Autodafés, bibliocauste : qu'anéantit la destruction des livres et des bibliothèques ?

Brûler des livres, la destruction délibérée du savoir ©Getty - Gallo Images
Brûler des livres, la destruction délibérée du savoir ©Getty - Gallo Images
Brûler des livres, la destruction délibérée du savoir ©Getty - Gallo Images
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Lorsqu’une bibliothèque est détruite, c’est une partie de la mémoire de l’humanité qui est perdue à jamais. Richard Hovenden, directeur de la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford, la plus prestigieuse des bibliothèques universitaires, publie une histoire des guerres faites aux livres.

Dans La bibliothèque perdue, l'écrivain allemand Walter Mehring (1896-1981) raconte comment il a échoué à faire sortir de Berlin l’immense bibliothèque que son père y avait édifiée. Ce dernier l’avait conçue, nous dit Mehring, comme un "rempart" contre le retour, qu’il redoutait, de "certains esprits déments et meurtriers, qu’il croyait enterrés depuis longtemps dans le cimetière du Moyen Age". Les nazis ont fini par brûler ces milliers d’ouvrages, comme ils en ont brûlé tant d’autres, non seulement lors des fameux autodafés qui se sont déroulés, dans toute l’Allemagne, lors de la nuit du 10 mai 1933, après des marches aux flambeaux, à l'initiative d'étudiants nationaux-socialistes fanatisés. Le plus célèbre est celui qui s’est déroulé en face de l’Opéra, sur l'avenue Unter den Linden, à Berlin. Mais, à mesure qu’ils occupaient toute l’Europe, les nazis ont systématiquement recherché les archives témoignant de la culture juive, afin de les détruire. Ils ont aussi pillé ou détruit d’innombrables bibliothèques, publiques et privées, en Pologne occupée.

Là où l’on brûle des livres, on brûlera bientôt des hommes.            
Heinrich Heine (1797-1856)

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Qu’est-ce qui pousse à détruire des livres ?

Dans son livre, Burning the Books : A History of the Deliberate Destuction of Knowledge, Richard Hovenden estime le nombre d’ouvrages détruits par les nazis à 100 000. Pour raconter l’histoire de "la destruction délibérée du savoir", nous avons affaire à un expert ! Hovenden est le 25e directeur de la Bodleian Library, la plus prestigieuse bibliothèque du monde universitaire, située à Oxford. 

Qu’est-ce qui pousse à détruire les livres ? Le fanatisme idéologique, le désir d'"annuler" - en anglais to cancel - des idées qu'on désapprouve, de faire comme si elles n’avaient jamais existé. Cancel culture, comme on dit actuellement sur les campus… Surtout lorsqu’on se trouve en infériorité intellectuelle. Les guerres de religion, en Europe, furent ainsi l’occasion de destructions massives de livres pieux. Le roi d’Angleterre Henri VIII, qui présida au schisme avec Rome, fit brûler des milliers d’ouvrages précieux dans les monastères. 

Si le fanatisme idéologique qui préside à cette haine du livre consiste en premier lieu à chercher à supprimer des idées, il manifeste également des haines d'ordre nationaliste. Comme le prouve l’exemple récent du bombardement de la Bibliothèque nationale et universitaire de Sarajevo par les milices serbes, en pleine opération de nettoyage ethnique, dans la nuit du 25 au 26 août 1992. Les Serbes utilisaient à dessein des bombes incendiaires. Une chaîne humaine se forma pour tenter de sauver autant de livres que possible. Plusieurs centaine de milliers d’ouvrages ont ainsi été perdus, dont des documents byzantins et ottomans uniques. Dès le début de la Première Guerre mondiale, les troupes allemandes mirent à sac la ville de Louvain, en Belgique. Le 25 août 1014, les soldats reçurent l’ordre de mettre le feu à la bibliothèque de l’Université catholique. 300 000 ouvrages furent brûlés par la soldatesque inconsciente.

Bibliothèques perdues, bibliothèques sauvées. D'Alexandrie à Vilnius

Mais faire la guerre aux supports de la pensée n’a pas attendu les temps modernes. La bibliothèque royale d’Assurbanipal, le dernier roi de l’Assyrie antique, qui comportait 25 000 tablettes d’argile, le fonds de textes littéraires le plus important de la civilisation mésopotamienne, a été ensevelie sous les décombres du palais royal, probablement lors des invasions des Mèdes et des Babyloniens. Elle datait du VIIe siècle avant notre ère. La plus célèbre des bibliothèques perdues est bien sur, celle d’Alexandrie. La plus célèbre de l’Antiquité, elle aurait contenu entre 400 000 et 700 000 rouleaux de papyrus. Créée par Ptolémée, l'un des généraux d’Alexandre le Grand, elle connut un développement extraordinaire. Des armées de traducteurs y travaillaient à transcrire en grec les textes provenant de tout le monde antique. Il n’en restait plus rien à l’époque moderne et nous ne savons pas exactement pourquoi. 

Selon Plutarque, la fameuse bibliothèque aurait pris feu lorsque César qui pourchassait Pompée, en fuite, a incendié ses vaisseaux. Selon Gérard de Nerval, elle aurait été détruite par les chrétiens, décidés à supprimer tous les vestiges du paganisme. Plusieurs historiens arabes attribuent sa destruction au calife Omar ibn al Qifti. Saura-t-on jamais ce qui a provoqué ce désastre intellectuel ?

Il y a aussi des histoires de sauvetage dans le livre de Richard Ovenden. Ainsi, dans le ghetto de Vilna, actuelle Vilnius en Lituanie, une douzaine de Juifs, réquisitionnés par les SS pour sélectionner des documents destinés à un futur "Institut de l’étude de la question juive" parvinrent-ils à sauver des centaines de documents précieux, comme une lettre de Tolstoï et de dessins de Chagall. Les nazis envisageaient de créer, après la guerre, une espèce de musée de l’ancien peuple juif, anéanti. Les livres et papiers sauvés ont été cachés pendant plusieurs dizaines d’années par Antanas Ulpis, un bibliothécaire, dans les coins et recoins d’un carmélite du XVIIIe siècle : il y avait des livres cachés jusque dans les tuyaux de l’orgue de l’église. Ainsi ont-ils pu échapper aux destructions commises, cette fois, durant l’occupation soviétique de la Lituanie. 

Court-on le risque d'un déluge numérique ?

Qu’est-ce qui pourrait provoquer de nouvelles destructions du savoir ? Ovenden évoque le risque d’un "déluge numérique". Jamais l’humanité n’a émis autant de textes et jamais autant n’en a été disponible sur un simple clic. Mais ce sont des compagnies privées qui en ont la garde. Elles sont guidées par le profit et certainement pas par la nécessité de transmettre le savoir. Aucune raison de leur faire confiance. En outre, les formats ne cessent de changer et certains contenus deviennent obsolètes. Vous vous souvenez des disquettes ? Un nouvel effondrement de la civilisation n’est jamais exclu.

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