hui possible de lire autrement cette autrice plus complexe qu’il n’y paraît. En dépit de son pessimisme revendiqué, Louise Ackermann sait aussi être drôle : «Je ferai aussi remarquer que je ne suis pas tout d’une pièce. Bien que naturellement grave, je ne hais pas le rireElle s’est remise de ses deuils, note avec lucidité : «Les douleurs chantées sont déjà des douleurs calmées.» et n’est pas désespérée au sens romantique du terme ; son pessimisme philosophique et son athéisme sont construits à partir d’une large et solide érudition. D’une grande curiosité, elle se passionne pour les avancées scientifiques de son temps : «Du fond de ma retraite, je suivais avec un intérêt intense les travaux de la science moderne.» Elle est fière d’avoir ouvert un champ poétique neuf en faisant entrer la science dans sa poésie : «La science venait de créer un nouvel état d’âme et d’ouvrir à l’esprit des perspectives où la poésie avait évidemment beau jeu.» Le cosmos et l’astronomie en particulier la fascinent : elle s’adresse A la Comète de 1861 : «Dans ces mondes épars, dis ! avons-nous des frères ? /T’ont-ils chargé pour nous de leur salut lointain ?»

Si elle écrit aussi peu, c’est qu’elle polit longuement chacun de ses poèmes afin de parvenir à une expression efficace et percutante. Ses images donnent beaucoup de sensualité à ses descriptions et le champ lexical de la passion y fait souvent irruption («Et si j’ai de mon temps, le long de mes vertèbres, /Senti courir tous les frissons ?»). Ses Poésies philosophiques mettent en scène des énonciateurs et des destinataires multiples, qui à l’occasion dialoguent et prennent le lecteur à témoin, ou à parti : elle fait parler un «nuage» pour raconter le cycle de l’eau ; une adresse de «L’homme à la nature» répond à un discours de la Nature à l’homme. Le je rencontre souvent un nous collectif, comme dans le Cri, ou elle affirme que sa voix se lève comme celle de l’humanité : «Ce navire perdu, mais c’est la nef humaine, […] Je ne veux pas non plus, muette et résignée, /Subir mon engloutissement. […] J’ai, dans ma résistance à l’assaut des flots noirs, /De tous les cœurs en moi, comme en un centre unique, /Rassemblé tous les désespoirs.»

Louise Ackermann n’est ni un démon, ni une désespérée, juste une femme trop libre pour son siècle, jalouse de sa solitude, qui a consacré l’essentiel de sa vie à la lecture et à l’écriture. Elle mérite d’être redécouverte et lue en dépassant les a priori de son temps.

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