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Les bouquetins alpins menacés d’un abattage massif

Un bouquetin, illustration.

L’abattage de 170 des 370 bouquetins du massif du Bargy a été ordonné par la préfecture de Haute-Savoie. Cette espèce protégée est soupçonnée d’avoir transmis la brucellose à une vache en 2021. Mais cette méthode est vivement contestée par la communauté scientifique.

Mise à jour du 18 mai : L’article 1 de l’arrêté préfectoral, qui prévoyait l’abattage indiscriminé de 170 bouquetins, a été annulé par le juge des référés. Les captures, dépistages et euthanasies des animaux malades sont maintenus. Les associations font part de leur « soulagement ».

Massif du Bargy (Haute-Savoie)

« Il faut regarder les crêtes. Parfois, il y a un gros mâle qui monte la garde. » Longue-vue à la main, Jean-Pierre Crouzat scrute le pic de Jallouvre, au cœur du massif du Bargy, en Haute-Savoie. L’administrateur de France Nature Environnement cherche une aiguille dans une botte de foin. Ou plus précisément, un bouquetin sur une aiguille. Les minutes s’écoulent. Les falaises sont désertes. Soudain, le naturaliste se fend d’un sourire : «  ! » Quatre cabris viennent d’apparaître au détour d’une arête. Emmitouflés d’une doudoune de fourrure blonde caractéristique de leur poil d’hiver, les jeunes de cette espèce protégée jouent à entrechoquer leurs cornes. « Ces bouquetins ont une espérance de vie de quinze ans. Enfin, si le préfet leur prête vie… » souffle Jean-Pierre Crouzat.

Par arrêté de la préfecture de Haute-Savoie, 170 des 370 bouquetins du massif du Bargy vont être abattus. Leur faute : être suspectés d’avoir transmis la brucellose à un bovin en novembre 2021. Cette zoonose se transmet à l’humain lors des mise-bas de vaches infectées et par la consommation de produits laitiers crus. La France en est officiellement « indemne » depuis 2005. Le cas le plus récent remonte à 2012, quand deux jeunes Savoyards avaient été contaminés par des fromages produits au Grand-Bornand, près du massif. En réaction, le préfet de Haute-Savoie avait décrété la capture puis l’euthanasie des bouquetins séropositifs, et l’abattage des animaux non-marqués.

Jean-Pierre Crouzat scrute le pic de Jallouvre. © Moran Kerinec / Reporterre

D’environ 570 individus en 2013, la population de bouquetins est tombée à 270 en 2016 selon le décompte de l’Office français de la biodiversité (OFB). Elle est, en 2020, remontée à 370. Selon une étude menée par les agents de l’OFB, le taux de prévalence de la maladie chez les femelles les plus susceptibles de la transmettre est passé de 50 % à moins de 15 % entre 2012 et 2020. Une analyse confirmée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) dans son avis de novembre 2021 : « La situation s’est nettement améliorée dans l’ensemble du massif, tous secteurs confondus : la séroprévalence ayant été divisée par dix environ, et la taille de la population ayant diminué d’un tiers, le nombre de bouquetins infectés présents dans le massif a été fortement réduit. »

Pour les éleveurs, une seule solution : « l’abattage total des bouquetins »

Cette diminution drastique de la maladie n’a pas protégé un troupeau de Saint-Laurent, touché par un cas de brucellose en novembre 2021. Pour une bête malade, l’ensemble des 224 vaches de race Abondance a été mené à l’abattoir. « Il y a un impact moral considérable pour nos éleveurs, on est attaché à nos animaux, soupire Bernard Mogenet, président de la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) de Savoie. L’État indemnise mais l’argent ne comble pas la détresse morale. » Une soixantaine d’élevages sont concernés par ce danger, selon lui. La perte du statut « indemne » de la zoonose serait particulièrement dommageable pour la filière. « Cela va rendre très difficile d’exporter nos fromages au lait cru, notre viande et nos veaux, redoute Bernard Mogenet. En période de vêlage, 400 à 500 veaux de Savoie partent à l’export chaque semaine. »

Le représentant syndical estime qu’il faut revenir à une population de « 50 et 100 bouquetins pour assurer un suivi sanitaire efficace ». Mais observe que les producteurs détenteurs de l’AOP Reblochon proches du massif « ne voient qu’une solution : l’abattage total des bouquetins. Pour eux, il y a longtemps que l’État aurait dû faire le ménage. » Pour obtenir gain de cause, les éleveurs ont fait pression sur la préfecture pour acter l’éradication des bouquetins.

Le massif du Bargy. © Moran Kerinec / Reporterre

Les bouquetins auraient-ils le museau du bouc émissaire ? Les investigations de l’Anses « indiquent que ces derniers ont une probabilité quasi-nulle de fréquenter l’enclos où la vache infectée a pâturé en 2020 ». L’agence de santé soupçonne l’existence d’un intermédiaire entre les bovins et les bouquetins, et observe d’un œil suspicieux les chamois, également porteurs de la maladie, qui fréquentent « de temps à autre » les enclos. Les chamois interviendraient comme hôtes de liaison, et non hôtes de maintien de la brucellose. « Un chamois qui a la brucellose va être beaucoup plus affecté qu’un bouquetin et mourir rapidement », appuie Jean-Pierre Crouzat. Malgré ces doutes, l’Anses remarque que « l’analyse génomique de la souche en cause est très proche de celle du foyer bovin de 2012 et de celles isolées depuis dans la faune sauvage de ce massif. » L’agence souligne également que le risque de contamination reste « rare », avec un cas unique en neuf ans.

Les mesures du préfet « dangereuses », « imprécises » et « irréalisables » selon les scientifiques

Pour empêcher toute nouvelle infection, le préfet de Haute-Savoie, Alain Espinasse, a tranché en faveur de l’élimination indiscriminée d’une majorité des bouquetins, et la capture d’au moins 30 individus non-marqués. Objectif : constituer un « noyau sain » d’animaux. Pour le représentant de l’Etat, les risques pour la santé publique et le tissu économique local priment sur la vie de l’espèce emblématique du massif alpin.

Cette méthode d’assainissement est sévèrement contestée par le Conseil national de protection de la nature (CNPN), l’instance consultative du ministère de la Transition écologique. Dans un avis daté du 22 janvier 2022, le CNPN met en doute le raisonnement scientifique de la préfecture : « On est probablement dans la phase épidémiologique où l’on peut espérer une extinction spontanée du foyer. Il serait très dangereux de casser cette dynamique aujourd’hui par des mesures inappropriées. »

L’instance consultative observe que certains arguments de l’arrêté préfectoral « présentent une version incomplète et orientée de la situation », et que ses articles comportent des « propositions imprécises susceptibles d’être appliquées selon des modalités très variables et de porter atteinte au pool d’individus sains », voire seraient « irréalisables ». Notamment les prises de sang pour déceler les animaux malades après leur abattage. Celles-ci doivent s’effectuer dans les minutes qui suivent la mise à mort, et sont difficilement réalisables sur les terrains escarpés du massif.

Un abattage indifférencié risque de relancer l’infection

Pour enrayer la maladie, l’Anses a élaboré six scénarios, gradués de la non-intervention jusqu’à l’abattage total de la population bouquetine. Les épidémiologistes déconseillent cette dernière solution : « Malgré cette diminution drastique de la population, la probabilité d’extinction reste très en deçà des 100 % (éradication certaine), de l’ordre de 40 %. De plus, les simulations où l’infection ne s’éteint pas montrent un redémarrage démographique et épidémiologique. » Pour l’agence de santé, la solution est ailleurs : « Les scénarios S3 et S4 (50 captures + tirs en zone cœur de 20 femelles par an ou de 50 bouquetins des deux sexes par an) aboutissent aux prédictions parmi les plus favorables. La comparaison entre scénarios montre qu’il est plus favorable de tirer préférentiellement et prioritairement des femelles en zone cœur. »

L’Anses estime qu’un abattage massif et indifférencié, tel que décidé par le préfet Espinasse, n’a que peu de chance de succès. Au contraire, cette technique comporte le risque de déstructurer la population bouquetine, et de relancer l’infection par le regroupement d’animaux jusqu’alors cantonnés à différents massifs.

Pour stopper les tirs, FNE et cinq autres associations de protection de l’environnement ont déposé un référé-suspension contre l’arrêté préfectoral. Il sera examiné le 11 mai par le tribunal administratif de Grenoble. Jean-Pierre Crouzat est confiant : deux couples de gypaètes barbus nichent sur les falaises du Bargy. Or, l’habitat de ce rapace menacé est considéré comme une Zone de protection spéciale (ZPS). L’arrêté préfectoral est particulièrement léger sur cette protection pourtant très restrictive : « Les zones de sensibilité du gypaète barbu feront l’objet d’une attention particulière et le survol de cette zone sera évité autant que possible. » Mais à raison de 170 bouquetins abattus, Jean-Pierre Crouzat estime au moins 50 rotations d’hélicoptères nécessaires pour évacuer les corps, et autant d’occasion de perturber les nichés des gypaètes barbus.

Cabris jouant dans les failles de la montagne. © Moran Kerinec / Reporterre

Quelle qu’elle soit, la décision du juge ne pourra qu’attiser les tensions. Si l’arrêté est suspendu, Bernard Mogenet prévient : « Moi je ne tiens plus personne, il faudra qu’ils assument leurs responsabilités. » Quant aux associations de protection de l’environnement, elles ont en mémoire l’année 2013, où des militants campaient sur le Bargy pour entraver les tirs.

Mais le temps presse. À proximité du naturaliste, des voitures siglées du logo de l’OFB descendent du massif du Bargy. Depuis le vendredi 29 avril, les agents de l’État procèdent à la capture, au dépistage et à l’euthanasie des bouquetins. Selon la préfecture, les tirs n’ont pas encore débuté. Insouciants de ces débats d’humains, les cabris joutent. Tant que le préfet leur prête vie.

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